The Project Gutenberg EBook of Une Page d'Amour, by Emile Zola This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Une Page d'Amour Author: Emile Zola Release Date: July, 2005 [EBook #8561] [This file was first posted on July 23, 2003] Last Updated: May 17, 2015 Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE PAGE D'AMOUR *** Produced by Tonya Allen, Carlo Traverso, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team HTML file produced by David Widger
CONTENTS
Je me d�cide � joindre � ce volume l'arbre g�n�alogique des Rougon-Macquart. Deux raisons me d�terminent.
La premi�re est que beaucoup de personnes m'ont demand� cet arbre. Il doit, en effet, aider les lecteurs � se retrouver, parmi les membres assez nombreux de la famille dont je me suis fait l'historien.
La seconde raison est plus compliqu�e. Je regrette de n'avoir pas publi� l'arbre dans le premier volume de la s�rie, pour montrer tout de suite l'ensemble de mon plan. Si je tardais encore, on finirait par m'accuser de l'avoir fabriqu� apr�s coup. Il est grand temps d'�tablir qu'il a �t� dress� tel qu'il est en 1868, avant que j'eusse �crit une seule ligne; et cela ressort clairement de la lecture du premier �pisode, la Fortune des Rougon, o� je ne pouvais poser les origines de la famille, sans arr�ter avant tout la filiation et les �ges. La difficult� �tait d'autant plus grande, que je mettais face � face quatre g�n�rations, et que mes personnages s'agitaient dans une p�riode de dix-huit ann�es seulement.
La publication de ce document sera ma r�ponse � ceux qui m'ont accus� de courir apr�s l'actualit� et le scandale. Depuis 1868, je remplis le cadre que je me suis impos�, l'arbre g�n�alogique en marque pour moi les grandes lignes, sans me permettre d'aller ni � droite ni � gauche. Je dois le suivre strictement, il est en m�me temps ma force et mon r�gulateur. Les conclusions sont toutes pr�tes. Voil� ce que j'ai voulu et voil� ce que j'accomplis.
Il me reste � d�clarer que les circonstances seules m'ont fait publier l'arbre avec Une page d'amour, cette oeuvre intime et de demi-teinte. Il devait seulement �tre joint au dernier volume. Huit ont paru, douze sont encore sur le chantier; c'est pourquoi la patience m'a manqu�. Plus tard, je le reporterai en t�te de ce dernier volume, o� il fera corps avec l'action. Dans ma pens�e, il est le r�sultat des observations de Pascal Rougon, un m�decin, membre de la famille, qui conduira le roman final, conclusion scientifique de tout l'ouvrage. Le docteur Pascal l'�clairera alors de ses analyses de savant, le compl�tera par des renseignements pr�cis que j'ai d� enlever, pour ne pas d�florer les �pisodes futurs. Le r�le naturel et social de chaque membre sera d�finitivement r�gl�, et les commentaires enl�veront aux mots techniques ce qu'ils ont de barbare. D'ailleurs, les lecteurs peuvent d�j� faire une bonne partie de ce travail. Sans indiquer ici tous les livres de physiologie que j'ai consult�s, je citerai seulement l'ouvrage du docteur Lucas: l'H�r�dit� naturelle, o� les curieux pourront aller chercher des explications sur le syst�me physiologique qui m'a servi � �tablir l'arbre g�n�alogique des Rougon-Macquart.
Aujourd'hui, j'ai simplement le d�sir de prouver que les romans publi�s par moi depuis bient�t neuf ans, d�pendent d'un vaste ensemble, dont le plan a �t� arr�t� d'un coup et � l'avance, et que l'on doit par cons�quent, tout en jugeant chaque roman � part, tenir compte de la place harmonique qu'il occupe dans cet ensemble. On se prononcera d�s lors sur mon oeuvre plus justement et plus largement.
�MILE ZOLA.
Paris, 2 avril 1878.
La veilleuse, dans un cornet bleu�tre, br�lait sur la chemin�e, derri�re un livre, dont l'ombre noyait toute une moiti� de la chambre. C'�tait une calme lueur qui coupait le gu�ridon et la chaise longue, baignait les gros plis des rideaux de velours, azurait la glace de l'armoire de palissandre, plac�e entre les deux fen�tres. L'harmonie bourgeoise de la pi�ce, ce bleu des tentures, des meubles et du tapis, prenait � cette heure nocturne une douceur vague de nu�e. Et, en face des fen�tres, du c�t� de l'ombre, le lit, �galement tendu de velours, faisait une masse noire, �clair�e seulement de la p�leur des draps. H�l�ne, les mains crois�es, dans sa tranquille attitude de m�re et de veuve, avait un l�ger souffle.
Au milieu du silence, la pendule sonna une heure. Les bruits du quartier �taient morts. Sur ces hauteurs du Trocad�ro, Paris envoyait seul son lointain ronflement. Le petit souffle d'H�l�ne �tait si doux, qu'il ne soulevait pas la ligne chaste de sa gorge. Elle sommeillait d'un beau sommeil, paisible et fort, avec son profil correct et ses cheveux ch�tains puissamment nou�s, la t�te pench�e, comme si elle se f�t assoupie en �coutant. Au fond de la pi�ce, la porte d'un cabinet grande ouverte trouait le mur d'un carr� de t�n�bres.
Mais pas un bruit ne montait. La demie sonna. Le balancier avait un battement affaibli, dans cette force du sommeil qui an�antissait la chambre enti�re. La veilleuse dormait, les meubles dormaient; sur le gu�ridon, pr�s d'une lampe �teinte, un ouvrage de femme dormait. H�l�ne, endormie, gardait son air grave et bon.
Quand deux heures sonn�rent, cette paix fut troubl�e, un soupir sortit des t�n�bres du cabinet. Puis, il y eut un froissement de linge, et le silence recommen�a. Maintenant, une haleine oppress�e s'entendait. H�l�ne n'avait pas boug�. Mais, brusquement, elle se souleva. Un balbutiement confus d'enfant qui souffre venait de la r�veiller. Elle portait les mains � ses tempes, encore ensommeill�e, lorsqu'un cri sourd la fit sauter sur le tapis.
—Jeanne!... Jeanne!... qu'as-tu? r�ponds-moi! demanda-t-elle.
Et, comme l'enfant se taisait, elle murmura, tout en courant prendre la veilleuse:
—Mon Dieu! elle n'�tait pas bien, je n'aurais pas d� me coucher.
Elle entra vivement dans la pi�ce voisine o� un lourd silence s'�tait fait. Mais la veilleuse, noy�e d'huile, avait une tremblante clart� qui envoyait seulement au plafond une tache ronde. H�l�ne, pench�e sur le lit de fer, ne put rien distinguer d'abord. Puis, dans la lueur bleu�tre, au milieu des draps rejet�s, elle aper�ut Jeanne raidie, la t�te renvers�e, les muscles du cou rigides et durs. Une contraction d�figurait le pauvre et adorable visage; les yeux �taient ouverts, fix�s sur la fl�che des rideaux.
—Mon Dieu! mon Dieu! cria-t-elle, mon Dieu! elle se meurt!
Et, posant la veilleuse, elle t�ta sa fille de ses mains tremblantes. Elle ne put trouver le pouls. Le coeur semblait s'arr�ter. Les petits bras, les petites jambes se tendaient violemment. Alors, elle devint folle, s'�pouvantant, b�gayant:
—Mon enfant se meurt! Au secours!... Mon enfant! mon enfant!
Elle revint dans la chambre, tournant et se cognant, sans savoir o� elle allait; puis, elle rentra dans le cabinet et se jeta de nouveau devant le lit, appelant toujours au secours. Elle avait pris Jeanne entre ses bras, elle lui baisait les cheveux, promenait les mains sur son corps, en la suppliant de r�pondre. Un mot, un seul mot. O� avait- elle mal? D�sirait-elle un peu de la potion de l'autre jour? Peut-�tre l'air l'aurait-il ranim�e? Et elle s'ent�tait � vouloir l'entendre parler.
—Dis-moi, Jeanne, oh! dis-moi, je t'en prie!
Mon Dieu! et ne savoir que faire! Comme �a, brusquement, dans la nuit. Pas m�me de lumi�re. Ses id�es se brouillaient. Elle continuait de causer � sa fille, l'interrogeant et r�pondant pour elle. C'�tait dans l'estomac que �a la tenait; non, dans la gorge. Ce ne serait rien. Il fallait du calme. Et elle faisait un effort pour avoir elle-m�me toute sa t�te. Mais la sensation de sa fille raide entre ses bras lui soulevait les entrailles. Elle la regardait, convuls�e et sans souffle; elle t�chait de raisonner, de r�sister au besoin de crier. Tout � coup, malgr� elle, elle cria.
Elle traversa la salle � manger et la cuisine, appelant:
—Rosalie! Rosalie!... Vite, un m�decin!... Mon enfant se meurt! La bonne, qui couchait dans une petite pi�ce derri�re la cuisine, poussa des exclamations. H�l�ne �tait revenue en courant. Elle pi�tinait en chemise, sans para�tre sentir le froid de cette glaciale nuit de f�vrier. Cette bonne laisserait donc mourir son enfant! Une minute s'�tait � peine �coul�e. Elle retourna dans la cuisine, rentra dans la chambre. Et, rudement, � t�tons, elle passa une jupe, jeta un ch�le sur ses �paules. Elle renversait les meubles, emplissait de la violence de son d�sespoir cette chambre o� dormait une paix si recueillie. Puis, chauss�e de pantoufles, laissant les portes ouvertes, elle descendit elle-m�me les trois �tages, avec cette id�e qu'elle seule ram�nerait un m�decin.
Quand la concierge eut tir� le cordon, H�l�ne se trouva dehors, les oreilles bourdonnantes, la t�te perdue. Elle descendit rapidement la rue Vineuse, sonna chez le docteur Bodin, qui avait d�j� soign� Jeanne; une domestique, au bout d'une �ternit�, vint lui r�pondre que le docteur �tait aupr�s d'une femme en couches. H�l�ne resta stupide sur le trottoir. Elle ne connaissait pas d'autre docteur dans Passy. Pendant un instant, elle battit les rues, regardant les maisons. Un petit vent glac� soufflait; elle marchait avec ses pantoufles dans une neige l�g�re, tomb�e le soir. Et elle avait toujours devant elle sa fille, avec cette pens�e d'angoisse qu'elle la tuait en ne trouvant pas tout de suite un m�decin. Alors, comme elle remontait la rue Vineuse, elle se pendit � une sonnette. Elle allait toujours demander; on lui donnerait peut-�tre une adresse. Elle sonna de nouveau, parce qu'on ne se h�tait pas. Le vent plaquait son mince jupon sur ses jambes, et les m�ches de ses cheveux s'envolaient.
Enfin, un domestique vint ouvrir et lui dit que le docteur Deberle �tait couch�. Elle avait sonn� chez un docteur, le ciel ne l'abandonnait donc pas! Alors, elle poussa le domestique pour entrer. Elle r�p�tait:
—Mon enfant, mon enfant se meurt!... Dites-lui qu'il vienne.
C'�tait un petit h�tel plein de tentures. Elle monta ainsi un �tage, luttant contre le domestique, r�pondant � toutes les observations que son enfant se mourait. Arriv�e dans une pi�ce, elle voulut bien attendre. Mais, d�s qu'elle entendit � c�t� le m�decin se lever, elle s'approcha, elle parla � travers la porte.
—Tout de suite, monsieur, je vous en supplie.... Mon enfant se meurt!
Et, lorsque le m�decin parut en veston, sans cravate, elle l'entra�na, elle ne le laissa pas se v�tir davantage. Lui, l'avait reconnue. Elle habitait la maison voisine et �tait sa locataire. Aussi, quand il lui fit traverser un jardin pour raccourcir en passant par une porte de communication qui existait entre les deux demeures, eut-elle un brusque r�veil de m�moire.
—C'est vrai, murmura-t-elle, vous �tes m�decin, et je le savais.... Voyez-vous, je suis devenue folle.... D�p�chons-nous.
Dans l'escalier, elle voulut qu'il pass�t le premier. Elle n'e�t pas amen� Dieu chez elle d'une fa�on plus d�vote. En haut, Rosalie �tait rest�e pr�s de Jeanne, et elle avait allum� la lampe pos�e sur le gu�ridon. D�s que le m�decin entra, il prit cette lampe, il �claira vivement l'enfant, qui gardait une rigidit� douloureuse; seulement, la t�te avait gliss�, de rapides crispations couraient sur la face. Pendant une minute, il ne dit rien, les l�vres pinc�es. H�l�ne, anxieusement, le regardait. Quand il aper�ut ce regard de m�re qui l'implorait, il murmura:
—Ce ne sera rien.... Mais il ne faut pas la laisser ici. Elle a besoin d'air.
H�l�ne, d'un geste fort, l'emporta sur son �paule. Elle aurait bais� les mains du m�decin pour sa bonne parole, et une douceur coulait en elle. Mais � peine eut-elle pos� Jeanne dans son grand lit, que ce pauvre petit corps de fillette fut agit� de violentes convulsions. Le m�decin avait enlev� l'abat-jour de la lampe, une clart� blanche emplissait la pi�ce. Il alla entrouvrir une fen�tre, ordonna � Rosalie de tirer le lit hors des rideaux. H�l�ne, reprise par l'angoisse, balbutiait:
—Mais elle se meurt, monsieur!... Voyez donc, voyez donc!... Je ne la reconnais plus!
Il ne r�pondait pas, suivait l'acc�s d'un regard attentif. Puis, il dit:
—Passez dans l'alc�ve, tenez-lui les mains pour qu'elle ne s'�gratigne pas.... L�, doucement, sans violence.... Ne vous inqui�tez pas, il faut que la crise suive son cours.
Et tous deux, pench�s au-dessus du lit, ils maintenaient Jeanne, dont les membres se d�tendaient avec des secousses brusques. Le m�decin avait boutonn� son veston pour cacher son cou nu. H�l�ne �tait rest�e envelopp�e dans le ch�le qu'elle avait jet� sur ses �paules. Mais Jeanne, en se d�battant, tira un coin du ch�le, d�boutonna le haut du veston. Ils ne s'en aper�urent point. Ni l'un ni l'autre ne se voyait.
Cependant, l'acc�s se calma. La petite parut tomber dans un grand affaissement. Bien qu'il rassur�t la m�re sur l'issue de la crise, le docteur restait pr�occup�. Il regardait toujours la malade, il finit par poser des questions br�ves � H�l�ne, demeur�e debout dans la ruelle.
—Quel �ge a l'enfant?
—Onze ans et demi, monsieur.
Il y eut un silence. Il hochait la t�te, se baissait pour soulever la paupi�re ferm�e de Jeanne et regarder la muqueuse. Puis, il continua son interrogatoire, sans lever les yeux sur H�l�ne.
—A-t-elle eu des convulsions �tant jeune?
—Oui, monsieur, mais ces convulsions ont disparu vers l'�ge de six ans.... Elle est tr�s-d�licate. Depuis quelques jours, je la voyais mal � son aise. Elle avait des crampes, des absences.
—Connaissez-vous des maladies nerveuses dans votre famille?
—Je ne sais pas.... Ma m�re est morte de la poitrine.
Elle h�sitait, prise d'une honte, ne voulant pas avouer une a�eule enferm�e dans une maison d'ali�n�s. Toute son ascendance �tait tragique.
—Prenez garde, dit vivement le m�decin, voici un nouvel acc�s.
Jeanne venait d'ouvrir les yeux. Un instant, elle regarda autour d'elle, d'un air �gar�, sans prononcer une parole. Puis, son regard devint fixe, son corps se renversa en arri�re, les membres �tendus et raidis. Elle �tait tr�s rouge. Tout d'un coup elle bl�mit, d'une p�leur livide, et les convulsions se d�clar�rent.
—Ne la l�chez pas, reprit le docteur. Prenez-lui l'autre main.
Il courut au gu�ridon, sur lequel, en entrant, il avait pos� une petite pharmacie. Il revint avec un flacon, qu'il fit respirer � l'enfant. Mais ce fut comme un terrible coup de fouet, Jeanne donna une telle secousse, qu'elle �chappa des mains de sa m�re.
—Non, non, pas d'�ther! cria celle-ci, avertie par l'odeur. L'�ther la rend folle.
Tous deux suffirent � peine � la maintenir. Elle avait de violentes contractions, soulev�e sur les talons et sur la nuque, comme pli�e en deux. Puis, elle retombait, elle s'agitait dans un balancement qui la jetait aux deux bords du lit. Ses poings �taient serr�s, le pouce fl�chi vers la paume; par moments, elle les ouvrait, et, les doigts �cart�s, elle cherchait � saisir des objets dans le vide pour les tordre. Elle rencontra le ch�le de sa m�re, elle s'y cramponna. Mais ce qui surtout torturait celle-ci, c'�tait, comme elle le disait, de ne plus reconna�tre sa fille. Son pauvre ange, au visage si doux, avait les traits renvers�s, les yeux perdus dans leurs orbites, montrant leur nacre bleu�tre.
—Faites quelque chose, je vous en supplie, murmura-t-elle. Je ne me sens plus la force, monsieur. Elle venait de se rappeler que la fille d'une de ses voisines, � Marseille, �tait morte �touff�e dans une crise semblable. Peut-�tre le m�decin la trompait-il pour l'�pargner. Elle croyait, � chaque seconde, recevoir au visage le dernier souffle de Jeanne, dont la respiration entrecoup�e s'arr�tait. Alors, navr�e, boulevers�e de piti� et de terreur, elle pleura. Ses larmes tombaient sur la nudit� innocente de l'enfant, qui avait rejet� les couvertures.
La docteur cependant, de ses longs doigts souples, op�rait des pressions l�g�res au bas du col. L'intensit� de l'acc�s diminua. Jeanne, apr�s quelques mouvements ralenti, resta inerte. Elle �tait retomb�e au milieu du lit, le corps allong�, les bras �tendus, la t�te soutenue par l'oreiller et pench�e sur la poitrine. On aurait dit un Christ enfant. H�l�ne se courba et la baisa longuement au front.
—Est-ce fini? dit-elle � demi-voix. Croyez-vous � d'autres acc�s?
Il fit un geste �vasif. Puis, il r�pondit:
—En tous cas, les autres seront moins violents.
Il avait demand� � Rosalie un verre et une carafe. Il emplit le verre � moiti�, prit deux nouveaux flacons, compta des gouttes, et, avec l'aide d'H�l�ne, qui soulevait la t�te de l'enfant, il introduisit entre les dents serr�es une cuiller�e de cette potion. La lampe br�lait tr�s-haute, avec sa flamme blanche, �clairant le d�sordre de la chambre, o� les meubles �taient culbut�s. Les v�tements qu'H�l�ne jetait sur le dossier d'un fauteuil en se couchant, avaient gliss� � terre et barraient le tapis. Le docteur, ayant march� sur un corset, le ramassa pour ne plus le rencontrer sous ses pieds. Une odeur de verveine montait du lit d�fait et de ces linges �pars. C'�tait toute l'intimit� d'une femme violemment �tal�e. Le docteur alla lui-m�me chercher la cuvette, trempa un linge, l'appliqua sur les tempes de Jeanne.
—Madame, vous allez prendre froid, dit Rosalie qui grelottait. On pourrait peut-�tre fermer la fen�tre.... L'air est trop vif.
—Non, non, cria H�l�ne, laissez la fen�tre ouverte.... N'est-ce pas, monsieur?
De petits souffles de vent entraient, soulevant les rideaux. Ella ne les sentait pas. Pourtant le ch�le �tait compl�tement tomba de ses �paules, d�couvrant la naissance de la gorge. Par derri�re, son chignon d�nou� laissait pendre des m�ches folles jusqu'� ses reins. Elle avait d�gag� ses bras nus, pour �tre plus prompte, oublieuse de tout, n'ayant plus que la passion de son enfant. Et, devant elle, affair�, le m�decin ne songeait pas davantage � son veston ouvert, � son col de chemise que Jeanne venait d'arracher.
—Soulevez-la un peu, dit-il. Non, pas ainsi.... Donnez-moi votre main.
Il lui prit la main, la posa lui-m�me sous la t�te de l'enfant, � laquelle il voulait faire reprendra une cuiller�e de potion. Puis, il l'appela pr�s de lui. Il se servait d'elle comme d'un aide, et elle �tait d'une ob�issance religieuse, en voyant que sa fille semblait plus calme.
—Venez.... Vous allez lui appuyer la t�te sur votre �paule, pendant que j'�couterai.
H�l�ne fit ce qu'il ordonnait. Alors, lui, se pencha au-dessus d'elle, pour poser son oreille sur la poitrine de Jeanne. Il avait effleur� de la joue son �paule nue, et en �coutant le coeur de l'enfant, il aurait pu entendre battre le coeur de la m�re. Quand il se releva, son souffle rencontra le souffle d'H�l�ne.
—Il n'y a rien de ce c�t�-l�, dit-il tranquillement, pendant qu'elle se r�jouissait. Recouchez-la, il ne faut pas la tourmenter davantage.
Mais un nouvel acc�s se produisit. Il fut beaucoup moins grave. Jeanne laissa �chapper quelques paroles entrecoup�es. Deux autres acc�s avort�rent, � de courts intervalles. L'enfant �tait tomb�e dans une prostration qui parut de nouveau inqui�ter le m�decin. Il l'avait couch�e, la t�te tr�s haute, la couverture ramen�e sous le menton, et pendant pr�s d'une heure il demeura l�, � la veiller, paraissant attendre le son normal de la respiration. De l'autre c�t� du lit, H�l�ne attendait �galement, sans bouger.
Peu � peu, une grande paix se fit sur la face de Jeanne. La lampe l'�clairait d'une lumi�re blonde. Son visage reprenait son ovale adorable, un peu allong�, d'une gr�ce et d'une finesse de ch�vre. Ses beaux yeux ferm�s avaient de larges paupi�res bleu�tres et transparentes, sous lesquelles on devinait l'�clat sombre du regard. Son nez mince souffla l�g�rement, sa bouche un peu grande eut un sourire vague. Et elle dormait ainsi, sur la nappe de ses cheveux �tal�s, d'un noir d'encre.
—Cette fois, c'est fini, dit le m�decin � demi-voix. Et il se tourna, rangeant ses flacons, s'appr�tant � partir. H�l�ne s'approcha, suppliante.
—Oh! monsieur, murmura-t-elle, ne me quittez pas. Attendez quelques minutes. Si des acc�s se produisaient encore.... C'est vous qui l'avez sauv�e.
Il fit signe qu'il n'y avait plus rien � craindre. Pourtant, il resta, voulant la rassurer. Elle avait envoy� Rosalie se coucher. Bient�t, le jour parut, un jour doux et gris sur la neige qui blanchissait les toitures. Le docteur alla fermer la fen�tre. Et tous deux �chang�rent de rares paroles, au milieu du grand silence, � voix tr�s-basse.
—Elle n'a rien de grave, je vous assure, disait-il. Seulement, � son �ge, il faut beaucoup de soins.... Veillez surtout � ce qu'elle m�ne une vie �gale, heureuse, sans secousse.
Au bout d'un instant, H�l�ne dit � son tour:
—Elle est si d�licate, si nerveuse.... Je ne suis pas toujours ma�tresse d'elle. Pour des mis�res, elle a des joies et des tristesses qui m'inqui�tent, tant elles sont vives.... Elle m'aime avec une passion, une jalousie qui la font sangloter, lorsque je caresse un autre enfant.
Il hocha la t�te, en r�p�tant:
—Oui, oui, d�licate, nerveuse, jalouse.... C'est le docteur Bodin qui la soigne, n'est-ce pas? Je causerai d'elle avec lui. Nous arr�terons un traitement �nergique. Elle est � l'�poque o� la sant� d'une femme se d�cide.
En le voyant si d�vou�, H�l�ne eut un �lan de reconnaissance.
—Ah! monsieur, que je vous remercie de toute la peine que vous avez prise!
Puis, ayant �lev� la voix, elle vint se pencher au-dessus du lit, de peur d'avoir r�veill� Jeanne. L'enfant dormait, toute rose, avec son vague sourire aux l�vres. Dans la chambre calm�e, une langueur flottait. Une somnolence recueillie et comme soulag�e avait repris les tentures, les meubles, les v�tements �pars. Tout se noyait et se d�lassait dans le petit jour entrant par les deux fen�tres.
H�l�ne, de nouveau, demeurait debout dans la ruelle. Le docteur se tenait � l'autre bord du lit. Et, entre eux, il y avait Jeanne, sommeillant avec son l�ger souffle.
—Son p�re �tait souvent malade, reprit doucement H�l�ne, revenant � l'interrogatoire. Moi, je me suis toujours bien port�e.
Le docteur, qui ne l'avait point encore regard�e, leva les yeux, et ne put s'emp�cher de sourire, tant il la trouvait saine et forte. Elle sourit aussi, de son bon sourire tranquille. Sa belle sant� la rendait heureuse.
Cependant, il ne la quittait pas du regard. Jamais il n'avait vu une beaut� plus correcte. Grande, magnifique, elle �tait une Junon ch�taine, d'un ch�tain dor� � reflets blonds. Quand elle tournait lentement la t�te, son profil prenait une puret� grave de statue. Ses yeux gris et ses dents blanches lui �clairaient toute la face. Elle avait un menton rond, un peu fort, qui lui donnait un air raisonnable et ferme. Mais ce qui �tonnait le docteur, c'�tait la nudit� superbe de cette m�re. Le ch�le avait encore gliss�, la gorge se d�couvrait, les bras restaient nus. Une grosse natte, couleur d'or bruni, coulait sur l'�paule et se perdait entre les seins. Et, dans son jupon mal attach�, �chevel�e et en d�sordre, elle gardait une majest�, une hauteur d'honn�tet� et de pudeur qui la laissait chaste sous ce regard d'homme, o� montait un grand trouble.
Elle-m�me, un instant, l'examina. Le docteur Deberle �tait un homme de trente-cinq ans, � la figure ras�e, un peu longue, l'oeil fin, les l�vres minces. Comme elle le regardait, elle s'aper�ut � son tour qu'il avait le cou nu. Et ils rest�rent ainsi face � face, avec la petite Jeanne endormie entre eux. Mais cet espace, tout � l'heure immense, semblait se resserrer. L'enfant avait un trop l�ger souffle. Alors, H�l�ne, d'une main lente, remonta son ch�le et s'enveloppa, tandis que le docteur boutonnait le col de son veston.
—Maman, maman, balbutia Jeanne dans son sommeil.
Elle s'�veillait. Quand elle eut les yeux ouverts, elle vit le m�decin et s'inqui�ta.
—Qui est-ce? qui est-ce? demandait-elle.
Mais sa m�re la baisait.
—Dors, ma ch�rie, tu as �t� un peu souffrante.... C'est un ami.
L'enfant paraissait surprise. Elle ne se souvenait de rien. Le sommeil la reprenait, et elle se rendormit, en murmurant d'un air tendre:
—Oh! j'ai dodo!... Bonsoir, petite m�re.... S'il est ton ami, il sera le mien.
Le m�decin avait fait dispara�tre sa pharmacie. Il salua silencieusement et se retira. H�l�ne �couta un instant la respiration de l'enfant. Puis, elle s'oublia, assise sur le bord du lit, les regards et la pens�e perdus. La lampe, laiss�e allum�e, p�lissait dans le grand jour.
Le lendemain, H�l�ne songea qu'il �tait convenable d'aller remercier le docteur Deberle. La fa�on brusque dont elle l'avait forc� � la suivre, la nuit enti�re pass�e par lui aupr�s de Jeanne, la laissaient g�n�e, en face d'un service qui lui semblait sortir des visites ordinaires d'un m�decin. Cependant, elle h�sita pendant deux jours, r�pugnant � cette d�marche pour des raisons qu'elle n'aurait pu dire. Ces h�sitations l'occupaient du docteur; un matin, elle le rencontra et se cacha comme un enfant. Elle fut tr�s-contrari�e ensuite de ce mouvement de timidit�. Sa nature tranquille et droite protestait contre ce trouble qui entrait dans sa vie. Aussi d�cida-t-elle qu'elle irait remercier le docteur le jour m�me.
La crise de la petite avait eu lieu dans la nuit du mardi au mercredi, et l'on �tait alors au samedi. Jeanne se trouvait compl�tement remise. Le docteur Bodin, qui �tait accouru tr�s-inquiet, avait parl� du docteur Deberle avec le respect d'un pauvre vieux m�decin de quartier pour un jeune confr�re riche et d�j� c�l�bre. Il racontait pourtant, en souriant d'un air fin, que la fortune venait du papa Deberle, un homme que tout Passy v�n�rait. Le fils avait eu simplement la peine d'h�riter d'un million et demi et d'une client�le superbe. Un gar�on tr�s-fort, d'ailleurs, se h�tait d'ajouter le docteur Bodin, et avec lequel il serait tr�s honor� d'entrer en consultation, au sujet de la ch�re sant� de sa petite amie Jeanne.
Vers trois heures, H�l�ne et sa fille descendirent et n'eurent que quelques pas � faire dans la rue Vineuse, pour sonner � l'h�tel voisin. Toutes deux �taient encore en grand deuil. Ce fut un valet de chambre en habit et en cravate blanche qui leur ouvrit. H�l�ne reconnut le large vestibule tendu de porti�res d'Orient; seulement, une profusion de fleurs, � droite et � gauche, garnissaient des jardini�res. Le valet les avait fait entrer dans un petit salon aux tentures et au meuble r�s�da. Et, debout, il attendait. Alors, H�l�ne lui donna son nom:
—Madame Grandjean.
Le valet poussa la porte d'un salon jaune et noir, d'un �clat extraordinaire; et, s'effa�ant, il r�p�ta:
—Madame Grandjean.
H�l�ne, sur le seuil, eut un mouvement de recul. Elle venait d'apercevoir, � l'autre bout, au coin de la chemin�e, une jeune dame assise sur un �troit canap�, que la largeur de ses jupes occupait tout entier. En face d'elle, une personne �g�e, qui n'avait quitt� ni son chapeau ni son ch�le, �tait en visite.
—Pardon, murmura H�l�ne, je d�sirais voir monsieur le docteur Deberle.
Et elle reprit la main de Jeanne, qu'elle avait fait entrer devant elle. Cela l'�tonnait et l'embarrassait de tomber ainsi sur cette jeune dame. Pourquoi n'avait-elle pas demand� le docteur? Elle savait cependant qu'il �tait mari�.
Justement, madame Deberle achevait un r�cit d'une voix rapide et un peu aigu�:
—Oh! c'est merveilleux, merveilleux!... Elle meurt avec un r�alisme!... Tenez, elle empoigne son corsage comme �a, elle renverse la t�te et elle devient toute verte.... Je vous jure qu'il faut aller la voir, mademoiselle Aur�lie....
Puis, elle se leva, vint jusqu'� la porte en faisant un grand bruit d'�toffes, et dit avec une bonne gr�ce charmante:
—Veuillez entrer, madame, je vous en prie.... Mon mari n'est pas l�.... Mais je serai tr�s-heureuse, tr�s-heureuse, je vous assure.... Ce doit �tre cette belle demoiselle qui a �t� si souffrante, l'autre nuit.... Je vous en prie, asseyez-vous un instant.
H�l�ne dut accepter un fauteuil, pendant que Jeanne se posait timidement au bord d'une chaise. Madame Deberle s'�tait enfonc�e de nouveau dans son petit canap�, en ajoutant avec un joli rire:
—C'est mon jour. Oui, je re�ois le samedi.... Alors, Pierre introduit tout le monde. L'autre semaine, il m'a amen� un colonel qui avait la goutte.
—�tes-vous folle, Juliette! murmura mademoiselle Aur�lie, la dame fig�e, une vieille amie pauvre, qui l'avait vue na�tre.
Il y eut un court silence. H�l�ne donna un regard � la richesse du salon, aux rideaux et aux si�ges noir et or qui jetaient un �blouissement d'astre. Des fleurs s'�panouissaient sur la chemin�e, sur le piano, sur les tables; et, par les glaces des fen�tres, entrait la lumi�re claire du jardin, dont on apercevait les arbres sans feuilles et la terre nue. Il faisait tr�s-chaud, une chaleur �gale de Calorif�re; dans la chemin�e, une seule b�che se r�duisait en braise. Puis, d'un autre regard, H�l�ne comprit que le flamboiement du salon �tait un cadre heureusement choisi. Madame Deberle avait des cheveux d'un noir d'encre et une peau d'une blancheur de lait. Elle �tait petite, potel�e, lente et gracieuse. Dans tout cet or, sous l'�paisse coiffure sombre qu'elle portait, son teint pale se dorait d'un reflet vermeil. H�l�ne la trouva r�ellement adorable.
—C'est affreux, les convulsions, avait repris madame Deberle. Mon petit Lucien en a eu, mais dans le premier �ge.... Comme vous avez d� �tre inqui�te, madame! Enfin, cette ch�re enfant parait tout � fait bien, maintenant.
Et, en tra�nant les phrases, elle regardait H�l�ne � son tour, surprise et ravie de sa grande beaut�. Jamais elle n'avait vu une femme d'un air plus royal, dans ces v�tements noirs qui drapaient la haute et s�v�re figure de la veuve. Son admiration se traduisait par un sourire involontaire, tandis qu'elle �changeait un coup d'oeil avec mademoiselle Aur�lie. Toutes deux l'examinaient d'une fa�on si na�vement charm�e, que celle-ci eut comme elles un l�ger sourire.
Alors, madame Deberle s'allongea doucement dans son canap�, et prenant l'�ventail pendu � sa ceinture:
—Vous n'�tiez pas hier � la premi�re du Vaudeville, madame?
—Je ne vais jamais au th��tre, r�pondit H�l�ne.
—Oh! la petite No�mi a �t� merveilleuse, merveilleuse!... Elle meurt avec un r�alisme!... Elle empoigne son corsage comme �a, elle renverse la t�te, elle devient toute verte.... L'effet a �t� prodigieux.
Pendant un instant, elle discuta le jeu de l'actrice, qu'elle d�fendait d'ailleurs. Puis, elle passa aux autres bruits de Paris, une exposition de tableaux o� elle avait vu des toiles inou�es, un roman stupide pour lequel on faisait beaucoup de r�clame, une aventure risqu�e, dont elle parla � mots couverts avec mademoiselle Aur�lie. Et elle allait ainsi d'un sujet � un autre, sans fatigue, la voix prompte, vivant l� dedans comme dans un air qui lui �tait propre. H�l�ne, �trang�re � ce monde, se contentait d'�couter et pla�ait de temps � autre un mot, une r�ponse br�ve.
La porte s'ouvrit, le valet annon�a:
—Madame de Chermette.... Madame Tissot....
Deux dames entr�rent, en grande toilette. Madame Deberle s'avan�a vivement; et la tra�ne de sa robe de soie noire, tr�s-charg�e de garnitures, �tait si longue, qu'elle l'�cartait d'un coup de talon, chaque fois qu'elle tournait sur elle-m�me. Pendant un instant, ce fut un bruit rapide de voix fl�t�es.
—Que vous �tes aimables!... Je ne vous vois jamais....
—Nous venons pour cette loterie, vous savez?
—Parfaitement, parfaitement.
—Oh! nous ne pouvons nous asseoir. Nous avons encore vingt maisons � faire.
—Voyons, vous n'allez pas vous sauver.
Et les deux dames finirent par se poser au bord d'un canap�. Alors, les voix fl�t�es repartirent, plus aigu�s.
—Hein? hier, au Vaudeville?
—Oh! Superbe!
—Vous savez qu'elle se d�grafe et qu'elle rabat ses cheveux. Tout l'effet est l�.
—On pr�tend qu'elle avale quelque chose pour devenir verte.
—Non, non, les mouvements sont calcul�s.... Mais il fallait les trouver d'abord.
—C'est prodigieux.
Les deux dames s'�taient lev�es. Elles disparurent. Le salon retomba dans sa paix chaude. Sur la chemin�e, des jacinthes exhalaient un parfum tr�s-p�n�trant. Un instant, on entendit venir du jardin la violente querelle d'une bande de moineaux qui s'abattaient sur une pelouse. Madame Deberle, avant de se rasseoir, alla tirer le store de tulle brod� d'une fen�tre, en face d'elle; et elle reprit sa place, dans l'or plus doux du salon.
—Je vous demande pardon, dit-elle, on est envahi....
Et, tr�s-affectueuse, elle causa pos�ment avec H�l�ne. Elle paraissait conna�tre en partie son histoire, sans doute par les bavardages de la maison, qui lui appartenait. Avec une hardiesse pleine de tact, et o� semblait entrer beaucoup d'amiti�, elle lui parla de son mari, de cette mort affreuse dans un h�tel, l'h�tel du Var, rue de Richelieu.
—Et vous d�barquiez, n'est-ce pas? Vous n'�tiez jamais venue � Paris.... Ce doit �tre atroce, ce deuil chez des inconnus, au lendemain d'un long voyage, et lorsqu'on ne sait encore o� poser le pied. H�l�ne hochait la t�te lentement. Oui, elle avait pass� des heures bien terribles. La maladie qui devait emporter son mari s'�tait brusquement d�clar�e, le lendemain de leur arriv�e, au moment o� ils allaient sortir ensemble. Elle ne connaissait pas une rue, elle ignorait m�me dans quel quartier elle se trouvait; et, pendant huit jours, elle �tait rest�e enferm�e avec le moribond, entendant Paris entier gronder sous sa fen�tre, se sentant seule, abandonn�e, perdue, comme au fond d'une solitude. Lorsque, pour la premi�re fois, elle avait remis les pieds sur le trottoir, elle �tait veuve. La pens�e de cette grande chambre nue, emplie de bouteilles � potion, et o� les malles n'�taient pas m�me d�faites, lui donnait encore un frisson.
—Votre mari, m'a-t-on dit, avait presque le double de votre �ge? demanda madame Deberle d'un air de profond int�r�t, pendant que mademoiselle Aur�lie tendait les deux oreilles, pour ne rien perdre.
—Mais non, r�pondit H�l�ne, il avait � peine six ans de plus que moi.
Et elle se laissa aller � conter l'histoire de son mariage, en quelques phrases: le grand amour que son mari avait con�u pour elle, lorsqu'elle habitait avec son p�re, le chapelier Mouret, la rue des Petites-Maries, � Marseille; l'opposition ent�t�e de la famille Grandjean, une riche famille de raffineurs, que la pauvret� de la jeune fille exasp�rait; et des noces tristes et furtives, apr�s les sommations l�gales, et leur vie pr�caire, jusqu'au jour o� un oncle, en mourant, leur avait l�gu� dix mille francs de rente environ. C'�tait alors que Grandjean, qui nourrissait une haine contre Marseille, avait d�cid� qu'ils viendraient s'installer � Paris.
—A quel �ge vous �tes-vous donc mari�e? demanda encore madame Deberle.
—A dix-sept ans.
—Vous deviez �tre bien belle.
La conversation tomba. H�l�ne n'avait point paru entendre.
—Madame Manguelin, annon�a le valet.
Une jeune femme parut, discr�te et g�n�e. Madame Deberle se leva � peine. C'�tait une de ses prot�g�es qui venait la remercier d'un service. Elle resta au plus quelques minutes, et se retira, avec une r�v�rence.
Alors, madame Deberle reprit l'entretien, en parlant de l'abb� Jouve, que toutes deux connaissaient. C'�tait un humble desservant de Notre-Dame-de-Gr�ce, la paroisse de Passy; mais sa charit� faisait de lui le pr�tre le plus aim� et le plus �cout� du quartier.
—Oh! une onction! murmura-t-elle avec une mine d�vote.
—Il a �t� tr�s-bon pour nous, dit H�l�ne. Mon mari l'avait connu autrefois, � Marseille.... D�s qu'il a su mon malheur, il s'est charg� de tout. C'est lui qui nous a install�es � Passy.
—N'a-t-il pas un fr�re? demanda Juliette.
—Oui, sa m�re s'�tait remari�e.... M. Rambaud connaissait �galement mon mari.... Il a fond�, rue de Rambuteau, une grande sp�cialit� d'huiles et de produits du Midi, et il gagne, je crois, beaucoup d'argent.
Puis, elle ajouta avec gaiet�:
—L'abb� et son fr�re sont toute ma cour.
Jeanne, qui s'ennuyait sur le bord de sa chaise, regardait sa m�re d'un air d'impatience. Son fin visage de ch�vre souffrait, comme si elle e�t regrett� tout ce qu'on disait l�; et elle semblait, par instants, flairer les parfums lourds et violents du salon, jetant des coups d'oeil obliques sur les meubles, m�fiante, avertie de vagues dangers par son exquise sensibilit�. Puis, elle reportait ses regards sur sa m�re avec une adoration tyrannique.
Madame Deberle s'aper�ut du malaise de l'enfant.
—Voil�, dit-elle, une petite demoiselle qui s'ennuie d'�tre raisonnable comme une grande personne.... Tenez, il y a des livres d'images sur ce gu�ridon.
Jeanne alla prendre un album; mais ses regards, par-dessus le livre, se coulaient vers sa m�re, d'une fa�on suppliante. H�l�ne, gagn�e par le milieu de bonne gr�ce o� elle se trouvait, ne bougeait pas; elle �tait de sang calme et restait volontiers assise, pendant des heures. Pourtant, comme le valet annon�ait coup sur coup trois dames, madame Berthier, madame de Guiraud et madame Levasseur, elle crut devoir se lever. Mais madame Deberle s'�cria:
—Restez donc, il faut que je vous montre mon fils.
Le cercle s'�largissait devant la chemin�e. Toutes ces dames parlaient � la fois. Il y en avait une qui se disait cass�e; et elle racontait que, depuis cinq jours, elle ne s'�tait pas couch�e avant quatre heures du matin. Une autre se plaignait am�rement des nourrices; on n'en trouvait plus une qui f�t honn�te. Puis, la conversation tomba sur les couturi�res. Madame Deberle soutint qu'une femme ne pouvait pas bien habiller; il fallait un homme. Cependant, deux dames chuchotaient � demi-voix, et comme un silence se faisait, on entendit trois ou quatre mots: toutes se mirent � rire, en s'�ventant d'une main languissante.
—Monsieur Malignon, annon�a le domestique.
Un grand jeune homme entra, mis tr�s-correctement. Il fut salu� par de l�g�res exclamations. Madame Deberle, sans se lever, lui tendit la main, en disant:
—Eh bien! hier, au Vaudeville?
—Infect! cria-t-il,
—Comment, infect!... Elle est merveilleuse, quand elle empoigna son corsage et qu'elle renverse la t�te....
—Laissez donc! c'est r�pugnant de r�alisme.
Alors, on discuta. R�alisme �tait bien vite dit. Mais le jeune homme ne voulait pas du tout du r�alisme.
—Dans rien, entendez-vous! disait-il en haussant la voix, dans rien! �a d�grade l'art.
�a finirait par voir de jolies choses sur les planches! Pourquoi No�mi ne poussait-elle pas les suites jusqu'au bout? Et il �baucha un geste qui scandalisa toutes ces dames. Fit l'horreur! Mais madame Deberle ayant plac� sa phrase sur l'effet prodigieux que l'actrice produisait, et madame Levasseur ayant racont� qu'une dame avait perdu connaissance au balcon, on convint que c'�tait un grand succ�s. Ce mot arr�ta net la discussion.
Le jeune homme, dans un fauteuil, s'allongeait au milieu des jupes �tal�es. Il paraissait tr�s-intime chez le docteur. Il avait pris machinalement une fleur dans une jardini�re et la m�chonnait. Madame Deberle lui demanda:
—Est-ce que vous avez lu le roman....?
Mais il ne la laissa pas achever et r�pondit d'un air sup�rieur:
—Je ne lis que deux romans par an.
Quant � l'exposition du cercle des Arts, elle ne valait vraiment pas qu'on se d�range�t. Puis, tous les sujets de conversation du jour �tant �puis�s, il vint s'accouder au petit canap� de Juliette, avec laquelle il �changea quelques mots � voix basse, pendant que les autres dames causaient vivement entre elles.
—Tiens! il est parti, s'�cria madame Berthier en se retournant. Je l'avais rencontr�, il y a une heure, chez madame Robinot.
—Oui, et il va chez madame Lecomte, dit madame Deberle. Oh! c'est l'homme le plus occup� de Paris.
Et, s'adressant � H�l�ne, qui avait suivi cette sc�ne, elle continua:
—Un gar�on tr�s-distingu� que nous aimons beaucoup.... Il a un int�r�t chez un agent de change. Fort riche, d'ailleurs, et au courant de tout.
Les dames s'en allaient.
—Adieu, ch�re madame, je compte sur vous mercredi.
—Oui, c'est cela, � mercredi.
—Dites-moi, vous verra-t-on � cette soir�e? On ne sait jamais avec qui on se trouve. J'irai, si vous y allez.
—Eh bien! j'irai, je vous le promets. Toutes mes amiti�s � M. de Guiraud.
Quand madame Deberle revint, elle trouva H�l�ne debout au milieu du salon. Jeanne se serrait contre sa m�re, dont elle avait pris la main; et, de ses doigts convulsifs et caressants, elle l'attirait par petites secousses vers la porte.
—Ah! c'est vrai, murmura la ma�tresse de la maison.
Elle sonna le domestique.
—Pierre, dites � mademoiselle Smithson d'amener Lucien.
Et, dans le moment d'attente qui eut lieu, la porte s'ouvrit de nouveau, famili�rement, sans qu'on e�t annonc� personne. Une belle fille de seize ans entra, suivie d'un petit vieillard � la figure joufflue et rose.
—Bonjour, soeur, dit la jeune fille en embrassant madame Deberle.
—Bonjour, Pauline...., bonjour, p�re...., r�pondit celle-ci.
Mademoiselle Aur�lia, qui n'avait pas boug� du coin de la chemin�e, se leva pour saluer M. Letellier. Il tenait un grand magasin de soieries, boulevard des Capucines. Depuis la mort de sa femme, il promenait sa fille cadette partout, en qu�te d'un beau mariage.
—Tu �tais hier au Vaudeville? demanda Pauline.
—Oh! prodigieux! r�p�ta machinalement Juliette, debout devant une glace, en train de ramener une boucle rebelle.
Pauline eut une moue d'enfant g�t�e.
—Est-ce vexant d'�tre jeune fille, on ne peut rien voir!... Je suis all�e avec papa jusqu'� la porte, � minuit, pour apprendre comment la pi�ce avait march�.
—Oui, dit le p�re, nous avons rencontr� Matignon. Il trouvait �a tr�s-bien.
—Tiens! s'�cria Juliette, il �tait ici tout � l'heure, il trouvait �a infect.... On ne sait jamais avec lui.
—Tu as eu beaucoup de monde? demanda Pauline, sautant brusquement � un autre sujet.
—Oh! un monde fou, toutes ces dames! �a n'a pas d�sempli.... Je suis morte....
Puis, songeant qu'elle oubliait de proc�der � une pr�sentation dans les formes, elle s'interrompit:
—Mon p�re et ma soeur.... madame Grandjean....
Et l'on entamait une conversation sur les enfants et sur les bobos qui inqui�tent tant les m�res, lorsque mademoiselle Smithson, une gouvernante anglaise, se pr�senta, en tenant un petit gar�on par la main. Madame Deberle lui adressa vivement quelques mots en anglais, pour la gronder de s'�tre fait attendre.
—Ah! voil� mon petit Lucien! cria Pauline qui se mit � genoux devant l'enfant, avec un grand bruit de jupes.
—Laisse-le, laisse-le, dit Juliette. Viens ici, Lucien; viens dire bonjour � cette demoiselle.
Le petit gar�on s'avan�a, embarrass�. Il avait au plus sept ans, gros et court, mis avec une coquetterie de poup�e. Quand il vit que tout le monde le regardait en souriant, il s'arr�ta; et, de ses yeux bleus �tonn�s, il examinait Jeanne.
—Allons, murmura sa m�re.
Il la consulta d'un coup d'oeil, fit encore un pas. Il montrait cette lourdeur des gar�ons, le cou dans les �paules, les l�vres fortes et boudeuses, avec des sourcils sournois, l�g�rement fronc�s. Jeanne devait l'intimider, parce qu'elle �tait s�rieuse, p�le et tout en noir.
—Mon enfant, il faut �tre aimable, toi aussi, dit H�l�ne, en voyant l'attitude raidie de sa fille.
La petite n'avait point l�ch� le poignet de sa m�re; et elle promenait ses doigts sur la peau, entre la manche et le gant. La t�te basse, elle attendait Lucien de l'air inquiet d'une fille sauvage et nerveuse, pr�te � se sauver, devant une caresse. Cependant, lorsque sa m�re la poussa doucement, elle fit � son tour un pas.
—Mademoiselle, il faudra que vous l'embrassiez, reprit en riant madame Deberle. Les dames doivent toujours commencer avec lui.... Oh! la grosse b�te!
—Embrasse-le, Jeanne, dit H�l�ne.
L'enfant leva les yeux sur sa m�re; puis, comme gagn�e par l'air b�ta du petit gar�on, prise d'un attendrissement subit devant sa bonne figure embarrass�e, elle eut un sourire adorable. Son visage s'�clairait sous le flot brusque d'une grande passion int�rieure.
—Volontiers, maman, murmura-t-elle.
Et prenant Lucien par les �paules, le soulevant presque, elle le baisa fortement sur les deux joues. Il voulut bien l'embrasser ensuite.
—A la bonne heure! s'�cri�rent tous les assistants.
H�l�ne saluait et gagnait la porte, accompagn�e par madame Deberle.
—Je vous en prie, madame, disait-elle, veuillez pr�senter tous mes remerciements � monsieur le docteur.... Il m'a tir�e l'autre nuit d'une inqui�tude mortelle.
—Henri n'est donc pas l�? interrompit M. Letellier.
—Non, il rentrera tard, r�pondit Juliette.
Et voyant mademoiselle Aur�lia se lever pour sortir avec madame Grandjean, elle ajouta:
—Mais vous restez � d�ner avec nous, c'est convenu.
La vieille demoiselle, qui attendait cette invitation chaque samedi, se d�cida � �ter son ch�le et son chapeau. On �touffait dans le salon. M. Letellier venait d'ouvrir une fen�tre, devant laquelle il restait plant�, tr�s occup� d'un lilas qui bourgeonnait d�j�. Pauline jouait � courir avec Lucien, au milieu des chaises et des fauteuils, d�band�s par les visites.
Alors, sur le seuil, madame Deberle tendit la main � H�l�ne, dans un geste plein de franchise amicale.
—Vous permettez, dit-elle. Mon mari m'avait parl� de vous, je me sentais attir�e. Votre malheur, votre solitude.... Enfin, je suis bien heureuse de vous avoir vue, et je compte que nous n'en resterons pas l�.
—Je vous le promets et je vous remercie, r�pondit H�l�ne, tr�s-touch�e de cet �lan d'affection, chez cette dame qui lui avait paru avoir la t�te un peu � l'envers.
Leurs mains restaient l'une dans l'autre, elles se regardaient en face, souriantes. Juliette avoua d'un air caressant la raison de sa brusque amiti�:
—Vous �tes si belle qu'il faut bien vous aimer!
H�l�ne se mit � rire gaiement, car sa beaut� la laissait paisible. Elle appela Jeanne, qui suivait d'un regard absorb� les jeux de Lucien et de Pauline. Mais madame Deberle retint la fillette un instant encore, en reprenant:
—Vous �tes bons amis d�sormais, dites-vous au revoir.
Et les deux enfants s'envoy�rent chacun un baiser du bout des doigts.
Chaque mardi, H�l�ne avait � d�ner M. Rambaud et l'abb� Jouve. C'�taient eux qui, dans les premiers temps de son veuvage, avaient forc� sa porte et mis leurs couverts, avec un sans-g�ne amical, pour la tirer au moins une fois par semaine de la solitude o� elle vivait. Puis, ces d�ners du mardi �taient devenus une v�ritable institution. Les convives s'y retrouvaient, comme � un devoir, juste � sept heures sonnant, avec la m�me joie tranquille.
Ce mardi-l�, H�l�ne, assise pr�s d'une fen�tre, travaillait � un ouvrage de couture, profitant des derni�res lueurs du cr�puscule, en attendant ses invit�s. Elle vivait l� ses journ�es, dans une paix tr�s-douce. Sur ces hauteurs, les bruits se mouraient. Elle aimait cette vaste chambre, si calme, avec son luxe bourgeois, son palissandre et son velours bleu. Lorsque ses amis l'avaient install�e, sans qu'elle s'occup�t de rien, elle avait un peu souffert, les premi�res semaines, de ce gros luxe o� M. Rambaud venait d'�puiser son id�al d'art et de confort, � la vive admiration de l'abb�, qui s'�tait r�cus�; mais elle finissait par �tre tr�s heureuse dans ce milieu, en le sentant solide et simple comme son coeur. Les rideaux lourds, les meubles sombres et cossus, ajoutaient � sa tranquillit�. La seule r�cr�ation qu'elle prit pendant ses longues heures de travail, �tait de donner un regard au vaste horizon, au grand Paris qui d�roulait devant elle la mer houleuse de ses toitures. Son coin de solitude ouvrait sur cette immensit�.
—Maman, je ne vois plus clair, dit Jeanne, assise pr�s d'elle sur une chaise basse.
Et elle laissa tomber son ouvrage, regardant Paris que de grandes ombres noyaient. D'ordinaire, elle �tait peu bruyante. Il fallait que sa m�re se f�ch�t pour la d�cider � sortir; sur l'ordre formel du docteur Bodin, elle l'emmenait pendant deux heures chaque jour au bois de Boulogne; et c'�tait l� leur unique promenade, elles n'�taient pas descendues trois fois dans Paris en dix-huit mois. Nulle part l'enfant ne semblait plus gaie que dans la grande chambre bleue. H�l�ne avait d� renoncer � lui faire apprendre la musique. Un orgue jouant dans le silence du quartier la laissait tremblante, les yeux humides. Elle aidait sa m�re � coudre des layettes pour les pauvres de l'abb� Jouve. La nuit �tait compl�tement venue, lorsque Rosalie entra avec une lampe. Elle paraissait toute retourn�e, dans son coup de feu de cuisini�re. Le d�ner du mardi �tait le seul �v�nement de la semaine qui mettait en l'air la maison.
—Ces messieurs ne viennent donc pas ce soir, madame? demanda-t-elle.
H�l�ne regarda la pendule.
—Il est sept heures moins un quart, ils vont arriver.
Rosalie �tait un cadeau de l'abb� Jouve. Il l'avait prise � la gare d'Orl�ans, le jour o� elle d�barquait, de fa�on qu'elle ne connaissait pas un pav� de Paris. C'�tait un ancien condisciple de s�minaire, le cur� d'un village beauceron, qui la lui avait envoy�e. Elle �tait courte, grasse, la figure ronde sous son �troit bonnet, les cheveux noirs et durs, avec un nez �cras� et une bouche rouge. Et elle triomphait dans les petits plats, car elle avait grandi au presbyt�re, avec sa marraine, la servante du cur�.
—Ah! voil� monsieur Rambaud! dit-elle en allant ouvrir, avant qu'on e�t sonn�.
M. Rambaud, grand, carr�, montra sa large figure de notaire de province. Ses quarante-cinq ans �taient d�j� tout gris. Mais ses gros yeux bleus gardaient l'air �tonn�, na�f et doux d'un enfant.
—Et voil� monsieur l'abb�, tout notre monde y est! reprit Rosalie, en ouvrant de nouveau la porte.
Pendant que M. Rambaud, apr�s avoir serr� la main d'H�l�ne, s'asseyait sans parler, souriant en homme qui est chez lui, Jeanne s'�tait jet�e au cou de l'abb�.
—Bonjour, bon ami! dit-elle. J'ai �t� bien malade.
—Bien malade, ma ch�rie!
Les deux hommes s'inqui�t�rent, l'abb� surtout, un petit homme sec, avec une grosse t�te, sans gr�ce, habill� � la diable, et dont les yeux � demi ferm�s s'agrandirent et s'emplirent d'une belle lumi�re de tendresse. Jeanne, lui laissant une de ses mains, avait donn� l'autre � M. Rambaud. Tous deux la tenaient et la couvaient de leurs regards anxieux. Il fallut qu'H�l�ne racont�t la crise. L'abb� faillit se f�cher, parce qu'elle ne l'avait pas pr�venu. Et ils l� questionnaient: au moins c'�tait bien fini, l'enfant n'avait plus rien eu? La m�re souriait.
—Vous l'aimez plus que moi, vous finiriez par m'effrayer, dit-elle. Non, elle n'a plus rien ressenti, quelques douleurs dans les membres seulement, avec des pesanteurs de t�te.... Mais nous allons combattre tout �a �nergiquement.
—Madame est servie, vint annoncer la bonne.
La salle � manger �tait meubl�e en acajou, une table, un buffet et huit chaises. Rosalie alla tirer les rideaux de reps rouge. Une suspension tr�s simple, une lampe de porcelaine blanche dans un cercle de cuivre, �clairait le couvert, les assiettes sym�triques et le potage qui fumait. Chaque mardi, le d�ner ramenait les m�mes conversations. Mais, ce jour-l�, on causa naturellement du docteur Deberle. L'abb� Jouve en fit un grand �loge, bien que le docteur ne f�t gu�re d�vot. Il le citait comme un homme d'un caract�re droit, d'un coeur charitable, tr�s-bon p�re et tr�s-bon mari, donnant enfin les meilleurs exemples. Quant � madame Deberle, elle �tait excellente, malgr� les allures un peu vives, qu'elle devait � sa singuli�re �ducation parisienne. En un mot, un m�nage charmant. H�l�ne parut heureuse; elle avait jug� le m�nage ainsi, et ce que lui disait l'abb� l'engageait � continuer des relations, qui l'effrayaient un peu d'abord.
—Vous vous enfermez trop, d�clara le pr�tre.
—Sans doute, appuya M. Rambaud.
H�l�ne les regardait avec son calme sourire, comme pour leur dire qu'ils lui suffisaient et qu'elle redoutait toute amiti� nouvelle. Mais dix heures sonn�rent, l'abb� et son fr�re prirent leurs chapeaux. Jeanne venait de s'endormir sur un fauteuil, dans la chambre. Ils se pench�rent un instant, hoch�rent la t�te d'un air satisfait en voyant la paix de son sommeil. Puis, ils partirent sur la pointe des pieds; et, dans l'antichambre, baissant la voix:
—A mardi.
—J'oubliais, murmura l'abb� qui remonta deux marches. La m�re F�tu est malade. Vous devriez aller la voir.
—J'irai demain, r�pondit H�l�ne.
L'abb� l'envoyait volontiers chez ses pauvres. Ils avaient ensemble toutes sortes de conversations � voix basse, des affaires � eux, sur lesquelles ils s'entendaient � demi-mot, et dont ils ne parlaient jamais devant le monde. Le lendemain, H�l�ne sortit seule; elle �vitait d'emmener Jeanne, depuis que l'enfant �tait rest�e deux jours frissonnante, au retour d'une visite de charit� chez un vieillard paralytique. Dehors, elle suivit la rue Vineuse, prit la rue Raynouard et s'engagea dans le passage des Eaux, un �trange escalier �trangl� entre les murs des jardins voisins, une ruelle escarp�e qui descend sur le quai, des hauteurs de Passy. Au bas de cette pente, dans une maison d�labr�e, la m�re F�tu habitait une mansarde, �clair�e par une lucarne ronde, et qu'un mis�rable lit, une table boiteuse et une chaise d�paill�e emplissaient.
—Ah! ma bonne dame, ma bonne dame...., se mit-elle � geindre, lorsqu'elle vit entrer H�l�ne.
La m�re F�tu �tait couch�e. Toute ronde malgr� sa mis�re, comme enfl�e et la face bouffie, elle ramenait de ses mains gourdes le lambeau de drap qui la couvrait. Elle avait de petits yeux fins, une voix pleurarde, une humilit� bruyante qu'elle traduisait par un flot de paroles.
—Ah! ma bonne dame, je vous remercie!... Oh! la, la, que je souffre! C'est comme si des chiens me mangeaient le c�t�.... Oh! bien s�r, j'ai une b�te dans le ventre. Tenez, c'est l�, vous voyez. La peau n'est pas entam�e, le mal est dedans.... Oh! la, la, �a ne cesse pas depuis deux jours. S'il est possible, bon Dieu! de tant souffrir.... Ah! ma bonne dame, merci! Vous n'oubliez pas le pauvre monde. �a vous sera compt�, oui, �a vous sera compt�....
H�l�ne s'�tait assise. Puis, apercevant un pot de tisane fumant sur la table, elle emplit une tasse qui �tait � c�t�, et la tendit � la malade. Pr�s du pot, il y avait un paquet de sucre, deux oranges, d'autres douceurs.
—On est venu vous voir? demanda-t-elle.
—Oui, oui, une petite dame. Mais �a ne sait pas.... Ce n'est pas de tout �a qu'il me faudrait. Ah! si j'avais un peu de viande! La voisine mettrait le pot au feu.... La, la, �a me pince plus fort. Vrai, on dirait un chien.... Ah! si j'avais un peu de bouillon....
Et, malgr� les souffrances qui la tordaient, elle suivait de ses yeux fins H�l�ne, occup�e � fouiller dans sa poche. Quand elle lui vit poser sur la table une pi�ce de dix francs, elle se lamenta davantage, avec des efforts pour s'asseoir. Tout en se d�battant, elle allongea le bras, la pi�ce disparut, pendant qu'elle r�p�tait:
—Mon Dieu! c'est encore une crise. Non, je ne puis plus durer comme �a.... Dieu vous le rendra, ma bonne dame. Je lui dirai qu'il vous le rende.... Tenez, ce sont des �lancements qui me traversent tout le corps.... Monsieur l'abb� m'avait bien promis que vous viendriez. Il n'y a que vous pour savoir faire. Je vais acheter un peu de viande.... Voil� que �a me descend dans les cuisses. Aidez-moi, je ne peux plus, je ne peux plus....
Elle voulait se retourner. H�l�ne retira ses gants, la saisit le plus doucement possible et la recoucha. Comme elle �tait encore pench�e, la porte s'ouvrit, et elle fut si surprise de voir entrer la docteur Deberle, qu'une rougeur monta � ses joues. Lui aussi avait donc des visites dont il ne parlait pas?
—C'est monsieur le m�decin, b�gayait la vieille. Vous �tes tous bien bons, que le ciel vous b�nisse tous!
Le docteur avait salu� discr�tement H�l�ne. La m�re F�tu, depuis qu'il �tait entr�, ne geignait plus si fort. Elle gardait seulement une petite plainte sifflante et continue d'enfant qui souffre. Elle avait bien vu que la bonne dame et le docteur se connaissaient, et elle ne les quittait plus du regard, allant de l'un � l'autre, avec un sourd travail dans les mille rides de son visage. Le docteur lui posa quelques questions, percuta le c�t� droit. Puis, se tournant vers H�l�ne qui venait de se rasseoir, il murmura:
—Ce sont des coliques h�patiques. Elle sera sur pied dans quelques jours.
Et, d�chirant une page de son carnet sur laquelle il avait �crit quelques lignes, il dit � la m�re F�tu:
—Tenez, vous ferez porter cela chez le pharmacien de la rue de Passy, et vous prendrez toutes les deux heures une cuiller�e de la potion qu'on vous donnera.
Alors, de nouveau, elle �clata en b�n�dictions. H�l�ne restait assise. Le docteur parut s'attarder, la regardant, lorsque leurs yeux se rencontraient. Puis, il salua et se retira le premier, par discr�tion. Il n'avait pas descendu un �tage, que la m�re F�tu reprenait ses g�missements.
—Ah! quel brave m�decin!... Pourvu que son rem�de me fasse quelque chose! J'aurais d� �craser de la chandelle avec des pissenlits, �a �te l'eau qui est dans le corps.... Ah! vous pouvez dire que vous connaissez l� un brave m�decin! Vous le connaissez peut-�tre bien depuis longtemps?... Mon Dieu! que j'ai soif! J'ai le feu dans le sang.... Il est mari�, n'est-ce pas? Il m�rite bien d'avoir une bonne femme et de beaux enfants.... Enfin, �a fait plaisir de voir que les braves gens se connaissent.
H�l�ne s'�tait lev�e pour lui donner � boire.
—Eh bien! au revoir, m�re F�tu, dit-elle. � demain.
—C'est cela.... Que vous �tes bonne!... Si j'avais seulement un peu de linge! Voyez ma chemise, elle est en deux. Je suis couch�e sur un fumier.... �a ne fait rien, le bon Dieu vous rendra tout �a.
Le lendemain, lorsque H�l�ne arriva, le docteur Deberle �tait chez la m�re F�tu. Assis sur la chaise, il r�digeait une ordonnance, pendant que la vieille femme parlait avec sa volubilit� larmoyante.
—Maintenant, monsieur, c'est comme un plomb.... Pour s�r, j'ai du plomb dans le c�t�. �a p�se cent livres, je ne peux pas me retourner.
Mais quand elle aper�ut H�l�ne, elle ne s'arr�ta plus.
—Ah! c'est la bonne dame.... Je le disais bien � ce cher monsieur: Elle viendra, le ciel tomberait qu'elle viendrait tout de m�me.... Une vraie sainte, un ange du paradis, et belle, si belle qu'on se mettrait � genoux dans les rues pour la voir passer.... Ma bonne dame, �a ne va pas mieux. � cette heure, j'ai un plomb l�.... Oui, je lui ai racont� tout ce que vous faisiez pour moi. L'empereur ne ferait pas davantage.... Ah! il faudrait �tre bien m�chant pour ne pas vous aimer, bien m�chant....
Pendant qu'elle l�chait ces phrases en roulant la t�te sur le traversin, ses petits yeux � demi clos, le docteur souriait � H�l�ne, qui restait tr�s-g�n�e.
—M�re F�tu, murmura-t-elle, je vous apportais un peu de linge....
—Merci, merci, Dieu vous le rendra.... C'est comme ce cher monsieur, il fait plus de bien au pauvre monde que tous les gens dont c'est le m�tier. Vous ne savez pas qu'il m'a soign�e pendant quatre mois; et des m�dicaments, et du bouillon, et du vin. On n'en trouve pas beaucoup des riches comme �a, si honn�tes avec un chacun. Encore un ange du bon Dieu.... Oh! la, la, c'est une vraie maison que j'ai dans le ventre....
A son tour, le docteur parut embarrass�. Il se leva, voulut donner sa chaise � H�l�ne. Mais celle-ci, bien qu'elle f�t venue avec le projet de passer l� un quart d'heure, refusa en disant:
—Merci, monsieur, je suis tr�s-press�e.
Cependant, la m�re F�tu, tout en continuant � rouler la t�te, venait d'allonger le bras, et le paquet de linge avait disparu au fond du lit. Puis, elle continua:
—Ah! on peut bien dire que vous faites la paire.... Je dis �a, sans vouloir vous offenser, parce que c'est vrai.... Qui a vu l'un a vu l'autre. Les braves gens se comprennent.... Mon Dieu! donnez-moi la main, que je me retourne!... Oui, oui, ils se comprennent....
—Au revoir, m�re F�tu, dit H�l�ne, qui laissa la place au docteur. Je ne crois pas que je passerai demain.
Pourtant, elle monta encore le jour suivant. La vieille femme sommeillait. D�s qu'elle s'�veilla et qu'elle la reconnut, tout en noir, sur la chaise, elle cria:
—Il est venu.... Vrai, je ne sais pas ce qu'il m'a fait prendre, je suis raide comme un b�ton.... Ah! nous avons caus� de vous. Il m'a demand� toutes sortes de choses, et si vous �tiez triste d'ordinaire, et si vous aviez toujours la m�me figure.... C'est un homme si bon!
Elle avait ralenti la voix, elle semblait attendre sur le visage d'H�l�ne l'effet de ses paroles, de cet air c�lin et anxieux des pauvres qui veulent faire plaisir au monde. Sans doute, elle pensa voir, au front de la bonne dame, un pli de m�contentement, car sa grosse figure bouffie, tendue et allum�e, s'�teignit tout d'un coup. Elle reprit en b�gayant:
—Je dors toujours. Je suis peut-�tre bien empoisonn�e.... Il y a une femme, rue de l'Annonciation, qu'un pharmacien a tu�e en lui donnant une drogue pour une autre.
H�l�ne, ce jour-l�, s'attarda pr�s d'une demi-heure chez la m�re F�tu, l'�coutant parler de la Normandie, o� elle �tait n�e, et o� l'on buvait de si bon lait. Apr�s un silence:
—Est-ce que vous connaissez le docteur depuis longtemps? demanda-t-elle n�gligemment.
La vieille femme, allong�e sur le dos, leva � demi les paupi�res et les referma.
—Ah! oui, par exemple! r�pondit-elle � voix presque basse. Son p�re m'a soign�e avant 48, et il l'accompagnait.
—On m'a dit que le p�re �tait un saint homme.
—Oui, oui.... Un peu braque.... Le fils, voyez-vous, vaut encore mieux. Quand il vous touche, on croirait des mains de velours.
Il y eut un nouveau silence.
—Je vous conseille de faire tout ce qu'il vous dira, reprit H�l�ne. Il est tr�s-savant, il a sauv� ma fille.
—Bien s�r! s'�cria la m�re F�tu, qui s'animait. On peut avoir confiance, il a ressuscit� un petit gar�on qu'on allait emporter.... Oh! vous ne m'emp�cherez pas de le dire, il n'y en a pas deux comme lui. J'ai la main chanceuse, je tombe sur la cr�me des honn�tes gens.... Aussi, je remercie le bon Dieu tous les soirs. Je ne vous oublie ni l'un ni l'autre, allez! Vous �tes ensemble dans mes pri�res.... Que le bon Dieu vous prot�ge et vous accorde tout ce que vous pouvez souhaiter! Qu'il vous comble de ses tr�sors! Qu'il vous garde une place dans son paradis!
Elle s'�tait soulev�e, et, les mains jointes, elle semblait implorer le ciel avec une ferveur extraordinaire. H�l�ne la laissa longtemps aller ainsi, et m�me elle souriait. L'humilit� bavarde de la vieille femme finissait par la bercer et l'assoupir d'une fa�on tr�s-douce. Lorsqu'elle partit, elle lui promit un bonnet et une robe, pour le jour o� elle se l�verait.
Toute la semaine, H�l�ne s'occupa de la m�re F�tu. La visite qu'elle lui faisait chaque apr�s-midi, entrait dans ses habitudes. Elle s'�tait surtout prise d'une singuli�re amiti� pour le passage des Eaux. Cette ruelle escarp�e lui plaisait par sa fra�cheur et son silence, par son pav� toujours propre, que lavait, les jours de pluie, un torrent coulant des hauteurs. Quand elle arrivait, elle avait, d'en haut, une �trange sensation, en regardant s'enfoncer la pente raide du passage, le plus souvent d�sert, connu � peine de quelques habitants des rues voisines. Puis, elle se hasardait, elle entrait par une vo�te, sous la maison qui borde la rue Raynouard; et elle descendait � petits pas les sept �tages de larges marches, le long desquelles passe le lit d'un ruisseau caillout�, occupant la moiti� de l'�troit couloir. Les murs des jardins, � droite et � gauche, se renflaient, mang�s d'une l�pre grise; des arbres allongeaient leurs branches, des feuillages pleuvaient, un lierre jetait la draperie de son �pais manteau; et toutes ces verdures, qui ne laissaient voir que des coins bleus de ciel, faisaient un jour verd�tre tr�s-doux et tr�s-discret. Au milieu de la descente, elle s'arr�tait pour souffler, s'int�ressant au r�verb�re qui pendait l�, �coutant des rires, dans les jardins, derri�re des portes qu'elle n'avait jamais vues ouvertes. Parfois, une vieille montait, en s'aidant de la rampe de fer, noire et luisante, scell�e � la muraille de droite; une dame s'appuyait sur son ombrelle comme sur une canne; une bande de gamins d�gringolaient en tapant leurs souliers. Mais presque toujours elle restait seule, et c'�tait un grand charme que cet escalier recueilli et ombrag�, pareil � un chemin creux dans les for�ts. En bas, elle levait les yeux. La vue de cette pente si raide o� elle venait de se risquer, lui donnait une l�g�re peur.
Chez la m�re F�tu, elle entrait avec la fra�cheur et la paix du passage des Eaux dans ses v�tements. Ce trou de mis�re et de douleur ne la blessait plus. Elle y agissait comme chez elle, ouvrant la lucarne ronde, pour renouveler l'air, d�pla�ant la table, lorsqu'elle la g�nait. La nudit� de ce grenier, les murs blanchis � la chaux, les meubles �clop�s, la ramenaient � une simplicit� d'existence qu'elle avait parfois r�v�e, �tant jeune fille. Mais ce qui la charmait surtout, c'�tait l'�motion attendrie dans laquelle elle vivait l�: son r�le de garde-malade, les continuelles lamentations de la vieille femme, tout ce qu'elle voyait et sentait autour d'elle la laissait frissonnante d'une piti� immense. Elle avait fini par attendre avec une visible impatience la visite du docteur Deberle. Elle le questionnait sur l'�tat de la m�re F�tu; puis, ils causaient un instant d'autre chose, debout l'un pr�s de l'autre, se regardant bien en face. Une intimit� s'�tablissait entre eux. Ils s'�tonnaient en d�couvrant qu'ils avaient des go�ts semblables. Ils se comprenaient souvent sans ouvrir les l�vres, le coeur tout d'un coup noy� de la m�me charit� d�bordante. Et rien n'�tait plus doux, pour H�l�ne, que cette sympathie, qui se nouait en dehors des cas ordinaires, et � laquelle elle c�dait sans r�sistance, tout amollie de piti�. Elle avait eu peur du docteur d'abord; dans son salon, elle aurait gard� la froideur m�fiante de sa nature. Mais l�, ils se trouvaient loin du monde, partageant l'unique chaise, presque heureux de ces pauvres et laides choses qui les rapprochaient, en les attendrissant. Au bout de la semaine, ils se connaissaient comme s'ils avaient v�cu des ann�es c�te � c�te. Le taudis de la m�re F�tu s'emplissait de lumi�re, dans cette communion de leur bont�.
Cependant, la vieille femme se remettait bien lentement. Le docteur �tait surpris et l'accusait de se dorloter, lorsqu'elle lui racontait que maintenant elle avait un plomb dans les jambes. Elle geignait toujours, elle restait sur le dos, � rouler la t�te; et elle fermait les yeux, comme pour les laisser libres. M�me, un jour, elle parut s'endormir; mais, sous ses paupi�res, un coin de ses petits yeux noirs les guettait. Enfin, elle dut se lever. Le lendemain, H�l�ne lui apporta la robe et le bonnet qu'elle lui avait promis. Quand le docteur fut l�, la vieille s'�cria tout d'un coup:
—Mon Dieu! et la voisine qui m'a dit de voir � son pot-au-feu!
Elle sortit, elle tira la porte derri�re elle, les laissant tous deux seuls. Ils continu�rent d'abord leur conversation, sans s'apercevoir qu'ils �taient enferm�s. Le docteur pressait H�l�ne de descendre parfois passer l'apr�s-midi dans son jardin, rue Vineuse.
—Ma femme, dit-il, doit vous rendre votre visite, et elle vous renouvellera mon invitation.... Cela ferait beaucoup de bien � votre fille.
—Mais je ne refuse pas, je ne demande pas qu'on vienne me chercher en grande c�r�monie, dit-elle en riant. Seulement, j'ai peur d'�tre indiscr�te.... Enfin, nous verrons.
Ils caus�rent encore. Puis, le docteur s'�tonna.
—O� diable est-elle all�e? Il y a un quart d'heure qu'elle est sortie pour ce pot-au-feu.
H�l�ne vit alors que la porte �tait ferm�e. Cela ne la blessa pas tout de suite. Elle parlait de madame Deberle, dont elle faisait un vif �loge � son mari. Mais, comme le docteur tournait continuellement la t�te du c�t� de l� porte, elle finit par se sentir g�n�e.
—C'est bien singulier qu'elle ne revienne pas, murmura-t-elle � son tour.
Leur conversation tomba. H�l�ne, ne sachant que faire, ouvrit la Lucarne; et quand elle se retourna, ils �vit�rent de se regarder. Des rires d'enfant entraient par la lucarne, qui taillait une lune bleue, tr�s-haut, dans le ciel. Ils �taient bien seuls, cach�s � tous les regards, n'ayant que cette trou�e ronde qui les voyait. Les enfants se turent, au loin; un silence frissonnant r�gna. Personne ne serait venu les chercher dans ce grenier perdu. Leur embarras grandissait. H�l�ne alors, m�contente d'elle, regarda fixement le docteur.
—Je suis accabl� de visites, dit-il aussit�t. Puisqu'elle ne repara�t pas, je me sauve.
Et il s'en alla. H�l�ne s'�tait assise. La m�re F�tu rentra imm�diatement, avec un flot de paroles.
—Ah! je ne puis pas me tra�ner, j'ai eu une faiblesse.... Il est donc parti, le cher monsieur? Bien s�r, il n'y a pas de commodit�s ici. Vous �tes tous les deux des anges du ciel, de passer votre temps avec une malheureuse comme moi. Mais le bon Dieu vous rendra tout �a.... C'est descendu dans les pieds, aujourd'hui. J'ai d� m'asseoir sur une marche. Et je ne savais plus, parce que vous ne faisiez pas de bruit.... Enfin, je voudrais des chaises. Si j'avais seulement un fauteuil! Mon matelas est bien mauvais. J'ai honte quand vous venez.... Toute la maison est � vous, et je me jetterais dans le feu, s'il le fallait. Le bon Dieu le sait, je le lui dis assez souvent.... O mon Dieu! faites que le bon monsieur et la bonne dame soient satisfaits dans tous leurs d�sirs. Au nom du P�re, du Fils, du Saint- Esprit, ainsi soit-il!
H�l�ne l'�coutait, et elle �prouvait une singuli�re g�ne. Le visage bouffi de la m�re F�tu l'inqui�tait. Jamais non plus elle n'avait ressenti un pareil malaise dans l'�troite pi�ce. Elle en voyait la pauvret� sordide, elle souffrait du manque d'air, de toutes les d�ch�ances de la mis�re enferm�es l�. Elle se h�ta de s'�loigner, bless�e par les b�n�dictions dont la m�re F�tu la poursuivait.
Une autre tristesse l'attendait dans le passage des Eaux. Au milieu de ce passage, � droite en descendant, se trouve dans le mur une sorte d'excavation, quelque puits abandonn�, ferm� par une grille. Depuis deux jours, en passant, elle entendait, au fond de ce trou, les miaulements d'un chat. Comme elle montait, les miaulements recommenc�rent, mais si lamentables, qu'ils exhalaient une agonie. La pens�e que la pauvre b�te, jet�e dans l'ancien puits, y mourait longuement de faim, brisa tout d'un coup le coeur d'H�l�ne. Elle pressa le pas, avec la pens�e qu'elle n'oserait de longtemps se risquer le long de l'escalier, de peur d'y entendre ce miaulement de mort.
Justement, on �tait au mardi. Le soir, � sept heures, comme H�l�ne achevait une petite brassi�re, les deux coups de sonnette habituels retentirent, et Rosalie ouvrit la porte, en disant:
—C'est monsieur l'abb� qui arrive le premier, aujourd'hui.... Ah! voici monsieur Rambaud.
Le d�ner fut tr�s-gai, Jeanne allait mieux encore, et les deux fr�res, qui la g�taient, obtinrent qu'elle mangerait un peu de salade, qu'elle adorait, malgr� la d�fense formelle du docteur Bodin. Puis, lorsqu'on passa dans la chambre, l'enfant encourag�e se pendit au cou de sa m�re en murmurant:
—Je t'en prie, petite m�re, m�ne-moi demain avec toi chez la vieille femme.
Mais le pr�tre et M. Rambaud furent les premiers � la gronder. On ne pouvait pas la mener chez les malheureux, puisqu'elle ne savait pas s'y conduire. La derni�re fois, elle avait eu deux �vanouissements, et durant trois jours, m�me pendant son sommeil, ses yeux gonfl�s ruisselaient.
—Non, non, r�p�ta-t-elle, je ne pleurerai pas, je le promets.
Alors, sa m�re l'embrassa, en disant:
—C'est inutile, ma ch�rie, la vieille femme se porte bien.... Je ne sortirai plus, je resterai toute la journ�e avec toi.
La semaine suivante, lorsque madame Deberle rendit � madame Grandjean sa visite, elle se montra d'une amabilit� pleine de caresses. Et, sur le seuil, comme elle se retirait:
—Vous savez ce que vous m'avez promis.... Le premier jour de beau temps, vous descendez au jardin et vous amenez Jeanne. C'est une ordonnance du docteur.
H�l�ne souriait.
—Oui, oui, la chose est entendue. Comptez sur nous.
Trois jours plus tard, par une claire apr�s-midi de f�vrier, elle descendit en effet avec sa fille. La concierge leur ouvrit la porte de communication. Au fond du jardin, dans une sorte de serre transform�e en pavillon japonais, elles trouv�rent madame Deberle, ayant aupr�s d'elle sa soeur Pauline, toutes deux les mains abandonn�es, avec des ouvrages de broderie sur une petite table, qu'elles avaient pos�s l� et oubli�s.
—Ah! que c'est donc aimable � vous! dit Juliette. Tenez, mettez-vous ici.... Pauline, pousse cette table.... Vous voyez, il fait encore un peu frais, lorsqu'on reste assis, et de ce pavillon nous surveillerons tr�s-bien les enfants.... Allons, jouez, mes enfants. Surtout, prenez garde de tomber. La large baie du pavillon �tait ouverte, et de chaque c�t� on avait tir� dans leurs ch�ssis des glaces mobiles; de sorte que le jardin se d�veloppait de plain-pied, comme au seuil d'une tente. C'�tait un jardin bourgeois, avec une pelouse centrale, flanqu�e de deux corbeilles. Une simple grille le fermait sur la rue Vineuse; seulement, un tel rideau de verdure avait grandi l�, que de la rue aucun regard ne pouvait p�n�trer; des lierres, des cl�matites, des ch�vrefeuilles se collaient et s'enroulaient � la grille, et, derri�re ce premier mur de feuillage, s'en haussait un second, fait de lilas et de faux �b�niers. M�me l'hiver, les feuilles persistantes des lierres et l'entrelacement des branches suffisaient � barrer la vue. Mais le grand charme �tait, au fond, quelques arbres de haute futaie, des ormes superbes qui masquaient la muraille noire d'une maison � cinq �tages. Ils mettaient, dans cet �tranglement des constructions voisines, l'illusion d'un coin de parc et semblaient agrandir d�mesur�ment ce jardinet parisien, que l'on balayait comme un salon. Entre deux ormes pendait une balan�oire, dont l'humidit� avait verdi la planchette.
H�l�ne regardait, se penchait pour mieux voir.
—Oh! c'est un trou, dit n�gligemment madame Deberle. Mais, � Paris, les arbres sont si rares.... On est bien heureux d'en avoir une demi- douzaine � soi.
—Non, non, vous �tes tr�s-bien, murmurait H�l�ne. C'est charmant.
Ce jour-l�, dans le ciel p�le, le soleil mettait une poussi�re de lumi�re blonde. C'�tait, entre les branches sans feuilles, une pluie lente de rayons. Les arbres rougissaient, on voyait les fins bourgeons viol�tres attendrir le ton gris de l'�corce. Et sur la pelouse, le long des all�es, les herbes et les graviers avaient des pointes de clart�, qu'une brume l�g�re, au ras du sol, noyait et fondait. Il n'y avait pas une fleur, la gaiet� seule du soleil sur la terre nue annon�ait le printemps.
—Maintenant, c'est encore un peu triste, reprit madame Deberle. Vous verrez en juin, on est dans un vrai nid. Les arbres emp�chent les gens d'� c�t� d'espionner, et nous sommes alors compl�tement chez nous....
Mais elle s'interrompit pour crier:
—Lucien, veux-tu bien ne pas toucher � la fontaine!
Le petit gar�on, qui faisait les honneurs du jardin � Jeanne, venait de la conduire devant une fontaine, sous le perron, et l� il avait tourn� le robinet, pr�sentant le bout de ses bottines pour les mouiller. C'�tait un jeu qu'il adorait. Jeanne, tr�s-grave, le regardait se tremper les pieds.
—Attends, dit Pauline qui se leva, je vais le faire tenir tranquille.
Juliette la retint.
—Non, non, tu es plus �cervel�e que lui. L'autre jour, on aurait cru que vous aviez pris un bain tous tes deux.... C'est singulier qu'une grande fille ne puisse pas rester deux minutes assise.... Et, se tournant:
—Entends-tu, Lucien, ferme le robinet tout de suite!
L'enfant, effray�, voulut ob�ir. Mais il tourna la clef davantage, l'eau coula avec une raideur et un bruit qui achev�rent de lui faire perdre la t�te. Il recula, �clabouss� jusqu'aux �paules.
—Ferme le robinet tout de suite! r�p�tait sa m�re, dont un flot de sang empourprait les joues.
Alors, Jeanne, muette jusque-l�, s'approcha de la fontaine avec toutes sortes de pr�cautions, pendant que Lucien �clatait en sanglots, en face de cette eau enrag�e dont il avait peur et qu'il ne savait plus comment arr�ter. Elle mit sa jupe entre ses jambes, allongea ses poignets nus pour ne pas mouiller ses manches, et ferma le robinet, sans recevoir une seule �claboussure. Brusquement, le d�luge cessa. Lucien, �tonn�, frapp� de respect, rentra ses larmes et leva ses gros yeux sur la demoiselle.
—Vraiment, cet enfant me met hors de moi, reprit madame Deberle, qui redevenait toute blanche et s'allongeait comme bris�e de fatigue.
H�l�ne crut devoir intervenir.
—Jeanne, dit-elle, prends-lui la main, jouez � vous promener.
Jeanne prit la main de Lucien, et, gravement, ils s'en all�rent par les all�es, � petits pas. Elle �tait beaucoup plus grande que lui, il avait le bras en l'air; mais ce jeu majestueux, qui consistait � tourner en c�r�monie autour de la pelouse, semblait les absorber l'un et l'autre et donner une grande importance � leurs personnes. Jeanne, comme une vraie dame, avait les regards flottants et perdus. Lucien ne pouvait s'emp�cher, par moments, de risquer un coup d'oeil sur sa compagne. Ils ne se disaient pas un mot.
—Ils sont dr�les, murmura madame Deberle, souriante et calm�e. Il faut dire que votre Jeanne est une bien charmante enfant.... Elle est d'une ob�issance, d'une sagesse....
—Oui, quand elle est chez les autres, r�pondit H�l�ne. Elle a des heures terribles. Mais comme elle m'adore, elle t�che d'�tre sage pour ne pas me faire de la peine.
Ces dames caus�rent des enfants. Les filles �taient plus pr�coces que les gar�ons. Pourtant, il ne fallait pas se fier � l'air b�ta de Lucien. Avant un an, lorsqu'il se serait un peu d�brouill�, ce serait un gaillard. Et, sans transition apparente, on en vint � parler d'une femme qui habitait un petit pavillon en face, et chez laquelle il se passait vraiment des choses....
Madame Deberle s'arr�ta pour dire � sa soeur:
—Pauline, va donc une minute dans le jardin.
La jeune fille sortit tranquillement et resta sous les arbres. Elle �tait habitu�e � ce qu'on la m�t dehors, chaque fois que dans la conversation se pr�sentait quelque chose de trop gros dont on ne pouvait parler devant elle.
—Hier, j'�tais � la fen�tre, reprit Juliette, et j'ai parfaitement vu cette femme.... Elle ne tire pas m�me les rideaux.... C'est d'une ind�cence! Des enfants pourraient voir �a.
Elle parlait tout bas, l'air scandalis�, avec un mince sourire dans le coin des l�vres pourtant. Puis, haussant la voix, elle cria:
—Pauline, tu peux revenir.
Sous les arbres, Pauline regardait en l'air, d'un air indiff�rent, en attendant que sa soeur e�t fini. Elle entra dans le pavillon et reprit sa chaise, pendant que Juliette continuait, en s'adressant � H�l�ne:
—Vous n'avez jamais rien aper�u, vous, madame?
—Non, r�pondit celle-ci, mes fen�tres ne donnent pas sur le pavillon.
Bien qu'il y e�t une lacune pour la jeune fille dans la conversation, elle �coutait, avec son blanc visage de vierge, comme si elle avait compris.
—Ah bien! dit-elle en regardant encore en l'air par la porte, il y a joliment des nids dans les arbres!
Cependant, madame Deberle avait repris sa broderie comme maintien. Elle faisait deux points toutes les minutes. H�l�ne, qui ne pouvait rester inoccup�e, demanda la permission d'apporter de l'ouvrage, une autre fois. Et, prise d'un l�ger ennui, elle se tourna, elle examina le pavillon japonais. Les murs et le plafond �taient tendus d'�toffes broch�es d'or, avec des vols de grues qui s'envolaient, des papillons et des fleurs �clatantes, des paysages o� des barques bleues nageaient sur des fleuves jaunes. Il y avait des si�ges et des jardini�res de bois de fer, sur le sol des nattes fines, et, encombrant des meubles de laque, tout un monde de bibelots, petits bronzes, petites potiches, jouets �tranges bariol�s de couleurs vives. Au fond, un grand magot en porcelaine de Saxe, les jambes pli�es, le ventre nu et d�bordant, �clatait d'une gaiet� �norme en branlant furieusement la t�te, � la moindre pouss�e.
—Hein? est-il assez laid! s'�cria Pauline qui avait suivi les regards d'H�l�ne. Dis donc, soeur, tu sais que c'est de la camelote, tout ce que tu as achet�? Le beau Malignon appelle ta japonerie �le bazar � treize sous�.... � propos, je l'ai rencontr�, le beau Malignon. Il �tait avec une dame, oh! une dame, la petite Florence, des Vari�t�s.
—O� donc, que je le taquine! demanda vivement Juliette.
—Sur le boulevard.... Est-ce qu'il ne doit pas venir, aujourd'hui?
Mais elle ne re�ut pas de r�ponse. Ces dames s'inqui�taient des enfants, qui avaient disparu. O� pouvaient-ils �tre? Et comme elles les appelaient, deux voix aigu�s s'�lev�rent.
—Nous sommes l�!
Ils �taient l�, en effet, au milieu de la pelouse, assis dans l'herbe, � demi cach�s par un fusain.
—Qu'est-ce que vous faites donc?
—Nous sommes arriv�s � l'auberge! cria Lucien. Nous nous reposons dans notre chambre.
Un instant, elles les regard�rent, tr�s-�gay�es. Jeanne se pr�tait au jeu, complaisamment. Elle coupait de l'herbe autour d'elle, sans doute pour pr�parer le d�jeuner. La malle des voyageurs �tait figur�e par un bout de planche, qu'ils avaient ramass� au fond d'un massif. Maintenant, ils causaient. Jeanne se passionnait, r�p�tant avec conviction qu'ils �taient en Suisse et qu'ils allaient partir pour visiter les glaciers, ce qui semblait stup�fier Lucien.
—Tiens! le voil�! dit tout d'un coup Pauline.
Madame Deberle se tourna et aper�ut Malignon qui descendait le perron. Elle lui laissa � peine le temps de saluer et de s'asseoir.
—Eh bien! vous �tes gentil, vous! d'aller dire partout que je n'ai que de la camelote chez moi!
—Ah! oui, r�pondit-il tranquillement, ce petit salon.... Certainement, c'est de la camelote. Vous n'avez pas un objet qui vaille la peine d'�tre regard�.
Elle �tait tr�s-piqu�e.
—Comment, le magot?
—Mais non, mais non, tout cela est bourgeois.... Il faut du go�t. Vous n'avez pas voulu me charger de l'arrangement....
Alors, elle l'interrompit, tr�s-rouge, vraiment en col�re.
—Votre go�t, parlons-en! Il est joli, votre go�t!... On vous a rencontr� avec une dame....
—Quelle dame? demanda-t-il, surpris par la rudesse de l'attaque.
—Un beau choix, je vous en fais mon compliment. Une fille que tout Paris....
Mais elle se tut, en apercevant Pauline. Elle l'avait oubli�e.
—Pauline, dit-elle, va donc une minute dans le jardin.
—Ah! non, c'est fatigant � la fin! d�clara la jeune fille qui se r�voltait. On me d�range toujours.
—Va dans le jardin, r�p�ta Juliette avec plus de s�v�rit�.
La jeune fille s'en alla en rechignant. Puis, elle se tourna, pour Ajouter:
—D�p�chez-vous au moins.
D�s qu'elle ne fut plus l�, madame Deberle tomba de nouveau sur Malignon. Comment un gar�on distingu� comme lui pouvait-il se montrer en public avec cette Florence? Elle avait au moins quarante ans, elle �tait laide � faire peur, tout l'orchestre la tutoyait aux premi�res repr�sentations.
—Avez-vous fini? cria Pauline, qui se promenait sous les arbres d'un air boudeur. Je m'ennuie, moi.
Mais Malignon se d�fendait. Il ne connaissait pas cette Florence; jamais il ne lui avait adress� la parole. On avait pu le voir avec une dame, il accompagnait quelquefois la femme d'un de ses amis. D'ailleurs, quelle �tait la personne qui l'avait vu? Il fallait des preuves, des t�moins.
—Pauline, demanda brusquement madame Deberle, en haussant la voix, n'est-ce pas que tu l'as rencontr� avec Florence?
—Oui, oui, r�pondit la jeune fille, sur le boulevard, en face de chez Bignon.
Alors, madame Deberle, triomphante devant le sourire embarrass� de Malignon, cria:
—Tu peux revenir, Pauline. C'est fini.
Malignon avait une loge pour le lendemain, aux Folies-Dramatiques. Il l'offrit galamment, sans para�tre tenir rancune � madame Deberle; d'ailleurs, ils se querellaient toujours. Pauline voulut savoir si elle pouvait aller voir la pi�ce qu'on jouait; et comme Malignon riait, en branlant la t�te, elle dit que c'�tait bien stupide, que les auteurs auraient d� �crire des pi�ces pour les jeunes filles. On ne lui permettait que la Dame blanche et le th��tre classique.
Cependant, ces dames ne surveillaient plus les enfants. Tout d'un coup, Lucien poussa des cris terribles.
—Que lui as-tu fait, Jeanne? demanda H�l�ne.
—Je ne lui ai rien fait, maman, r�pondit la petite fille. C'est lui qui s'est jet� par terre.
La v�rit� �tait que les enfants venaient de partir pour les fameux glaciers. Comme Jeanne pr�tendait qu'on arrivait sur les montagnes, ils levaient tous les deux les pieds tr�s-haut, afin d'enjamber les rochers. Mais Lucien, essouffl� par cet exercice, avait fait un faux pas et s'�tait �tal� au beau milieu d'une plate-bande. Une fois par terre, tr�s-vex�, pris d'une rage de marmot, il avait �clat� en larmes.
—Rel�ve-le, cria de nouveau H�l�ne.
—Il ne veut pas, maman. Il se roule.
Et Jeanne se reculait, comme bless�e et irrit�e de voir le petit gar�on si mal �lev�. Il ne savait pas jouer, il allait certainement la salir. Elle avait une moue de duchesse qui se compromet. Alors, madame Deberle, que les cris de Lucien impatientaient, pria sa soeur de le ramasser et de le faire taire. Pauline ne demandait pas mieux. Elle courut, se jeta par terre � c�t� de l'enfant, se roula un instant avec lui. Mais il se d�battait, il ne voulait pas qu'on le prit. Elle se releva pourtant, en le tenant sous les bras; et, pour le calmer:
—Tais-toi, braillard! dit-elle. Nous allons nous balancer.
Lucien se tut brusquement, Jeanne perdit son air grave, et une joie ardente illumina son visage. Tous trois coururent vers la balan�oire. Mais ce fut Pauline qui s'assit sur la planchette.
—Poussez-moi, dit-elle aux enfants.
Ils la pouss�rent de toute la force de leurs petites mains. Seulement, Elle �tait lourde, ils la remuaient � peine.
—Poussez donc! r�p�tait-elle. Oh! les grosses b�tes, ils ne savent pas.
Dans le pavillon, madame Deberle venait d'avoir un l�ger frisson. Elle trouvait qu'il ne faisait pas chaud, malgr� ce beau soleil. Et elle avait pri� Malignon de lui passer un burnous de cachemire blanc, accroch� � une espagnolette. Malignon s'�tait lev� pour lui poser le burnous sur les �paules. Tous deux causaient famili�rement de choses qui int�ressaient fort peu H�l�ne. Aussi cette derni�re, inqui�te, craignant que Pauline, sans le vouloir, ne renvers�t les enfants, alla-t-elle dans le jardin, laissant Juliette et le jeune homme discuter une mode de chapeaux qui les passionnait.
D�s que Jeanne vit sa m�re, elle s'approcha d'elle, d'un air c�lin, avec une supplication dans toute sa personne.
—Oh! maman, murmura-t-elle; oh! maman....
—Non, non, r�pondit H�l�ne, qui comprit tr�s-bien. Tu sais qu'on te l'a d�fendu.
Jeanne adorait se balancer. Il lui semblait qu'elle devenait un oiseau, disait-elle. Ce vent qui lui soufflait au visage, cette brusque envol�e, ce va-et-vient continu, rythm� comme un coup d'aile, lui causait l'�motion d�licieuse d'un d�part pour les nuages. Elle croyait s'en aller l�-haut. Seulement, cela finissait toujours mal. Une fois, on l'avait trouv�e cramponn�e aux cordes de la balan�oire, �vanouie, les yeux grands ouverts, pleins de l'effarement du vide. Une autre fois, elle �tait tomb�e, raidie comme une hirondelle frapp�e d'un grain de plomb.
—Oh! maman, continuait-elle, rien qu'un peu, un tout petit peu.
Sa m�re, pour avoir la paix, l'assit enfin sur la planchette. L'enfant rayonnait, avec une expression d�vote, un l�ger tremblement de jouissance qui agitait ses poignets nus. Et, comme H�l�ne la balan�ait tr�s-doucement:
—Plus fort, plus fort, murmurait-elle.
Mais H�l�ne ne l'�coutait pas. Elle ne quittait point la corde. Et elle s'animait elle-m�me, les joues roses, toute vibrante des pouss�es qu'elle imprimait � la planchette. Sa gravit� habituelle se fondait dans une sorte de camaraderie avec sa fille.
—C'est assez, d�clara-t-elle, en enlevant Jeanne entre ses bras.
—Alors, balance-toi, je t'en prie, balance-toi, dit l'enfant, qui �tait rest�e pendue � son cou.
Elle avait la passion de voir sa m�re s'envoler, comme elle le disait, prenant plus de joie encore � la regarder qu'� se balancer elle-m�me. Mais celle-ci lui demanda en riant qui la pousserait; quand elle jouait, elle, c'�tait s�rieux: elle montait par-dessus les arbres. Juste � ce moment; M. Rambaud parut, conduit par la concierge. Il avait rencontr� madame Deberle chez H�l�ne, et il avait cru pouvoir se pr�senter, en ne trouvant pas cette derni�re � son appartement. Madame Deberle se montra tr�s-aimable, touch�e par la bonhomie du digne homme. Puis, elle s'enfon�a de nouveau dans un entretien tr�s-vif avec Malignon.
—Bon ami va te pousser! bon ami va te pousser! criait Jeanne en sautant autour de sa m�re.
—Veux-tu te taire! nous ne sommes pas chez nous, dit H�l�ne, qui affecta un air de s�v�rit�.
—Mon Dieu! murmura M. Rambaud, si cela vous amuse, je suis � votre disposition. Quand on est � la campagne....
H�l�ne se laissait tenter. Lorsqu'elle �tait jeune fille, elle se balan�ait pendant des heures, et le souvenir de ces lointaines parties l'emplissait d'un sourd d�sir. Pauline, qui s'�tait assise avec Lucien au bord de la pelouse, intervint de son air libre de grande fille �mancip�e.
—Oui, oui, monsieur va vous pousser.... Apr�s il me poussera. N'est-ce pas, monsieur, vous me pousserez?
Cela d�cida H�l�ne. La jeunesse qui �tait en elle, sous la correction froide de sa grande beaut�, �clatait avec une ing�nuit� charmante. Elle se montrait simple et gaie comme une pensionnaire. Surtout, elle n'avait point de pruderie. En riant, elle dit qu'elle ne voulait pas montrer ses jambes, et elle demanda une ficelle, avec laquelle elle noua ses jupes au-dessus de ses chevilles. Puis, mont�e debout sur la planchette, les bras �largis et se tenant aux cordes, elle cria joyeusement:
—Allez, monsieur Rambaud.... Doucement d'abord!
M. Rambaud avait accroch� son chapeau � une branche. Sa large et bonne figure s'�clairait d'un sourire paternel. Il s'assura de la solidit� des cordes, regarda les arbres, se d�cida � donner une l�g�re pouss�e. H�l�ne venait, pour la premi�re fois de quitter le deuil. Elle portait une robe grise, garnie de noeuds mauves. Et, toute droite, elle partait lentement, rasant la terre, comme berc�e.
—Allez! allez! dit-elle.
Alors, M. Rambaud, les bras en avant, saisissant la planchette au passage, lui imprima un mouvement plus vif. H�l�ne montait; � chaque vol, elle gagnait de l'espace. Mais le rythme gardait une gravit�. On la voyait, correcte encore, un peu s�rieuse, avec des yeux tr�s-clairs dans son beau visage muet; ses narines seules se gonflaient, comme pour boire le vent. Pas un pli de ses jupes n'avait boug�. Une natte de son chignon se d�nouait.
—Allez! Allez!
Une brusque secousse l'enleva. Elle montait dans le soleil, toujours plus haut. Une brise se d�gageait d'elle et soufflait dans le jardin; et elle passait si vite, qu'on ne la distinguait plus avec nettet�. Maintenant, elle devait sourire, son visage �tait rose, ses yeux filaient comme des �toiles. La natte d�nou�e battait sur son cou. Malgr� la ficelle qui les nouait, ses jupes flottaient et d�couvraient la blancheur de ses chevilles. Et on la sentait � l'aise, la poitrine libre, vivant dans l'air comme dans une patrie.
—Allez! allez!
M. Rambaud, en nage, la face rouge, d�ploya toute sa force. Il y eut un cri. H�l�ne montait encore.
—Oh! maman! oh! maman! r�p�tait Jeanne en extase.
Elle s'�tait assise sur la pelouse, elle regardait sa m�re, ses petites mains serr�es sur sa poitrine, comme si elle e�t elle-m�me bu tout cet air qui soufflait. Elle manquait d'haleine, elle suivait instinctivement d'une cadence des �paules les longues oscillations de la balan�oire. Et elle criait:
—Plus fort! plus fort!
Sa m�re montait toujours. En haut, ses pieds touchaient les branches des arbres.
—Plus fort! plus fort! oh! maman, plus fort!
Mais H�l�ne �tait en plein ciel. Les arbres pliaient et craquaient comme sous des coups de vent. On ne voyait plus que le tourbillon de ses jupes qui claquaient avec un bruit de temp�te. Quand elle descendait, les bras �largis, la gorge en avant, elle baissait un peu la t�te, elle planait une seconde; puis, un �lan l'emportait, et elle retombait, la t�te abandonn�e en arri�re, fuyante et p�m�e, les paupi�res closes. C'�tait sa jouissance, ces mont�es et ces descentes, qui lui donnaient un vertige. En haut, elle entrait dans le soleil, dans ce blond soleil de f�vrier, pleuvant comme une poussi�re d'or. Ses cheveux ch�tains, aux reflets d'ambre, s'allumaient; et l'on aurait dit qu'elle flambait tout enti�re, tandis que ses noeuds de soie mauve, pareils � des fleurs de feu, luisaient sur sa robe blanchissante. Autour d'elle, le printemps naissait, les bourgeons viol�tres mettaient leur ton fin de laque, sur le bleu du ciel.
Alors, Jeanne joignit les mains. Sa m�re lui apparaissait comme une sainte, avec un nimbe d'or, envol�e pour le Paradis. Et elle balbutiait encore:
�Oh! maman, oh! maman....� d'une voix bris�e.
Cependant madame Deberle et Malignon, int�ress�s, s'�taient avanc�s sous les arbres. Malignon trouvait cette dame tr�s-courageuse. Madame Deberle dit d'un air effray�:
—Le coeur me tournerait, c'est certain.
H�l�ne entendit, car elle jeta ces mots, du milieu des branches:
—Oh! moi, j'ai le coeur solide!... Allez, allez donc, monsieur Rambaud. Et, en effet, sa voix restait calme. Elle semblait ne pas se soucier des deux hommes qui �taient l�. Ils ne comptaient pas sans doute. Sa natte s'�tait �chevel�e; la ficelle devait se rel�cher, et ses jupons avaient des bruits de drapeau. Elle montait.
Mais, tout d'un coup, elle cria:
—Assez, monsieur Rambaud, assez!
Le docteur Deberle venait de para�tre sur le perron. Il s'approcha, embrassa tendrement sa femme, souleva Lucien et le baisa au front. Puis, il regarda H�l�ne en souriant.
—Assez, assez! continuait � dire celle-ci.
—Pourquoi donc? demanda-t-il. Je vous d�range?
Elle ne r�pondit pas. Elle �tait devenue grave. La balan�oire, lanc�e � toute vol�e, ne s'arr�tait point; elle gardait de longues oscillations r�guli�res qui enlevaient encore H�l�ne tr�s-haut. Et le docteur, surpris et charm�, l'admirait, tant elle �tait superbe, grande et forte, avec sa puret� de statue antique, ainsi balanc�e mollement, dans le soleil printanier. Mais elle paraissait irrit�e; et, brusquement, elle sauta.
—Attendez! attendez! criait tout le monde.
H�l�ne avait pouss� une plainte sourde. Elle �tait tomb�e sur le gravier d'une all�e, et elle ne put se relever.
—Mon Dieu! quelle imprudence! dit le docteur, la face tr�s-pale.
Tous s'empressaient autour d'elle. Jeanne pleurait si fort, que M. Rambaud, d�faillant lui-m�me, dut la prendre dans ses bras. Cependant, le docteur interrogeait vivement H�l�ne.
—C'est la jambe droite qui a port�, n'est-ce pas?... Vous ne pouvez vous mettre debout?
Et, comme elle restait �tourdie, sans r�pondre, il demanda encore:
—Vous souffrez?
—Une douleur sourde, l�, au genou, dit-elle p�niblement.
Alors, il envoya sa femme chercher sa pharmacie et des bandages. Il r�p�tait:
—Il faut voir, il faut voir.... Ce n'est rien sans doute.
Puis, il s'agenouilla sur le gravier. H�l�ne le laissait faire. Mais, lorsqu'il avan�a les mains, elle se souleva d'un effort, elle serra ses jupes autour de ses pieds.
—Non, non, murmura-t-elle.
—Pourtant, dit-il, il faut bien voir....
Elle avait un l�ger tremblement, et, d'une voix plus basse, elle reprit:
—Je ne veux pas.... Ce n'est rien.
Il la regarda, �tonn� d'abord. Une teinte rose �tait mont�e � son cou. Pendant un instant, leurs yeux se rencontr�rent et sembl�rent lire au fond de leurs �mes. Alors, troubl� lui-m�me, il sa releva avec lenteur et resta pr�s d'elle, sans lui demander davantage � la visiter.
H�l�ne avait appel� M. Rambaud d'un signe. Elle lui dit � l'oreille:
—All�s chercher le docteur Bodin, racontez-lui ce qui m'arrive.
Dix minutes plus tard, quand le docteur Bodin arriva, elle se mit debout avec un courage surhumain, et s'appuyant sur lui et sur M. Rambaud, elle remonta chez elle. Jeanne la suivait, toute secou�e de larmes.
—Je vous attends, avait dit le docteur Deberle � son confr�re. Venez nous rassurer.
Dans le jardin, on causa vivement. Malignon s'�criait que les femmes avaient de dr�les de t�tes. Pourquoi diable cette dame s'�tait-elle amus�e � sauter? Pauline, tr�s-contrari�e de l'aventure qui la privait d'un plaisir, trouvait imprudent de se faire balancer si fort. Le m�decin ne parlait pas, semblait soucieux.
—Rien de grave, dit le docteur Bodin en redescendant, une simple foulure.... Seulement, elle restera sur sa chaise longue au moins pendant quinze jours.
M. Deberle tapa alors amicalement sur l'�paule de Malignon. Il voulut que sa femme rentr�t, parce que d�cid�ment il faisait trop frais. Et, prenant Lucien, il l'emporta lui-m�me, en le couvrant de baisers.
Les deux fen�tres de la chambre �taient grande ouvertes, et Paris, dans l'ab�me qui se creusait au pied de la maison, b�tie � pic sur la hauteur, d�roulait sa plaine immense. Dix heures sonnaient, la belle matin�e de f�vrier avait une douceur et une odeur de printemps.
H�l�ne, allong�e sur sa chaise longue, le genou encore emmaillot� de bandes, lisait devant une des fen�tres. Elle ne souffrait plus; mais, depuis huit jours, elle �tait clou�e l�, ne pouvant m�me travailler � son ouvrage de couture habituel. Ne sachant que faire, elle avait ouvert un livre tra�nant sur le gu�ridon, elle qui ne lisait jamais. C'�tait le livre dont elle se servait chaque soir pour masquer la veilleuse, le seul qu'elle e�t sorti en dix-huit mois de la petite biblioth�que, garnie par M. Rambaud d'ouvrages honn�tes. D'ordinaire, les romans lui semblaient faux et pu�rils. Celui-l�, l'Ivanho� de Walter Scott, l'avait d'abord fort ennuy�e. Puis, une curiosit� singuli�re lui �tait venue. Elle l'achevait, attendrie parfois, prise d'une lassitude, et elle le laissait tomber de ses mains pendant de longues minutes, les regards fix�s sur le vaste horizon.
Ce matin-l�, Paris mettait une paresse souriante � s'�veiller. Une vapeur, qui suivait la vall�e de la Seine, avait noy� les deux rives. C'�tait une bu�e l�g�re, comme laiteuse, que le soleil peu � peu grandi �clairait. On ne distinguait rien de la ville, sous cette mousseline flottante, couleur du temps. Dans les creux, le nuage �paissi se fon�ait d'une teinte bleu�tre, tandis que, sur de larges espaces, des transparences se faisaient, d'une finesse extr�me, poussi�re dor�e o� l'on devinait l'enfoncement des rues; et, plus haut, des d�mes et des fl�ches d�chiraient le brouillard, dressant leurs silhouettes grises, envelopp�s encore des lambeaux de la brume qu'ils trouaient. Par instants, des pans de fum�e jaune se d�tachaient avec le coup d'aile lourd d'un oiseau g�ant, puis se fondaient dans l'air qui semblait les boire. Et, au-dessus de cette immensit�, de cette nu�e descendue et endormie sur Paris, un ciel tr�s-pur, d'un bleu effac�, presque blanc, d�ployait sa vo�te profonde. Le soleil montait dans un poudroiement adouci de rayons. Une clart� blonde, du blond vague de l'enfance, se brisait en pluie, emplissait l'espace de son frisson ti�de. C'�tait une f�te, une paix souveraine et une gaiet� tendre de l'infini, pendant que la ville, cribl�e de fl�ches d'or, paresseuse et somnolente, ne se d�cidait point � se montrer sous ses dentelles.
H�l�ne, depuis huit jours, avait cette distraction du grand Paris �largi devant elle. Jamais elle ne s'en lassait. Il �tait insondable et changeant comme un oc�an, candide le matin et incendi� le soir, prenant les joies et les tristesses des cieux qu'il refl�tait. Un coup de soleil lui faisait rouler des flots d'or, un nuage l'assombrissait et soulevait en lui des temp�tes. Toujours, il se renouvelait: c'�taient des calmes plats, couleur orange, des coups de vent qui d'une heure � l'autre plombaient l'�tendue, des temps vifs et clairs allumant une lueur � la cr�te de chaque toiture, des averses noyant le ciel et la terre, effa�ant l'horizon dans la d�b�cle d'un chaos. H�l�ne go�tait l� toutes les m�lancolies et tous les espoirs du large; elle croyait m�me en recevoir au visage le souffle fort, la senteur am�re; et il n'�tait pas jusqu'au grondement continu de la ville qui ne lui apport�t l'illusion de la mar�e montante, battant contre les rochers d'une falaise.
Le livre glissa de ses mains. Elle r�vait, les yeux perdus. Quand elle le l�chait ainsi, c'�tait par un besoin de ne pas continuer, de comprendre et d'attendre. Elle prenait une jouissance � ne point satisfaire tout de suite sa curiosit�. Le r�cit la gonflait d'une �motion qui l'�touffait. Paris, justement, ce matin-l�, avait la joie et le trouble vague de son coeur. Il y avait l� un grand charme: ignorer, deviner � demi, s'abandonner � une lente initiation, avec le sentiment obscur qu'elle recommen�ait sa jeunesse.
Comme ces romans mentaient! Elle avait bien raison de ne jamais en lire. C'�taient des fables bonnes pour les t�tes vides, qui n'ont point le sentiment exact de la vie. Et elle restait s�duite pourtant, elle songeait invinciblement au chevalier Ivanho�, si passionn�ment aim� de deux femmes, R�becca, la belle juive, et la noble lady Rowena. Il lui semblait qu'elle aurait aim� avec la fiert� et la s�r�nit� patiente de cette derni�re. Aimer, aimer! et ce mot qu'elle ne pronon�ait pas, qui de lui-m�me vibrait en elle, l'�tonnait et la faisait sourire. Au loin, des flocons p�les nageaient sur Paris, emport�s par une brise, pareils � une bande de cygnes. De grandes nappes de brouillard se d�pla�aient; un instant, la rive gauche apparut, tremblante et voil�e, comme une ville f�erique aper�ue en songe; mais une masse de vapeur s'�croula, et cette ville fut engloutie sous le d�bordement d'une inondation. Maintenant, les vapeurs, �galement �pandues sur tous les quartiers, arrondissaient un beau lac, aux eaux blanches et unies. Seul, un courant plus �pais marquait d'une courbe grise le cours de la Seine. Lentement, sur ces eaux blanches, si calmes, des ombres semblaient faire voyager des vaisseaux aux voiles roses, que la jeune femme suivait d'un regard songeur. Aimer, aimer! et elle souriait � son r�ve qui flottait.
Cependant, H�l�ne reprit son livre. Elle en �tait � cet �pisode de l'attaque du ch�teau, lorsque R�becca soigne Ivanho� bless� et le renseigne sur la bataille, qu'elle suit par une fen�tre. Elle se sentait dans un beau mensonge, elle s'y promenait comme dans un jardin id�al, aux fruits d'or, o� elle buvait toutes les illusions. Puis, � la fin de la sc�ne, quand R�becca, envelopp�e de son voile, exhale sa tendresse aupr�s du chevalier endormi, H�l�ne de nouveau laissa tomber le volume, le coeur si gonfl� d'�motion, qu'elle ne pouvait continuer.
Mon Dieu! �tait-ce vrai, toutes ces choses? Et, renvers�e dans sa chaise longue, engourdie par l'immobilit� qu'il lui fallait garder, elle contemplait Paris noy� et myst�rieux, sous le soleil blond. Alors, �voqu�e par les pages du roman, sa propre existence se dressa. Elle se vit jeune fille, � Marseille, chez son p�re, le chapelier Mouret. La rue des Petites-Mari�s �tait noire, et la maison, avec sa cuve d'eau bouillante, pour la fabrication des chapeaux, exhalait, m�me par les beaux temps, une odeur fade d'humidit�. Elle vit aussi sa m�re, toujours malade, qui la baisait de ses l�vres p�les, sans parler. Jamais elle n'avait aper�u un rayon de soleil dans sa chambre d'enfant. On travaillait beaucoup autour d'elle, on gagnait rudement une aisance ouvri�re. Pais, c'�tait tout; jusqu'� son mariage, rien ne tranchait dans cette succession de jours semblables. Un matin, comme elle revenait du march� avec sa m�re, elle avait heurt� le fils Grandjean de son panier plein de l�gumes. Charles s'�tait retourn� et les avait suivies. Tout le roman de ses amours tenait l�. Pendant trois mois, elle le rencontra sans cesse, humble et gauche, n'osant l'aborder. Elle avait seize ans, elle �tait un peu fi�re de cet amoureux, qu'elle savait d'une famille riche. Mais elle le trouvait laid, elle riait de lui souvent, et dormait des nuits paisibles dans l'ombre de la grande maison humide. Puis, on les avait mari�s. Ce mariage l'�tonnait encore. Charles l'adorait, se mettait par terre, le soir, quand elle se couchait, pour baiser ses pieds nus. Elle souriait, pleine d'amiti�, en lui reprochant d'�tre bien enfant. Alors, une vie grise avait recommenc�. Pendant douze ans, elle ne se souvenait pas d'une secousse. Elle �tait tr�s-calme et tr�s-heureuse, sans une fi�vre de la chair ni du coeur, enfonc�e dans les soucis quotidiens d'un m�nage pauvre. Charles baisait toujours ses pieds de marbre, tandis qu'elle se montrait indulgente et maternelle pour lui. Rien de plus. Et elle vit brusquement la chambre de l'h�tel du Var, son mari mort, sa robe de veuve �tal�e sur une chaise. Elle avait pleur� comme le soir d'hiver o� sa m�re �tait morte. Ensuite, les jours avaient coul� encore. Depuis deux mois, avec sa fille, elle se sentait de nouveau tr�s-heureuse et tr�s-calme. Mon Dieu! �tait-ce tout? et que disait donc ce livre, lorsqu'il parlait de ces grands amours qui �clairent toute une existence? � l'horizon, sur le lac dormant, de longs frissons couraient. Puis, le lac, tout d'un coup, parut crever; des fentes se faisaient, et il y avait, d'un bout � l'autre, un craquement qui annon�ait la d�b�cle. Le soleil, plus haut, dans la gloire triomphante de ses rayons, attaquait victorieusement le brouillard. Peu � peu, le grand lac semblait se tarir, comme si quelque d�versoir invisible e�t vid� la plaine. Les vapeurs, tout � l'heure si profondes, s'amincissaient, devenaient transparentes en prenant les colorations vives de l'arc-en-ciel. Toute la rive gauche �tait d'un bleu tendre, lentement fonc�, viol�tre au fond, du c�t� du Jardin des Plantes. Sur la rive droite, le quartier des Tuileries avait le rose p�li d'une �toffe couleur chair, tandis que, vers Montmartre, c'�tait comme une lueur de braise, du carmin flambant dans de l'or; puis, tr�s-loin, les faubourgs ouvriers s'assombrissaient d'un ton brique, de plus en plus �teint et passant au gris bleu�tre de l'ardoise. On ne distinguait point encore la ville tremblante et fuyante, comme un de ces fonds sous-marins que l'oeil devine par les eaux claires, avec leurs for�ts terrifiantes de grandes herbes, leurs grouillements pleins d'horreur, leurs monstres entrevus. Cependant, les eaux baissaient toujours. Elles n'�taient plus que de fines mousselines �tal�es; et, une � une, les mousselines s'en allaient, l'image de Paris s'accentuait et sortait du r�ve.
Aimer, aimer! pourquoi ce mot revenait-il en elle avec cette douceur, pendant qu'elle suivait la fonte du brouillard? N'avait-elle pas aim� son mari, qu'elle soignait comme un enfant? Mais un souvenir poignant s'�veilla, celui de son p�re, que l'on avait trouv� pendu trois semaines apr�s la mort de sa femme, au fond d'un cabinet o� les robes de celle-ci �taient encore accroch�es. Il agonisait l�, raidi, la figure enfonc�e dans une jupe, envelopp� de ces v�tements qui exhalaient un peu de celle qu'il adorait toujours. Puis, dans sa r�verie, il y eut un brusque saut: elle songeait � des d�tails d'int�rieur, aux comptes du mois qu'elle avait arr�t�s le matin m�me avec Rosalie, et elle se sentait tr�s-fi�re de son bon ordre. Elle avait v�cu plus de trente ann�es dans une dignit� et dans une fermet� absolues. La justice seule la passionnait. Quand elle interrogeait son pass�, elle ne trouvait pas une faiblesse d'une heure, elle se voyait d'un pas �gal suivre une route unie et toute droite. Certes les jours pouvaient couler, elle continuerait sa marche tranquille, sans que son pied heurt�t un obstacle. Et cela la rendait s�v�re, avec de la col�re et du m�pris contre ces menteuses existences dont l'h�ro�sme trouble les coeurs. La seule existence vraie �tait la sienne, qui se d�roulait au milieu d'une paix si large. Mais, sur Paris, il n'y avait plus qu'une mince fum�e, une simple gaze fr�missante et pr�s de s'envoler; et un attendrissement subit s'empara d'elle. Aimer, aimer! tout la ramenait � la caresse de ce mot, m�me l'orgueil de son honn�tet�. Sa r�verie devenait si l�g�re, qu'elle ne pensait plus, baign�e de printemps, les yeux humides.
Cependant, H�l�ne allait reprendre son livre, lorsque Paris, lentement, apparut. Pas un souffle de vent n'avait pass�, ce fut comme une �vocation. La derni�re gaze se d�tacha, monta, s'�vanouit dans l'air. Et la ville s'�tendit sans une ombre, sous le soleil vainqueur. H�l�ne resta le menton appuy� sur la main, regardant cet �veil colossal.
Toute une vall�e sans fin de constructions entass�es. Sur la ligne perdue des coteaux, des amas de toitures se d�tachaient, tandis que l'on sentait le flot des maisons rouler au loin, derri�re les plis de terrain, dans des campagnes qu'on ne voyait plus. C'�tait la pleine mer, avec l'infini et l'inconnu de ses vagues. Paris se d�ployait, aussi grand que le ciel. Sous cette radieuse matin�e, la ville, jaune de soleil, semblait un champ d'�pis m�rs; et l'immense tableau avait une simplicit�, deux tons seulement, le bleu p�le de l'air et le reflet dor� des toits. L'ond�e de ces rayons printaniers donnait aux choses une gr�ce d'enfance. On distinguait nettement les plus petite d�tails, tant la lumi�re �tait pure. Paris, avec le chaos inextricable de ses pierres, luisait comme sous un cristal. De temps � autre pourtant, dans cette s�r�nit� �clatante et immobile, un souffle passait; et alors on voyait des quartiers dont les lignes mollissaient et tremblaient, comme si on les e�t regard�s � travers quelque flamme invisible.
H�l�ne, d'abord, s'int�ressa aux larges �tendues d�roul�es sous ses fen�tres, � la pente du Trocad�ro et au d�veloppement des quais. Il fallait qu'elle se pench�t, pour apercevoir le carr� nu du Champ-de- Mars, ferm� au fond par la barre sombre de l'�cole militaire. En bas, sur la vaste place et sur les trottoirs, aux deux c�t�s de la Seine, elle distinguait les passants, une foule active de points noirs emport�s dans un mouvement de fourmili�re; la caisse jaune d'un omnibus jetait une �tincelle; des camions et des fiacres traversaient le pont, gros comme des jouets d'enfant, avec des chevaux d�licats qui ressemblaient � des pi�ces m�caniques; et, le long dos talus gazonn�s, parmi d'autres promeneurs, une bonne en tablier blanc tachait l'herbe d'une clart�. Puis, H�l�ne leva les yeux; mais la foule s'�miettait et se perdait, les voitures elles-m�mes devenaient des grains de sable; il n'y avait plus que la carcasse gigantesque de la ville, comme vide et d�serte, vivant seulement par la sourde tr�pidation qui l'agitait. L�, au premier plan, � gauche, des toits rouges luisaient, les hautes chemin�es de la Manutention fumaient avec lenteur; tandis que, de l'autre c�t� du fleuve, entre l'Esplanade et le Champ-de-Mars, un bouquet de grands ormes faisait un coin de parc, dont on voyait nettement les branches nues, les cimes arrondies, teint�es d�j� de pointes vertes. Au milieu, la Seine s'�largissait et r�gnait, encaiss�e dans ses berges grises, o� des tonneaux d�charg�s, des profils de grues � vapeur, des tombereaux align�s, mettaient le d�cor d'un port de mer. H�l�ne revenait toujours � cette nappe resplendissante sur laquelle des barques passaient, pareilles � des oiseaux couleur d'encre. Invinciblement, d'un long regard, elle en remontait la coul�e superbe. C'�tait comme un galon d'argent qui coupait Paris en deux. Ce matin-l�, l'eau roulait du soleil, l'horizon n'avait pas de lumi�re plus �clatante. Et le regard de la jeune femme rencontrait d'abord le pont des Invalides, puis le pont de la Concorde, puis le pont Royal; les ponts continuaient, semblaient se rapprocher, se superposaient, b�tissant d'�tranges viaducs � plusieurs �tages, trou�s d'arches de toutes formes; pendant que le fleuve, entre ces constructions l�g�res, montrait des bouts de sa robe bleue, de plus en plus perdus et �troits. Elle levait encore les yeux: l�-bas, la coul�e se s�parait dans la d�bandade confuse des maisons; les ponts, des deux c�t�s de la Cit�, devenaient des fils tendus d'une rive � l'autre; et les tours de Notre-Dame, toutes dor�es, se dressaient comme les bornes de l'horizon, au del� desquelles la rivi�re, les constructions, les massifs d'arbres n'�taient plus que de la poussi�re de soleil. Alors, �blouie, elle quitta ce coeur triomphal de Paris, o� toute la gloire de la ville paraissait flamber. Sur la rive droite, au milieu des futaies des Champs-�lys�es, les grandes verri�res du Palais de l'Industrie �talaient des blancheurs de neige; plus loin, derri�re la toiture �cras�e de la Madeleine, semblable � une pierre tombale, se dressait la masse �norme de l'Op�ra; et c'�taient d'autres �difices, des coupoles et des tours, la colonne Vend�me, Saint-Vincent de Paul, la tour Saint-Jacques, plus pr�s les cubes lourds des pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries, � demi enfouis dans un bois de marronniers. Sur la rive gauche, le d�me des Invalides ruisselait de dorures; au del�, les deux tours in�gales de Saint-Sulpice p�lissaient dans la lumi�re; et, en arri�re encore, � droite des aiguilles neuves de Sainte-Clotilde, le Panth�on bleu�tre, assis carr�ment sur une hauteur, dominait la ville, d�veloppait en plein ciel sa fine colonnade, immobile dans l'air avec le ton de soie d'un ballon captif.
Maintenant, H�l�ne, d'un coup d'oeil paresseusement promen�, embrassait Paris entier. Des vall�es s'y creusaient, que l'on devinait aux mouvements des toitures; la butte des Moulins montait avec un flot bouillonnant de vieilles ardoises, tandis que la ligne des grands boulevards d�valait comme un ruisseau, o� s'engloutissait une bousculade de maisons dont on ne voyait m�me plus les tuiles. � cette heure matinale, le soleil oblique n'�clairait point les fa�ades tourn�es vers le Trocad�ro. Aucune fen�tre ne s'allumait. Seuls, des vitrages, sur les toits, jetaient des lueurs, de vives �tincelles de mica, dans le rouge cuit des poteries environnantes. Les maisons restaient grises, d'un gris chauff� de reflets; mais des coups de lumi�re trouaient les quartiers, de longues rues qui s'enfon�aient, droites devant H�l�ne, coupaient l'ombre de leurs raies de soleil. A gauche seulement, les buttes Montmartre et les hauteurs du P�re-Lachaise bossuaient l'immense horizon plat, arrondi sans une cassure. Les d�tails si nets aux premiers plans, les dentelures innombrables des chemin�es, les petites hachures noires des milliers de fen�tres, s'effa�aient, se chinaient de jaune et de bleu, se confondaient dans un p�le-m�le de ville sans fin, dont les faubourgs hors de la vue semblaient allonger des plages de galets, noy�es d'une brume viol�tre, sous la grande clart� �pandue et vibrante du ciel.
H�l�ne, toute grave, regardait, lorsque Jeanne entra joyeusement.
—Maman, maman, vois donc!
L'enfant tenait un gros paquet de girofl�es jaunes. Et elle raconta, avec des rires, qu'elle avait guett� Rosalie rentrer des provisions, pour voir dans son panier. C'�tait sa joie, de fouiller dans ce panier.
—Vois donc, maman! Il y avait �a, au fond.... Sens un peu, la bonne odeur!
Les fleurs fauves, tigr�es de pourpre, exhalaient une senteur p�n�trante, qui embaumait toute la chambre. Alors, H�l�ne, d'un mouvement passionn�, attira Jeanne contre sa poitrine, pendant que le paquet de girofl�es tombait sur ses genoux. Aimer, aimer! certes, elle aimait son enfant. N'�tait-ce point assez, ce grand amour qui avait empli sa vie jusque-l�? Cet amour devait lui suffire, avec sa douceur et son calme, son �ternit� qu'aucune lassitude ne pouvait rompre. Et elle serrait davantage sa fille, comme pour �carter des pens�es qui mena�aient de la s�parer d'elle. Cependant, Jeanne s'abandonnait � cette aubaine de baisers. Les yeux humides, elle se caressait elle-m�me contre l'�paule de sa m�re, avec un mouvement c�lin de son cou d�licat. Puis, elle lui passa un bras � la taille, elle resta l�, bien sage, la joue appuy�e sur son sein. Entre elles, les girofl�es mettaient leur parfum.
Longtemps, elles ne parl�rent pas. Jeanne, sans bouger, demanda enfin � voix basse:
—Maman, tu vois, l�-bas, pr�s de la rivi�re, ce d�me qui est tout rose.... Qu'est-ce donc?
C'�tait le d�me de l'Institut. H�l�ne, un instant, regarda, parut se consulter. Et, doucement:
—Je ne sais pas, mon enfant.
La petite se contenta de cette r�ponse, le silence recommen�a. Mais elle posa bient�t une autre question.
—Et l�, tout pr�s, ces beaux arbres? reprit-elle, en montrant du doigt une �chapp�e du jardin des Tuileries.
—Ces beaux arbres? murmura la m�re. � gauche, n'est-ce pas?... Je ne sais pas, mon enfant.
—Ah! dit Jeanne.
Puis, apr�s une courte r�verie, elle ajouta avec une moue grave:
—Nous ne savons rien.
Elles ne savaient rien de Paris, en effet. Depuis dix-huit mois qu'elles l'avaient sous les yeux � toute heure, elles n'en connaissaient pas une pierre. Trois fois seulement, elles �taient descendues dans la ville; mais, remont�es chez elles, la t�te malade d'une telle agitation, elles n'avaient rien retrouv�, au milieu du p�le-m�le �norme des quartiers.
Jeanne, pourtant, s'ent�tait parfois.
—Ah! tu vas me dire! demanda-t-elle. Ces vitres toutes blanches....? C'est trop gros, tu dois savoir.
Elle d�signait le Palais de l'Industrie. H�l�ne h�sitait.
—C'est une gare.... Non, je crois que c'est un th��tre....
Elle eut un sourire, elle lissa les cheveux de Jeanne, en r�p�tant sa r�ponse habituelle:
—Je ne sais pas, mon enfant.
Alors, elles continu�rent � regarder Paris, sans chercher davantage � le conna�tre. Cela �tait tr�s-doux, de l'avoir l� et de l'ignorer. Il restait l'infini et l'inconnu. C'�tait comme si elles se fussent arr�t�es au seuil d'un monde, dont elles avaient l'�ternel spectacle, en refusant d'y descendre. Souvent, Paris les inqui�tait, lorsqu'il leur envoyait des haleines chaudes et troublantes. Mais, ce matin-l�, il avait une gaiet� et une innocence d'enfant, son myst�re ne leur soufflait que de la tendresse � la face.
H�l�ne reprit son livre, tandis que Jeanne, serr�e contre elle, regardait toujours. Dans le ciel �clatant et immobile, aucune brise ne s'�levait. Les fum�es de la Manutention montaient toutes droites, en flocons l�gers qui se perdaient tr�s-haut. Et, au ras des maisons, des ondes passaient sur la ville, une vibration de vie, faite de toute la vie enferm�e l�. La voix hante des rues prenait dans le soleil une mollesse heureuse. Mais un bruit attira l'attention de Jeanne. C'�tait un vol de pigeons blancs, parti de quelque pigeonnier voisin, et qui traversait l'air, en face de la fen�tre; ils emplissaient l'horizon, la neige volante de leurs ailes cachait l'immensit� de Paris.
Les yeux de nouveau lev�s et perdus, H�l�ne r�vait profond�ment. Elle �tait lady Rowena, elle aimait avec la paix et la profondeur d'une �me noble. Cette matin�e de printemps, cette grande ville si douce, ces premi�res girofl�es qui lui parfumaient les genoux, avaient peu � peu fondu son coeur.
Un matin, H�l�ne s'occupait � ranger sa petite biblioth�que, dont elle bouleversait les livres depuis quelques jours, lorsque Jeanne entra en sautant, en tapant des mains.
—Maman, cria-t-elle, un soldat! un soldat!
—Quoi? un soldat? dit la jeune femme. Qu'est-ce que tu me veux, avec ton soldat?
Mais l'enfant �tait dans un de ses acc�s de folie joyeuse; elle sautait plus fort, elle r�p�tait: �Un soldat! un soldat!� sans s'expliquer davantage. Alors, comme elle avait laiss� la porte de la chambre ouverte, H�l�ne se leva, et elle fut toute surprise d'apercevoir un soldat, un petit soldat, dans l'antichambre. Rosalie �tait sortie; Jeanne devait avoir jou� sur le palier, malgr� la d�fense formelle de sa m�re.
—Qu'est-ce que vous d�sirez, mon ami? demanda H�l�ne.
Le petit soldat, tr�s-troubl� par l'apparition de cette dame, si belle et si blanche dans son peignoir garni de dentelle, frottait un pied sur la parquet, saluait, balbutiait pr�cipitamment:
—Pardon.... excuse....
Et il ne trouvait rien autre chose, il reculait jusqu'au mur, en tra�nant toujours les pieds. Ne pouvant aller plus loin, voyant que la dame attendait avec un sourire involontaire, il fouilla vivement dans sa poche droite, dont il tira un mouchoir bleu, un couteau et un morceau de pain. Il regardait chaque objet, l'engouffrait de nouveau. Puis, il passa � la poche gauche; il y avait la un bout de corde, deux clous rouill�s, des images envelopp�es dans la moiti� d'un journal. Il renfon�a le tout, il tapa sur ses cuisses d'un air anxieux. Et il b�gayait, ahuri:
—Pardon.... excuse....
Mais, brusquement, il posa un doigt contre son nez, en �clatant d'un bon rire. L'imb�cile! il se souvenait. Il �ta deux boutons de sa capote, fouilla dans sa poitrine, o� il enfon�a le bras jusqu'au coude. Enfin, il sortit une lettre, qu'il secoua violemment, comme pour en enlever la poussi�re, avant de la remettre � H�l�ne.
—Une lettre pour moi, vous �tes sur? dit celle-ci.
L'enveloppe portait bien son nom et son adresse, d'une grosse �criture paysanne, avec des jambages qui se culbutaient comme des capucins de cartes. Et d�s qu'elle fut parvenue � comprendre, arr�t�e � chaque ligne par des tournures et une orthographe extraordinaires, elle eut un nouveau sourire. C'�tait une lettre de la tante de Rosalie, qui lui envoyait Z�phyrin Lacour, tomb� au sort �malgr� deux messes dites par monsieur le cur�. Alors, attendu que Z�phyrin �tait l'amoureux de Rosalie, elle priait madame de permettre aux enfants de se voir le dimanche. Il y avait trois pages o� cette demande revenait dans les m�mes termes, de plus en plus embrouill�s, avec un effort constant de dire quelque chose qui n'�tait pas dit. Puis, avant de signer, la tante semblait avoir trouv� tout d'un coup, et elle avait �crit: �Monsieur le cur� le permet,� en �crasant sa plume au milieu d'un �claboussement de p�t�s.
H�l�ne plia lentement la lettre. Tout en la d�chiffrant, elle avait lev� deux ou trois fois la t�te, pour jeter un coup d'oeil sur le soldat. Il �tait toujours coll� contre le mur, et ses l�vres remuaient, il paraissait appuyer chaque phrase d'un l�ger mouvement du menton; sans doute il savait la lettre par coeur.
—Alors, c'est vous qui �tes Z�phyrin Lacour? dit-elle.
Il se mit � rire, il branla le cou.
—Entrez, mon ami; ne restez pas l�.
Il se d�cida � la suivre, mais il se tint debout pr�s de la porte, pendant qu'H�l�ne s'asseyait. Elle l'avait mal vu, dans l'ombre de l'antichambre. Il devait avoir juste la taille de Rosalie; un centim�tre de moins, et il �tait r�form�. Les cheveux roux, tondus tr�s-ras, sans un poil de barbe, il avait une face toute ronde, couverte de son, perc�e de deux yeux minces comme des trous de vrille. Sa capote neuve, trop grande pour lui, l'arrondissait encore; et les jambes �cart�es dans son pantalon rouge, pendant qu'il balan�ait devant lui son k�pi � large visi�re, il �tait dr�le et attendrissant, avec sa rondeur de petit bonhomme b�ta, sentant le labour sous l'uniforme.
H�l�ne voulut l'interroger, obtenir quelques renseignements.
—Vous avez quitt� la Beauce il y a huit jours?
—Qui, madame.
—Et vous voil� � Paris. Vous n'en �tes pas f�ch�?
—Non, madame.
Il s'enhardissait, il regardait dans la chambre, tr�s impressionn� par les tentures de velours bleu.
—Rosalie n'est pas l�, reprit H�l�ne; mais elle va rentrer.... Sa tante m'apprend que vous �tes son bon ami.
Le petit soldat ne r�pondit pas; il baissa la t�te, en riant d'un air gauche, et se remit � gratter le tapis du bout de son pied.
—Alors, vous devez l'�pouser, quand vous sortirez du service? continua la jeune femme.
—Bien s�r, dit-il en devenant tr�s-rouge, bien s�r, c'est jur�....
Et, gagn� par l'air bienveillant de la dame, tournant son k�pi entre ses doigts, il se d�cida � parler.
—Oh! il y a beau temps.... Quand nous �tions tout petiots, nous allions � la maraude ensemble. Nous avons joliment re�u des coups de gaule; pour �a, c'est bien vrai.... Il faut vous dire que les Lacour et les Pichon demeuraient dans la m�me traverse, c�te � c�te. Alors, n'est-ce pas? la Rosalie et moi, nous avons �t� �lev�s quasiment � la m�me �cuelle.... Puis, tout son monde est mort. Sa tante Marguerite lui a donn� la soupe. Mais elle, la m�tine, elle avait d�j� des bras du tonnerre....
Il s'arr�ta, sentant qu'il s'enflammait, et il demanda d'une voix h�sitante:
—Peut-�tre bien qu'elle vous a cont� tout �a?
—Oui, mais dites toujours, r�pondit H�l�ne qu'il amusait.
—Enfin, reprit-il, elle �tait joliment forte, quoique pas plus grosse qu'une mauviette; elle vous troussait la besogne, fallait voir! Tenez, un jour, elle a allong� une tape � quelqu'un de ma connaissance, oh! une tape! J'en ai gard� le bras noir pondant huit jours.... Oui, c'est venu comme �a. Dans le pays, tout le monde nous mariait ensemble. Alors, nous n'avions pas dix ans que nous nous sommes tap� dans la main.... Et �a tient, madame, �a tient....
Il posait une main sur son coeur, on �cartant les doigts. H�l�ne pourtant �tait redevenue grave. Cette id�e d'introduire un soldat dans sa cuisine l'inqui�tait. Monsieur le cur� avait beau le permettre, elle trouvait cela un peu risqu�. Dans les campagnes, on est fort libre, les amoureux vont bon train. Elle laissa voir ses craintes. Quand Z�phyrin eut compris, il pensa crever de rire; mais il se retenait, par respect.
—Oh! madame, oh! madame.... On voit bien que vous ne la connaissez point. J'en ai re�u, des calottes!... Mon Dieu! les gar�ons, �a aime � rire, n'est-ce pas? Je la pin�ais, des fois. Alors, elle se retournait, et v'lan! en plein museau.... C'est sa tante qui lui r�p�tait: �Vois-tu, ma fille, ne te laisse pas chatouiller, �a ne porte pas chance.� Le cur� aussi s'en m�lait, et c'est peut-�tre bien pour �a que notre amiti� tient toujours.... On devait nous marier apr�s le tirage au sort. Puis, va te faire fiche! les choses ont mal tourn�. La Rosalie a dit qu'elle servirait � Paris pour s'amasser une dot en m'attendant.... Et voil�, et voil�....
Il se dandinait, passait son k�pi d'une main dans l'autre. Mais, comme H�l�ne gardait le silence, il crut comprendre qu'elle doutait de sa fid�lit�. Cela le blessa beaucoup. Il s'�cria avec feu:
—Vous pensez peut-�tre que je la tromperai?... Puisque je vous dis que c'est jur�! Je l'�pouserai, voyez-vous, aussi vrai que le jour nous �claire.... Et je suis tout pr�t � vous signer �a.... Oui, si vous voulez, je vais vous signer un papier.... Une grosse �motion le soulevait. Il marchait dans la chambre, cherchant des yeux s'il n'apercevait pas une plume et de l'encre. H�l�ne tenta vivement de le calmer. Il r�p�tait:
—J'aimerais mieux vous signer un papier.... Qu'est-ce que �a vous fait? vous s�riez bien tranquille ensuite.
Mais, juste � ce moment, Jeanne, qui avait disparu de nouveau, rentra en dansant et on tapant des mains.
—Rosalie! Rosalie! Rosalie! chantait-elle sur un air sautillant qu'elle composait.
Par les portes ouvertes, on entendit en effet l'essoufflement de la bonne qui montait, charg�e de son panier. Z�phyrin recula dans un coin de la pi�ce; un rire silencieux fondait sa bouche d'une oreille � l'autre, et ses yeux en trous de vrille luisaient d'une malice campagnarde. Rosalie entra droit dans la chambre, comme elle en avait l'habitude famili�re, pour montrer les provisions du matin � sa ma�tresse.
—Madame, dit-elle, j'ai achet� des choux-fleurs.... Voyez donc!... Deux pour dix-huit sous, ce n'est pas cher....
Elle tendait son panier entr'ouvert, lorsqu'on levant la t�te, elle aper�ut Z�phyrin qui ricanait. Une stupeur la cloua sur le tapis. Il s'�coula deux ou trois secondes, elle ne l'avait sans doute pas reconnu tout de suite sous l'uniforme. Ses yeux ronds s'agrandirent, sa petite face grasse devint p�le, tandis que ses durs cheveux noirs remuaient.
—Oh! dit-elle simplement.
Et, de surprise, elle l�cha son panier. Les provisions roul�rent sur le tapis, les choux-fleurs, des oignons, des pommes. Jeanne, enchant�e, poussa un cri et se jeta par terre, au milieu de la chambre, courant apr�s les pommes, jusque sous les fauteuils et l'armoire � glace. Cependant, Rosalie, toujours paralys�e, ne bougeait pas, r�p�tait:
—Comment! c'est toi!... Qu'est-ce que tu fais la, dis? qu'est-ce que tu fais la?
Elle se tourna vers H�l�ne et demanda:
—C'est donc vous qui l'avez laiss� entrer?
Z�phyrin ne parlait pas, se contentait de cligner les paupi�res d'un air malin. Alors, des larmes d'attendrissement mont�rent aux yeux de Rosalie, et pour t�moigner sa joie de le revoir, elle ne trouva rien de mieux que de se moquer de lui.
—Ah! va, reprit-elle en s'approchant, t'es joli, t'es propre, avec cet habit-l�!... J'aurais pu passer � c�t� de toi, je n'aurais pas seulement dit: Dieu te b�nisse!... Comme te voil� fait! T'as l'air d'avoir ta gu�rite sur ton dos. Et ils t'ont joliment ras� la t�te, tu ressembles au caniche du sacristain.... Bon Dieu! que t'es laid, que t'es laid!
Z�phyrin, vex�, se d�cida � ouvrir la bouche.
—Ce n'est pas ma faute, bien s�r.... Si on t'envoyait au r�giment, nous verrions un peu.
Ils avaient compl�tement oubli� o� ils se trouvaient, et la chambre, et H�l�ne, et Jeanne, qui continuait � ramasser les pommes. La bonne s'�tait plant�e debout devant le petit soldat, les mains nou�es sur son tablier.
—Alors, tout va bien l�-bas? demanda-t-elle.
—Mais oui, sauf que la vache des Guignard est malade, l'artiste est venu, et il leur a dit comme �a qu'elle �tait pleine d'eau,
—Si elle est pleine d'eau, c'est fini.. � part �a, tout va bien?
—Oui, oui.... Il y a la garde champ�tre qui s'est cass� le bras.. Le p�re Canivet est mort.... Monsieur la cur� a perdu sa bourse, o� il y avait trente sous, en revenant de Grandval.... Autrement tout va bien.
Et ils se turent. Ils se regardaient avec des yeux luisants, les l�vres pinc�es et lentement remu�es dans une grimace tendre. Ce devait �tre leur fa�on de s'embrasser, car ils ne s'�taient pas m�me tendu la main. Mais Rosalie sortit tout � coup de sa contemplation, et elle se d�sola on voyant ses l�gumes par terre. Un beau g�chis! il lui faisait faire de propres choses! Madame aurait d� le laisser attendre dans l'escalier. Tout en grondant, elle se baissait, remettait au fond du panier les pommes, les oignons, les choux-fleurs, � la grande contrari�t� de Jeanne, qui ne voulait pas qu'on l'aid�t. Et, comme elle s'en allait dans sa cuisine, sans regarder davantage Z�phyrin, H�l�ne, gagn�e par la tranquille sant� des deux amoureux, la retint pour lui dire:
—�coutez, ma fille, votre tante m'a demand� d'autoriser ce gar�on � venir vous voir le dimanche.... Il viendra l'apr�s-midi, et vous tacherez que votre service n'en souffre pas trop.
Rosalie s'arr�ta, tourna simplement la t�te. Elle �tait bien contente, mais elle gardait son air grognon.
—Oh! madame, il va joliment me d�ranger! cria-t-elle.
Et, par-dessus son �paule, elle jeta un regard sur Z�phyrin et lui fit de nouveau sa grimace tendre. Le petit soldat resta un moment immobile, la bouche fendue par son rire muet. Puis, il se relira � reculons, en remerciant et en posant son k�pi contre son coeur. La porte �tait ferm�e, qu'il saluait encore sur le palier.
—Maman, c'est le fr�re de Rosalie? demanda Jeanne.
H�l�ne demeura tout embarrass�e devant cette question. Elle regrettait l'autorisation qu'elle venait d'accorder, dans un mouvement de bont� subite, dont elle s'�tonnait. Elle chercha quelques secondes, elle r�pondit:
—Non, c'est son cousin.
—Ah! dit l'enfant gravement.
La cuisine de Rosalie donnait sur le jardin du docteur Deberle, en plein soleil. L'�t�, par la fen�tre, tr�s-large, les branches des ormes entraient. C'�tait la pi�ce la plus gaie de l'appartement, toute blanche de lumi�re, si �clair�e m�me que Rosalie avait d� poser un rideau de cotonnade bleue, qu'elle tirait l'apr�s-midi. Elle ne se plaignait que de la petitesse de cette cuisine, qui s'allongeait en forme de boyau, le fourneau � droite, une table et un buffet � gauche, Mais elle avait si bien cas� les ustensiles et les meubles, qu'elle s'�tait m�nag�, pr�s de la fen�tre, un coin libre o� elle travaillait le soir. Son orgueil �tait de tenir les casseroles, les bouilloires, les plats dans une merveilleuse propret�. Aussi, lorsque le soleil arrivait, un resplendissement rayonnait des murs; les cuivres jetaient des �tincelles d'or, les fers battus avaient des rondeurs �clatantes de lunes d'argent; tandis que les fa�ences bleues et blanches du fourneau mettaient leur note p�le dans cet incendie.
Le samedi suivant, dans la soir�e, H�l�ne entendit un tel remue-m�nage, qu'elle se d�cida � aller voir.
—Qu'est-ce donc? demanda-t-elle, vous vous battes avec les meubles?
—Je lave, madame, r�pondit Rosalie, �bouriff�e et suante, accroupie par terre, en train de frotter le carreau de toute la force de ses petits bras.
C'�tait fini, elle �pongeait. Jamais elle n'avait fait sa cuisine aussi belle. Une mari�e aurait pu y coucher, tout y �tait blanc comme pour une noce. La table et le buffet semblaient rabot�s � neuf, tant elle y avait us� ses doigts. Et il fallait voir le bel ordre, les casseroles et les pots par rangs de grandeur, chaque chose � son clou, jusqu'� la po�le et au gril qui reluisaient, sans une tache de fum�e. H�l�ne resta l� un instant, silencieuse; puis, elle sourit et se retira.
Alors, chaque samedi, ce fut un nettoyage pareil, quatre heures pass�es dans la poussi�re et dans l'eau. Rosalie voulait, le dimanche, montrer sa propret� � Z�phyrin. Elle recevait ce jour-l�. Une toile d'araign�e lui aurait fait honte. Lorsque tout resplendissait autour d'elle, cela la rendait aimable et la faisait chanter. � trois heures, elle se lavait encore les mains, elle mettait un bonnet avec des rubans. Puis, tirant � demi le rideau de cotonnade, m�nageant un jour de boudoir, elle attendait Z�phyrin au milieu du bel ordre, dans une bonne odeur de thym et de laurier.
A trois heures et demie, exactement, Z�phyrin arrivait; il se promenait dans la rue, tant que la demie n'avait pas sonn� aux horloges du quartier. Rosalie �coutait ses gros souliers buter contre les marches, et lui ouvrait, quand il s'arr�tait sur le palier. Elle lui avait d�fendu de toucher au cordon de sonnette. Chaque fois, ils �changeaient les m�mes paroles.
—C'est toi?
—Oui, c'est moi.
Et ils restaient nez � nez, avec leurs yeux p�tillants et leur bouche pinc�e. Puis, Z�phyrin suivait Rosalie; mais elle l'emp�chait d'entrer avant qu'elle l'e�t d�barrass� de son shako et de son sabre. Elle ne voulait point de �a dans sa cuisine, elle cachait le sabre et le shako au fond d'un placard. Alors, elle asseyait son amoureux, pr�s de la fen�tre, dans le coin m�nag� l�, et elle ne lui permettait plus de remuer.
—Tiens-toi tranquille.... Tu me regarderas faire le d�ner de madame, si tu veux.
Mais il ne venait presque jamais les mains vides. Ordinairement, il avait employ� sa matin�e � courir avec des camarades les bois de Meudon, tra�nant les pieds dans des fl�neries sans fin, oisif et buvant le grand air, avec le regret vague du pays. Pour occuper ses doigts, il coupait des baguettes, les taillait, les enjolivait en marchant de toutes sortes d'arabesques; et son pas se ralentissait encore, il s'arr�tait pr�s des foss�s, le shako sur la nuque, les yeux ne quittant plus son couteau qui fouillait le bois. Puis, comme il ne pouvait se d�cidera jeter ses baguettes, il les apportait l'apr�s-midi � Rosalie, qui les lui enlevait des mains, en criant un peu, parce que cela salissait la cuisine. La v�rit� �tait qu'elle les collectionnait; elle en avait, sous son lit, un paquet de toutes les longueurs et de tous les dessins.
Un jour, il arriva avec un nid plein d'oeufs, qu'il avait plac� dans le fond de son shako, sous son mouchoir. C'�tait tr�s-bon, disait-il, les omelettes avec les oeufs d'oiseau. Rosalie jeta cette horreur, mais elle garda le nid, qui alla rejoindre les baguettes. D'ailleurs, il avait toujours ses poches plaines � crever. Il en tirait des curiosit�s, des cailloux transparents, pris au bord de la Seine, d'anciennes ferrures, des baies sauvages qui sa s�chaient, des d�bris m�connaissables dont les chiffonniers n'avaient pas voulu. Sa passion �tait surtout les images. Le long des routes, il ramassait les papiers qui avaient envelopp� du chocolat ou des savons, et sur lesquels on voyait des n�gres et des palmiers, des alm�es et des bouquets de roses. Les dessus des vieilles bottes crev�es, avec des dames blondes et r�veuses, les gravures vernies et le papier d'argent des sucres de pomme, jet�s dans les foires des environs, �taient ses grandes trouvailles, qui lui gonflaient le coeur. Tout ce butin disparaissait dans ses poches; il enveloppait d'un bout de journal les plus beaux morceaux. Et, le dimanche, quand Rosalie avait un moment � perdre, entre une sauce et un r�ti, il lui montrait ses images. C'�tait pour elle, si elle voulait; seulement, comme le papier, autour, n'�tait pas toujours propre, il d�coupait les images, ce qui l'amusait beaucoup. Rosalie se f�chait, des brins de papier s'envolaient jusque dans ses plats; et il fallait voir avec quelle malice de paysan, tir�e de loin, il finissait par s'emparer de ses ciseaux. Parfois, pour se d�barrasser de lui, elle les lui donnait brusquement.
Cependant, un roux chantait dans un po�lon. Rosalie surveillait la sauce, une cuiller de bois � la main, pendant que Z�phyrin, la t�te pench�e, le dos �largi par ses �paulettes rouges, d�coupait des images. Ses cheveux �taient tellement ras, qu'on lui voyait la peau du cr�ne; et, son collet jaune b�illait par derri�re, montrant le hale du cou. Pendant des quarts d'heure entiers, tous deux ne disaient rien. Lorsque Z�phyrin levait la t�te, il regardait Rosalie prendre de la farine, hacher du persil, saler et poivrer, d'un air profond�ment int�ress�. Alors, de loin en loin, une parole lui �chappait.
—Fichtre! �a sent trop bon!
La cuisini�re, en plein coup de feu, ne daignait pas r�pondre tout de suite. Au bout d'un long silence, elle disait � son tour:
—Vois-tu, il faut que �a mijote.
Et leurs conversations ne sortaient gu�re de la. Ils ne parlaient m�me plus du pays. Lorsqu'un souvenir leur revenait, ils se comprenaient d'un mot et riaient en dedans toute l'apr�s-midi. Cela leur suffisait. Quand Rosalie mettait Z�phyrin � la porte, ils s'�taient joliment amus�s tous les deux.
—Allons, va-t'en! Je vais servir madame.
Elle lui rendait son shako et son sabre, le poussait devant elle, puis servait madame avec de la joie aux joues; tandis que lui, les bras ballants, rentrait � la caserne, chatouill� � l'int�rieur par cette bonne odeur de thym et de laurier qu'il emportait.
Dans les premiers temps, H�l�ne crut devoir les surveiller. Elle arrivait parfois � l'improviste, pour donner un ordre. Et toujours elle trouvait Z�phyrin dans son coin, entre la table et la fen�tre, pr�s de la fontaine de gr�s, qui le for�ait � rentrer les jambes. D�s que madame paraissait, il se levait comme au port d'arme, demeurait debout. Si madame lui adressait la parole, il ne r�pondait gu�re que par des saluts et des grognements respectueux. Peu � peu, H�l�ne se rassura, en voyant qu'elle ne les d�rangeait jamais et qu'ils gardaient sur le visage leur tranquillit� d'amoureux patients.
M�me Rosalie semblait alors beaucoup plus d�lur�e que Z�phyrin. Elle Avait d�j� quelques mois de Paris, elle s'y d�niaisait, bien qu'elle ne conn�t que trois rues, la rue, de Passy, la rue Franklin et la rue Vineuse. Lui, au r�giment, restait godiche. Elle assurait � madame qu'il �b�tisait�; car au pays, bien s�r, il �tait plus malin. �a r�sultait de l'uniforme, disait elle; tous les gar�ons qui tombaient soldats devenaient b�tes � crever. En effet, Z�phyrin, ahuri par son existence nouvelle, avait les yeux ronds et le dandinement d'une oie. Il gardait sa lourdeur de paysan sous ses �paulettes, la caserne ne lui enseignait point encore le beau langage ni les mani�res victorieuses du tourlourou parisien. Ah! madame pouvait �tre tranquille! ce n'�tait pas lui qui songeait � batifoler.
Aussi Rosalie se montrait-elle maternelle. Elle sermonnait Z�phyrin tout en mettant la broche, lui prodiguait de bons conseils sur les pr�cipices qu'il devait �viter; et il ob�issait, en appuyant chaque conseil d'un vigoureux mouvement de t�te. Tous les dimanches, il devait lui jurer qu'il �tait all� � la messe et qu'il avait dit religieusement ses pri�res matin et soir. Elle l'exhortait encore � la propret�, lui donnait un coup de brosse quand il partait, consolidait un bouton de sa tunique, le visitait de la t�te aux pieds, regardant si rien ne clochait. Elle s'inqui�tait aussi de sa sant� et lui indiquait des recettes contre toutes sortes de maladies. Z�phyrin, pour reconna�tre ses complaisances, lui offrait de remplir sa fontaine. Longtemps elle refusa, par crainte qu'il n� renvers�t de l'eau. Mais, un jour, il monta les deux seaux sans laisser tomber une goutte dans l'escalier, et, d�s lors, ce fut lui qui, le dimanche, remplit la fontaine. Il lui rendait d'autres services, faisait toutes les grosses besognes, allait tr�s-bien acheter du beurre chez la fruiti�re, si elle avait oubli� d'en prendre. M�me il finit par se mettre � la cuisine. D'abord, il �plucha les l�gumes. Plus tard, elle lui permit de hacher. Au bout de six semaines, il ne touchait point aux sauces, mais il les surveillait, la cuiller de bois � la main. Rosalie en avait fait son aide, et elle �clatait de rire parfois, quand elle le voyait, avec son pantalon rouge et son collet jaune, actionn� devant le fourneau, un torchon sur le bras, comme un marmiton.
Un dimanche, H�l�ne se rendit � la cuisine. Ses pantoufles Assourdissaient le bruit de ses pas, elle resta sur le seuil, sans que la bonne ni le soldat l'eussent entendue. Dans son coin, Z�phyrin �tait attabl� devant une tasse de bouillon fumant. Rosalie, qui tournait le dos � la porte, lui coupait de longues mouillettes de pain.
—Va, mange, mon petit! disait-elle. Tu marches trop, c'est �a qui te creuse.... Tiens! en as-tu assez? en veux-tu encore?
Et elle le couvait d'un regard tendre et inquiet. Lui, tout rond, se carrait au-dessus de la tasse, avalait une mouillette � chaque bouch�e. Sa face, jaune de son, rougissait dans la vapeur qui la baignait. Il murmurait:
—Sapristi! quel jus! Qu'est-ce que tu mets donc l� dedans?
—Attends, reprit-elle, si tu aimes les poireaux....
Mais, en se tournant, elle aper�ut madame. Elle poussa un l�ger cri. Tous deux rest�rent p�trifi�s. Puis, Rosalie s'excusa avec un flot Brusque de paroles.
—C'est ma part, madame, oh! bien vrai.... Je n'aurais pas repris du bouillon.... Tenez, sur ce que j'ai de plus sacr�! Je lui ai dit: Si tu veux ma part de bouillon, je vais te la donner.... Allons, parle donc, toi; tu sais bien que �a s'est pass� comme �a....
Et, inqui�te du silence que gardait sa ma�tresse, elle la crut f�ch�e, elle continua d'une voix qui se brisait:
—Il mourait de faim, madame; il m'avait vol� une carotte crue.... On les nourrit si mal! Puis, imaginez-vous qu'il est all� au diable, le long de la rivi�re, je ne sais o�.... Vous-m�me, madame, vous m'auriez dit: Rosalie, donnez-lui donc un bouillon....
Alors, H�l�ne, devant le petit soldat, qui restait la bouche pleine, sans oser avaler, ne put rester s�v�re. Elle r�pondit doucement:
—Eh bien! ma fille, quand ce gar�on aura faim, il faudra l'inviter � d�ner, voil� tout.... Je vous le permets.
Elle venait d'�prouver, en face d'eux, cet attendrissement qui, d�j� une fois, lui avait fait oublier son rigorisme. Ils �taient si heureux, dans cette cuisine! Le rideau de cotonnade, � demi tir�, laissait entrer le soleil couchant. Les cuivres incendiaient le mur du fond, �clairant d'un reflet rose le demi-jour de la pi�ce. Et l�, dans cette ombre dor�e, ils mettaient tous les deux leurs petites faces rondes, tranquilles et claires comme des lunes. Leurs amours avaient une certitude si calme, qu'ils ne d�rangeaient pas le bel ordre des ustensiles. Ils s'�panouissaient aux bonnes odeurs des fourneaux, l'app�tit �gay�, le coeur nourri.
—Dis, maman, demanda Jeanne le soir, apr�s une longue r�flexion, le cousin de Rosalie ne l'embrasse jamais, pourquoi donc?
—Et pourquoi veux-tu qu'ils s'embrassent? r�pondit H�l�ne. Ils s'embrasseront le jour de leur f�te.
Apr�s le potage, ce mardi-l�, H�l�ne tendit l'oreille, en disant:
—Quel d�luge, entendez-vous?... Mes pauvres amis, vous allez �tre tremp�s, ce soir.
—Oh! quelques gouttes, murmura l'abb�, dont la vieille soutane �tait d�j� mouill�e aux �paules.
—Moi, j'ai une bonne trotte, dit M. Rambaud; mais je rentrerai � pied tout de m�me; j'aime �a.... D'ailleurs, j'ai mon parapluie.
Jeanne r�fl�chissait, en regardant s�rieusement sa derni�re cuiller�e de vermicelle. Puis, elle parla lentement:
—Rosalie disait que vous ne viendriez pas, � cause du mauvais temps.... Maman disait que vous viendriez.... Vous �tes bien gentil, vous venez toujours.
On sourit autour de la table. H�l�ne eut un hochement de t�te affectueux, � l'adresse des deux fr�res. Dehors, l'averse continuait avec un roulement sourd, et de brusques coups de vent faisaient craquer les persiennes. L'hiver semblait revenu. Rosalie avait tir� soigneusement les rideaux de reps rouge; la petite salle � manger, bien close, �clair�e par la calme lueur de la suspension, qui pendait toute blanche, prenait, au milieu des secousses de l'ouragan, une douceur d'intimit� attendrie. Sur le buffet d'acajou, des porcelaines refl�taient la lumi�re tranquille. Et, dans cette paix, les quatre convives causaient sans h�te, attendant le bon plaisir de la bonne, en lace de la belle propret� bourgeoise du couvert.
—Ah! vous attendiez, tant pis! dit famili�rement Rosalie en entrant avec un plat. Ce sont des filets de sole au gratin pour monsieur Rambaud, et �a demande � �tre saisi au dernier moment.
M. Rambaud affectait d'�tre gourmand, pour amuser Jeanne et faire Plaisir � Rosalie, qui �tait tr�s-orgueilleuse de son talent de cuisini�re. Il se tourna vers elle, en demandant:
—Voyons, qu'avez-vous mis aujourd'hui?... Vous apportez toujours des surprises quand je n'ai plus faim.
—Oh! r�pondit-elle, il y a trois plats, comme toujours; pas davantage.... Apr�s les filets de sole, vous allez avoir un gigot et des choux de Bruxelles.... Bien vrai, pas davantage.
Mais M. Rambaud regardait Jeanne du coin de l'oeil. L'enfant s'�gayait beaucoup, �touffant des rires dans ses mains jointes, secouant la t�te comme pour dire que la bonne mentait. Alors, il fit claquer la langue d'un air de doute, et Rosalie feignit de se f�cher.
—Vous ne me croyez pas, reprit-elle, parce que mademoiselle est en train de rire.... Eh bien! fiez-vous � �a, restez sur votre app�tit, et vous verrez si vous n'�tes pas forc� de vous remettre � table, en rentrant chez vous.
Quand la bonne ne fut plus l�, Jeanne, qui riait plus fort, eut une terrible d�mangeaison de parler.
—Tu es trop gourmand, commen�a-t-elle; moi, je suis all�e dans la cuisine....
Mais elle s'interrompit.
—Ah! non, il ne faut pas le lui dira, n'est-ce pas, maman?... Il n'y a rien, rien du tout. C'est pour t'attraper que je riais.
Cette sc�ne recommen�ait tous les mardis et avait toujours le m�me succ�s. H�l�ne �tait touch�e de la bonne gr�ce avec laquelle M. Rambaud se pr�tait � ce jeu, car elle n'ignorait pas qu'il avait longtemps v�cu, avec une frugalit� proven�ale, d'un anchois et d'une demi-douzaine d'olives par jour. Quant � l'abb� Jouve, il ne savait jamais ce qu'il mangeait; on le plaisantait m�me souvent sur son ignorance et ses distractions. Jeanne le guettait de ses yeux luisants. Lorsqu'on fut servi:
—C'est tr�s-bon, le merlan, dit-elle en s'adressant au pr�tre.
—Tr�s-bon, ma ch�rie, murmura-t-il. Tiens, c'est vrai, c'est du merlan; je croyais que c'�tait du turbot.
Et, comme tout le monde riait, il demanda na�vement pourquoi. Rosalie, qui venait de rentrer, paraissait tr�s-bless�e. Ah! bien, monsieur le cur�, dans son pays, connaissait joliment mieux la nourriture; il disait l'�ge d'une volaille, � huit jours pr�s, rien qu'en la d�coupant; il n'avait pas besoin d'entrer dans la cuisine pour conna�tre � l'avance son d�ner, l'odeur suffisait. Bon Dieu! si elle avait servi chez un cur� comme monsieur l'abb�, elle ne saurait seulement pas � cette heure retourner une omelette. Et le pr�tre s'excusait d'un air embarrass�, comme si le manque absolu du sens de la gourmandise f�t chez lui un d�faut dont il d�sesp�rait de se corriger. Mais, vraiment, il avait trop d'autres choses en t�te.
—�a, c'est un gigot, d�clara Rosalie en posant le gigot sur la table.
Tout le monde, de nouveau, se mit � rire, l'abb� Jouve le premier. Il avan�a sa grosse t�te, en clignant ses yeux minces.
—Oui, pour s�r, c'est un gigot, dit-il. Je crois que je l'aurais reconnu.
Ce jour-la, d'ailleurs, l'abb� �tait encore plus distrait que de coutume. Il mangeait vite, avec la h�te d'un homme que la table ennuie, et qui chez lui d�jeune debout; puis, il attendait les autres, absorb�, r�pondant simplement par des sourires. Toutes les minutes, il jetait sur son fr�re un regard dans lequel il y avait de l'encouragement et de l'inqui�tude. M. Rambaud, lui non plus, ne semblait pas avoir son calme habituel; mais son trouble se trahissait par un besoin de parler et de se remuer sur sa chaise, qui n'�tait point dans sa nature r�fl�chie. Apr�s les choux de Bruxelles, comme Rosalie tardait � apporter le dessert, il y eut un silence. Au dehors, l'averse tombait avec plus de violence, un grand ruissellement battait la maison. Dans la salle � manger, on �touffait un peu. Alors, H�l�ne eut conscience que l'air n'�tait pas le m�me, qu'il y avait entre les deux fr�res quelque chose qu'ils ne disaient point. Elle les regarda avec sollicitude, elle finit par murmurer:
—Mon Dieu! quelle pluie affreuse!... N'est-ce pas? cela vous retourne, vous paraissez souffrants tous les deux?
Mais ils diront que non, ils s'empress�rent de la rassurer. Et comme Rosalie arrivait, portant un immense plat, M. Rambaud s'�cria, pour cacher son �motion:
—Qu'est-ce que je disais! encore une surprise!
La surprise, ce jour-la, �tait une cr�me � la vanille, un des triomphes de la cuisini�re. Aussi fallait-il voir le rire large et muet avec lequel elle la posa sur la table. Jeanne battait des mains, en r�p�tant:
—Je le savais, je le savais!... J'avais vu les oeufs dans la cuisine.
—Mais je n'ai plus faim! reprit M. Rambaud d'un air d�sesp�r�. Il m'est impossible d'en manger.
Alors, Rosalie devint grave, pleine d'un courroux contenu. Elle dit simplement, l'air digne:
—Comment! une cr�me que j'ai faite pour vous!... Eh bien! essayez de ne pas en manger.... Oui, essayez....
Il se r�signa, prit une grosse part de cr�me. L'abb� restait distrait. Il roula sa serviette, se leva avant la fin du dessert, comme cela lui arrivait souvent. Un instant, il marcha, la t�te pench�e sur une �paule; puis, quand H�l�ne quitta la table � son tour, il lan�a � M. Rambaud un coup d'oeil d'intelligence, et emmena la jeune femme dans la chambre � coucher. Derri�re eux, par la porte laiss�e ouverte, on entendit presque aussit�t leurs voix lentes, sans distinguer les paroles.
—D�p�che-toi, disait Jeanne � M. Rambaud qui semblait ne pouvoir finir un biscuit. Je veux te montrer mon travail.
Mais il ne se pressait pas. Lorsque Rosalie se mit � �ter le couvert, il lui fallut pourtant se lever.
—Attends donc, attends donc, murmurait-il, pendant que l'enfant voulait l'entra�ner dans la chambre.
Et il s'�cartait de la porte, embarrass� et peureux. Puis, comme l'abb� haussait la voix, il fut pris d'une telle faiblesse qu'il dut s'asseoir de nouveau devant la table desservie. Il avait tir� un journal de sa poche.
—Je vais te faire une petite voiture, dit-il.
Du coup, Jeanne ne parla plus d'aller dans la chambre. M. Rambaud l'�merveillait par son adresse � tirer d'une feuille de papier toutes sortes de joujoux. Il faisait des cocottes, des bateaux, des bonnets d'�v�que, des charrettes, des cages. Mais, ce jour-l�, ses doigts tremblaient en pliant le papier, et il n'arrivait pas � r�ussir les petits d�tails. Au moindre bruit qui sortait de la pi�ce voisine, il baissait la t�te. Cependant, Jeanne, tr�s-int�ress�e, s'�tait appuy�e contre la table, � c�t� de lui.
—Apr�s, tu feras une cocotte, dit-elle, pour l'atteler � la voiture.
Au fond de la chambre, l'abb� Jouve �tait rest� debout, dans l'ombre claire dont l'abat-jour noyait la pi�ce. H�l�ne avait repris sa place habituelle, devant le gu�ridon; et comme elle ne se g�nait pas le mardi avec ses amis, elle travaillait, on ne voyait que ses mains p�les cousant un petit bonnet d'enfant, sous le rond de vive clart�.
—Jeanne ne vous donne plus aucune inqui�tude? demanda l'abb�.
Elle hocha la t�te avant de r�pondre.
—Le docteur Deberle para�t tout � fait rassur�, dit-elle. Mais la pauvre ch�rie est encore bien nerveuse.... Hier, je l'ai trouv�e sans connaissance sur sa chaise.
—Elle manque d'exercice, reprit le pr�tre. Vous vous enfermez trop, vous ne menez pas assez la vie de tout le monde.
Il se tut, il y ont un silence. Sans doute il avait trouv� la transition qu'il cherchait; mais, au moment de parler, il se recueillait. Il prit une chaise, s'assit � c�t� d'H�l�ne, en disant:
—�coutez, ma ch�re fille, je d�sire causer s�rieusement avec vous depuis quelque temps.... L'existence que vous menez ici n'est pas bonne. Ce n'est point � votre �ge qu'on se clo�tre comme vous le faites; et ce renoncement est aussi mauvais pour votre enfant que pour vous.... Il y a mille dangers, des dangers de sant� et d'autres dangers encore....
H�l�ne avait lev� la t�te, d'un air de surprise.
—Que voulez-vous dire, mon ami? demanda-t-elle.
—Mon Dieu! je connais peu le monde, continua le pr�tre avec un l�ger embarras, mais je sais pourtant qu'une femme y est tr�s-expos�e, lorsqu'elle reste sans d�fense.... Enfin, vous �tes trop seule, et cette solitude dans laquelle vous vous enfoncez, n'est pas saine, croyez-moi. Un jour doit venir o� vous en souffrirez.
—Mais je ne me plains pas, mais je me trouve tr�s-bien comme je suis! s'�cria-t-elle avec quelque vivacit�.
Le vieux pr�tre branla doucement sa grosse t�te.
—Certainement, cela est tr�s-doux. Vous vous sentez parfaitement heureuse, je le comprends. Seulement, sur cette pente de la solitude et de la r�verie, on ne sait jamais o� l'on va.... Oh! je vous connais, vous �tes incapable de mal faire.... Mais vous pourriez y perdre t�t ou tard votre tranquillit�. Un matin, il ne serait plus temps, la place que vous laissez vide autour de vous et en vous, se trouverait occup�e par quelque sentiment douloureux et inavouable.
Dans l'ombre, une rougeur �tait mont�e au visage d'H�l�ne. L'abb� avait donc lu dans son coeur? Il connaissait donc le trouble qui grandissait en elle, cette agitation int�rieure qui emplissait sa vie, maintenant, et qu'elle-m�me jusque-l� n'avait pas voulu interroger? Son ouvrage tomba sur ses genoux. Une mollesse la prenait, elle attendait du pr�tre comme une complicit� d�vote, qui allait enfin lui permettre d'avouer tout haut et de pr�ciser ces choses vagues qu'elle refoulait au fond de son �tre. Puisqu'il savait tout, il pouvait la questionner, elle t�cherait de r�pondre.
—Je me mets entre vos mains, mon ami, murmura-t-elle. Vous savez bien que je vous ai toujours �cout�.
Alors, le pr�tre garda un moment le silence; puis, lentement, gravement:
—Ma fille, il faut vous remarier, dit-il.
Elle resta muette, les bras abandonn�s, dans la stupeur que lui causait un pareil conseil. Elle attendait d'autres paroles, elle ne comprenait plus. Cependant, l'abb� continuait, plaidant les raisons qui devaient la d�cider au mariage.
—Songez que vous �tes jeune encore.... Vous ne pouvez rester davantage dans ce coin �cart� de Paris, osant � peine sortir, ignorant tout de la vie. Il vous faut rentrer dans l'existence commune, sous peine de regretter am�rement plus tard votre isolement.... Vous ne vous apercevez point du lent travail de cette r�clusion, mais vos amis remarquent votre p�leur et s'en inqui�tent.
Il s'arr�tait � chaque phrase, esp�rant qu'elle l'interromprait et qu'elle discuterait sa proposition. Mais elle demeurait toute froide, comme glac�e par la surprise.
—Sans doute, vous avez une enfant, reprit-il. Cela telle un cheval.... Tu ne sais donc pas faire les chevaux?
—Ah! non. Les chevaux, c'est trop difficile, r�pondit M. Rambaud. Mois, si tu veux, je vais t'apprendre � foire les voitures.
C'�tait toujours par l� que le jeu finissait. Jeanne, tr�s-attentive, regardait son bon ami plier le papier en une multitude de petits carr�s; puis, elle essayait � son tour; mais elle se trompait, tapait du pied. Pourtant, elle savait d�j� faire les bateaux et les bonnets d'�v�que.
—Tu vois, r�p�tait patiemment M. Rambaud, tu fais quatre cornes comme cela, puis tu retournes....
Depuis un instant, l'oreille tendue, il avait d� saisir quelques-unes des paroles dites dans la pi�ce voisine; et ses pauvres mains s'agitaient davantage, sa langue s'embarrassait tellement, qu'il mangeait la moiti� des mots.
H�l�ne, qui ne pouvait s'apaiser, reprit l'entretien.
—Me remarier, et avec qui? demanda-t-elle tout d'un coup au pr�tre, en repla�ant son ouvrage sur le gu�ridon. Vous avez quelqu'un en vue, n'est-ce pas?
L'abb� Jouve s'�tait lev� et marchait lentement. Il fit un signe affirmatif de la t�te, sans s'arr�ter.
—Eh bien! nommez-moi la personne, reprit-elle. Un instant, il se tint debout devant elle; puis il haussa l�g�rement les �paules, en murmurant:
—� quoi bon! puisque vous refusez?
—N'importe, je veux savoir, dit-elle; comment pourrais-je prendre une d�cision, si je ne sais pas?
Il ne r�pondit point tout de suite, toujours debout et la regardant en face. Un sourire un peu triste montait � ses l�vres. Ce fut presque � voix basse qu'il finit par dire:
—Comment! vous n'avez pas devin�?
Non, elle ne devinait pas. Elle cherchait et s'�tonnait. Alors, il fit simplement un signe; d'un mouvement de t�te, il indiqua la salle � manger.
—Lui! s'�cria-t-elle en �touffant sa voix.
Et elle devint toute grave. Elle ne protestait plus violemment. Il ne restait sur son visage que de l'�tonnement et du chagrin. Longtemps, elle demeura les yeux � terre, songeuse. Non, certes, elle n'aurait jamais devin�; et pourtant elle ne trouvait aucune objection. M. Rambaud �tait le seul homme dans la main duquel elle aurait mis loyalement la sienne, sans une crainte. Elle connaissait sa bont�, elle ne riait pas de son �paisseur bourgeoise. Mais, malgr� toute son affection pour lui, l'id�e qu'il l'aimait la p�n�trait d'un grand froid.
Cependant, l'abb� avait repris sa marche d'un bout de la pi�ce � l'autre; et comme il passait devant la porte de la salle � manger, il appela doucement H�l�ne.
—Tenez, venez voir.
Elle se leva et regarda.
M. Rambaud avait fini par asseoir Jeanne sur sa propre chaise. Lui, d'abord appuy� contre la table, venait de se laisser glisser aux pieds de la petite fille. Il �tait � genoux devant elle, et l'entourait d'un de ses bras. Sur la table, il y avait la charrette attel�e d'une cocotte, puis des bateaux, des bo�tes, des bonnets d'�v�que.
—Alors, tu m'aimes bien? disait-il, r�p�te que tu m'aimes bien.
—Mais oui, je t'aime bien, tu le sais.
Il h�sitait, fr�missant, comme s'il avait eu une d�claration d'amour � risquer.
—Et si je te demandais � rester toujours ici, avec toi, qu'est-ce que tu r�pondrais?
—Oh! je serais contente; nous jouerions ensemble, n'est-ce pas? ce serait amusant.
—Toujours, entends-tu, je resterais toujours. Jeanne avait pris un bateau, qu'elle transformait en un chapeau de gendarme. Elle murmura:
—Ah! il faudrait que maman le perm�t.
Cette r�ponse parut le rendre � toutes ses anxi�t�s. Son sort se d�cidait.
—Bien s�r, dit-il. Mais si ta maman le permettait, tu ne dirais pas non, toi, n'est-ce pas?
Jeanne, qui achevait son chapeau de gendarme, enthousiasm�e, se mit � chanter sur un air � elle:
—Je dirais oui, oui, oui.... Je dirais oui, oui, oui.... Vois donc comme il est joli, mon chapeau!
M. Rambaud, touch� aux larmes, se dressa sur les genoux et l'embrassa, pendant qu'elle-m�me lui jetait les mains autour du cou. Il avait charg� son fr�re de demander le consentement d'H�l�ne; lui, t�chait d'obtenir celui de Jeanne.
—Vous le voyez, dit le pr�tre avec un sourire, l'enfant veut bien.
H�l�ne resta grave. Elle ne discutait plus. L'abb� avait repris son plaidoyer, et il insistait sur les m�rites de M. Rambaud. N'�tait-ce pas un p�re tout trouv� pour Jeanne? Elle le connaissait, elle ne livrerait rien au hasard en se confiant � lui. Puis, comme elle gardait le silence, l'abb� ajouta avec une grande �motion et une grande dignit� que, s'il s'�tait charg� d'une pareille d�marche, il n'avait point song� � son fr�re, mais � elle, � son bonheur.
—Je vous crois, je sais combien vous m'aimez, dit vivement H�l�ne. Attendez, je veux r�pondre devant vous � votre fr�re.
Dix heures sonnaient. M. Rambaud entrait dans la chambre � coucher. Elle marcha � sa rencontre, la main tendue, en disant:
—Je vous remercie de votre offre, mon ami, et je vous en suis tr�s- reconnaissante. Vous avez bien fait de parler....
Elle le regardait tranquillement en face et gardait sa grosse main dans la sienne. Lui, tout fr�missant, n'osait lever les yeux.
—Seulement, je demande � r�fl�chir, continua-t-elle. Il me faudra beaucoup de temps peut-�tre.
—Oh! tout ce que vous voudrez, six mois, un an, davantage, balbutia-t-il, soulag�, heureux de ce qu'elle ne le mettait pas tout de suite � la porte.
Alors, elle eut un faible sourire.
—Mais j'entends que nous restions amis. Vous viendrez comme par le pass�, vous me promettez simplement d'attendre que je vous reparle la premi�re de ces choses.... Est-ce convenu?
Il avait retir� sa main, il cherchait fi�vreusement son chapeau, en acceptant tout d'un hochement de t�te continu. Puis, au moment de sortir, il retrouva la parole.
—�coutez, murmura-t-il, vous savez maintenant que je suis l�, n'est-ce pas? Eh bien! dites-vous que j'y serai toujours, quoi qu'il arrive. C'est tout ce que l'abb� aurait d� vous expliquer.... Dans dix ans, si vous voulez, vous n'aurez qu'� faire un signe. Je vous ob�irai.
Et ce fut lui qui prit une derni�re fois la main d'H�l�ne et la serra � la briser. Dans l'escalier, les deux fr�res se retourn�rent comme d'habitude, en disant:
—A mardi.
—Oui, � mardi, r�pondit H�l�ne.
Lorsqu'elle rentra dans la chambre, le bruit d'une nouvelle averse qui battait les persiennes, la rendit toute chagrine. Mon Dieu! quelle pluie ent�t�e, et comme ses pauvres amis allaient �tre mouill�s! Elle ouvrit la fen�tre, jeta un regard dans la rue. De brusques coups de vent soufflaient les becs de gaz. Et, au milieu des flaques pales et des hachures luisantes de la pluie, elle aper�ut le dos rond de M. Rambaud qui s'en allait, heureux et dansant dans le noir, sans para�tre se soucier de ce d�luge.
Jeanne, cependant, �tait tr�s-s�rieuse, depuis qu'elle avait saisi quelques-unes des derni�res paroles de son bon ami. Elle venait de retirer ses petites bottines, elle restait en chemise sur le bord de son lit, songeant profond�ment. Quand sa m�re entra pour l'embrasser, elle la trouva ainsi.
—Bonne nuit, Jeanne. Embrasse-moi.
Puis, comme l'enfant semblait ne pas entendre, H�l�ne s'accroupit devant elle, en la prenant � la taille. Et elle l'interrogea � demi- voix.
—�a te ferait donc plaisir s'il habitait avec nous?
Jeanne ne parut pas �tonn�e de la question. Elle pensait � ces choses sans doute. Lentement, elle dit oui de la t�te.
—Mais, tu sais, reprit la m�re, il serait toujours l�, la nuit, le jour, � table, partout.
Une inqui�tude grandissait dans les yeux clairs de la petite fille. Elle posa sa joue sur l'�paule de sa m�re, la baisa au cou, finit par lui demander � l'oreille, toute frissonnante:
—Maman, est-ce qu'il t'embrasserait?
Une teinte rose monta au front d'H�l�ne. Elle ne sut que r�pondre d'abord � cette question d'enfant. Enfin, elle murmura:
—Il serait comme ton p�re, ma ch�rie.
Alors, les petits bras de Jeanne se raidirent, elle �clata brusquement en gros sanglots. Ella b�gayait:
—Oh! non, non, je ne veux plus.... Oh! maman, je t'en prie, dis-lui que je ne veux pas, va lui dire que je ne veux pas....
Et elle �touffait, elle s'�tait jet�e sur la poitrine de sa m�re, elle la couvrait de ses larmes et de ses baisers. H�l�ne tacha de la calmer, en lui r�p�tant qu'on arrangerait cela. Mais Jeanne voulait tout de suite une r�ponse d�cisive.
—Oh! dis non, petite m�re, dis non.... Tu vois bien que j'en mourrais.... Oh! jamais, n'est-ce pas? jamais!
—Eh bien! non, je te le promets; sois raisonnable, couche-toi.
Pendant quelques minutes encore, l'enfant muette et passionn�e la serra entre ses bras, comme ne pouvant se d�tacher d'elle et la d�fendant contre ceux qui voulaient la lui prendre. Enfin, H�l�ne put la coucher; mais elle dut veiller pr�s d'elle une partie de la nuit. Des secousses l'agitaient dans son sommeil, et, toutes les demi-heures, elle ouvrait les yeux, s'assurait que si m�re �tait l�, puis se rendormait en collant la bouche sur sa main.
Ce fut un mois d'une douceur adorable. Le soleil d'avril avait verdi le jardin d'une verdure tendre, l�g�re et fine comme une dentelle. Contre la grille, les tiges folles des cl�matites poussaient leurs jets minces, tandis que les ch�vrefeuilles en boutons exhalaient un parfum d�licat, presque sucr�. Aux deux bords de la pelouse, soign�e et taill�e, des g�raniums rouges et des quarantaines blanches fleurissaient les corbeilles. Et le bouquet d'ormes, dans le fond, entre l'�tranglement des constructions voisines, drapait la tenture verte de ses branches, dont les petites feuilles frissonnaient au moindre souffle.
Pendant plus de trois semaines, le ciel resta bleu sans un nuage. C'�tait comme un miracle de printemps qui f�tait la nouvelle jeunesse, l'�panouissement qu'H�l�ne portait dans son coeur. Chaque apr�s-midi, elle descendait au jardin avec Jeanne. Sa place �tait marqu�e, contre le premier orme, � droite. Une chaise l'attendait; et, le lendemain, elle trouvait encore, sur le gravier de l'all�e, les bouts de fil qu'elle avait sem�s la veille.
—Vous �tes chez vous, r�p�tait chaque soir madame Deberle, qui se prenait pour elle d'une de ces passions, dont elle vivait six mois. A demain. T�chez de venir plus t�t, n'est-ce pas?
Et H�l�ne �tait chez elle, en effet. Peu � peu, elle s'habituait � ce coin de verdure, elle attendait l'heure d'y descendra avec une impatience d'enfant. Ce qui la charmait, dans ce jardin bourgeois, c'�tait surtout la propret� de la pelouse et des massifs. Pas une herbe oubli�e ne g�tait la sym�trie des feuillages. Les all�es, ratiss�es tous les matins, avaient aux pieds une mollesse de tapis. Elle vivait l�, calme et repos�e, ne souffrant pas des exc�s de la s�ve. Il ne lui venait rien de troublant de ces corbeilles dessin�es si nettement, de ces manteaux de lierre dont le jardinier enlevait une � une les feuilles jaunies. Sous l'ombre enferm�e des ormes, dans ce parterre discret que la pr�sence de madame Deberle parfumait d'une pointe de musc, elle pouvait se croire dans un salon; et la vue seule du ciel, lorsqu'elle levait la t�te, lui rappelait le plein air et la faisait respirer largement.
Souvent, elles passaient l'apr�s-midi toutes les deux, sans voir personne. Jeanne et Lucien jouaient � leurs pieds. Il y avait de longs silences. Puis, madame Deberle, que la r�verie d�sesp�rait, causait pendant des heures, se contentant des approbations muettes d'H�l�ne, repartant de plus belle au moindre hochement de t�te. C'�taient des histoires interminables sur les dames de son intimit�, des projets de r�ception pour le prochain hiver, des r�flexions de pie bavarde au sujet des �v�nements du jour, tout le chaos mondain qui se heurtait dans ce front �troit de jolie femme; et cela m�l� � de brusques effusions d'amour pour les enfants, � des phrases �mues qui c�l�braient les charmes de l'amiti�. H�l�ne sa laissait serrer les mains. Elle n'�coutait pas toujours; mais, dans l'attendrissement continu o� elle vivait, elle se montrait tr�s-touch�e des caresses de Juliette, et elle la disait d'une grande bont�, d'une bont� d'ange.
D'autres fois, une visite se pr�sentait. Alors, madame Deberle �tait enchant�e. Elle avait cessa depuis P�ques ses samedis, comme il convenait � cette �poque de l'ann�e. Mais elle redoutait la solitude, et on la ravissait en la venant voir sans fa�on, dans son jardin. Sa grande pr�occupation, alors, �tait de choisir la plage o� elle passerait le mois d'ao�t. � chaque visite, elle recommen�ait la m�me conversation; elle expliquait que son mari ne raccompagnerait pas � la mer; puis, elle questionnait les gens, elle ne pouvait fixer son choix. Ce n'�tait pas pour elle, c'�tait pour Lucien. Quand le beau Malignon arrivait, il s'asseyait � califourchon sur une chaise rustique. Lui, abhorrait la campagne; il fallait �tre fou, disait-il, pour s'exiler de Paris, sous pr�texte d'aller prendre des rhumes au bord de l'Oc�an. Pourtant, il discutait les plages; toutes �taient infectes, et il d�clarait qu'apr�s Trouville, il n'y avait absolument rien d'un peu propre. H�l�ne, chaque jour, entendait la m�me discussion, sans se lasser, heureuse m�me de cette monotonie de ses journ�es qui la ber�ait et l'endormait dans une pens�e unique. Au bout du mois, madame Deberle ne savait pas encore o� elle irait.
Un soir, comme H�l�ne se retirait, Juliette lut dit:
—Je suis oblig�e de sortir demain; mais que cela ne vous emp�che pas de descendre.... Attendez-moi, je ne rentrerai pas tard.
H�l�ne accepta. Elle passa une apr�s-midi d�licieuse, seule dans le jardin. Au-dessus de sa t�te, elle n'entendait que la bruit d'ailes des moineaux, voletant dans les arbres. Tout la charme de ce petit coin ensoleill� la p�n�trait. Et, � partir de ce jour, ses plus heureuses apr�s-midi furent celles o� son amie l'abandonnait.
De rapports de plus en plus �troits se nouaient entre elle et les Deberle. Elle d�na chez eux, en amie que l'on retient au moment de se mettre � table; lorsqu'elle s'attardait sous les ormes, et que Pierre descendait le perron, en disant: �Madame est servie,� Juliette la suppliait de rester, et elle c�dait parfois. C'�taient des d�ners de famille, �gay�s par la turbulence des enfants. Le docteur Deberle et H�l�ne paraissaient de bons amis, dont les temp�raments raisonnables, un peu froids, sympathisaient. Aussi Juliette s'�criait-elle souvent:
—Oh! vous vous entendriez bien ensemble.... Moi, cela m'exasp�re, votre tranquillit�.
Chaque apr�s-midi, le docteur rentrait de ses visites vers six heures. Il trouvait ces dames au jardin et s'asseyait pr�s d'elles. Dans les premiers temps, H�l�ne avait affect� de se retirer aussit�t, pour laisser le m�nage seul. Mais Juliette s'�tait si vivement f�ch�e de cette brusque retraite, qu'elle demeurait maintenant. Elle se trouvait de moiti� dans la vie intime de cette famille qui semblait toujours tr�s-unie. Lorsque le docteur arrivait, sa femme lui tendait chaque fois la joue, du m�me mouvement amical, et il la baisait; puis, comme Lucien lui montait aux jambes, il l'aidait � grimper, il le gardait sur ses genoux, tout en causant. L'enfant lui fermait la bouche de ses petites mains, lui tirait les cheveux au milieu d'une phrase, se conduisait si mal, qu'il finissait par le mettre � terre, en lui disant d'aller jouer avec Jeanne. Et H�l�ne souriait de ces jeux, elle quittait un instant son ouvrage pour envelopper d'un regard tranquille le p�re, la m�re et l'enfant. Le baiser du mari ne la g�nait point, les malices de Lucien l'attendrissaient. On e�t dit qu'elle se reposait dans la paix heureuse du m�nage.
Cependant, le soleil se couchait, jaunissant les hautes branches. Une s�r�nit� tombait du ciel p�le. Juliette, qui avait la manie des questions, m�me avec les personnes qu'elle connaissait le moins, interrogeait son mari, coup sur coup, souvent sans attendre les r�ponses.
—O� es-tu all�? qu'as-tu fait?
Alors, il disait ses visites, lui parlait d'une connaissance salu�e, lui donnait quelque renseignement, une �toffe ou un meuble entrevu � un �talage. Et souvent, en parlant, ses yeux rencontraient les yeux d'H�l�ne. Ni l'un ni l'autre ne d�tournait la t�te. Ils se regardaient face � face, s�rieux une seconde, comme s'ils se fussent vus jusqu'au coeur; puis, ils souriaient, les paupi�res lentement abaiss�es. La vivacit� nerveuse de Juliette, qu'elle noyait d'une langueur �tudi�e, ne leur permettait pas de causer longtemps ensemble; car la jeune femme se jetait en travers de toutes les conversations. Pourtant, ils �changeaient des mots, des phrases lentes et banales, qui semblaient prendre des sens profonds et qui se prolongeaient au del� du son de leurs voix. � chacune de leurs paroles, ils s'approuvaient d'un l�ger signe, comme si toutes leurs pens�es eussent �t� communes. C'�tait une entente absolue, intime, venue du fond de leur �tre, et qui se resserrait jusque dans leurs silences. Parfois, Juliette arr�tait son bavardage de pie, un peu honteuse de toujours parler.
—Hein? vous ne vous amusez gu�re? disait-elle. Nous causons de choses qui ne vous int�ressent pas du tout.
—Non, ne faites pas attention � moi, r�pondait H�l�ne gaiement. Je ne m'ennuie jamais.... C'est un bonheur pour moi que d'�couter et de ne rien dire.
Et elle ne mentait pas. C'�tait pendant ses longs silences qu'elle Go�tait le mieux le charme d'�tre l�. La t�te pench�e sur son ouvrage, levant les yeux de loin en loin pour �changer avec le docteur ces longs regards qui les attachaient l'un � l'autre, elle s'enfermait volontiers dans l'�go�sme de son �motion. Entre elle et lui, elle s'avouait maintenant qu'il y avait un sentiment cach�, quelque chose de tr�s-doux, d'autant plus doux que personne au monde ne le partageait avec eux. Mais elle portait son secret paisiblement, sans un trouble d'honn�tet�, car rien de mauvais ne l'agitait. Comme il �tait bon avec sa femme et son enfant! Elle l'aimait davantage, quand il faisait sauter Lucien et baisait Juliette sur la joue. Depuis qu'elle le voyait dans son m�nage, leur amiti� avait grandi. Maintenant, elle �tait comme de la famille, elle ne pensait pas qu'on p�t l'�loigner. Et, au fond d'elle, elle l'appelait Henri, naturellement, � force d'entendre Juliette lui donner ce nom. Lorsque ses l�vres disaient �monsieur�, un �cho r�p�tait �Henri�, dans tout son �tre.
Un jour, le docteur trouva H�l�ne seule sous les ormes. Juliette sortait presque toutes les apr�s-midi.
—Tiens! ma femme n'est pas l�? dit-il.
—Non, elle m'abandonne, r�pondit-elle en riant. Il est vrai que vous rentrez plus t�t.
Les enfants jouaient � l'autre bout du jardin. Il s'assit pr�s d'elle. Leur t�te-�-t�te ne les troublait nullement. Pendant pr�s d'une heure, ils caus�rent de mille choses, sans �prouver un instant l'envie de faire une allusion au sentiment tendre qui leur gonflait le coeur. A quoi bon parler de cela? ne savaient-ils pas ce qu'ils auraient pu se dire? Ils n'avaient aucun aveu � se faire. Cela suffisait � leur joie, d'�tre ensemble, de s'entendre sur tous les sujets, de jouir sans trouble de leur solitude, � cette place m�me o� il embrassait sa femme chaque soir devant elle. Ce jour-la, il la plaisanta sur sa fureur de travail.
—Vous savez, dit-il, que je ne connais seulement pas la couleur de vos yeux; vous les tenez toujours sur votre aiguille.
Elle leva la t�te, le regarda comme elle faisait d'habitude, bien en face.
—Est-ce que vous seriez taquin? demanda-t-elle doucement.
Mais lui continuait:
—Ah! ils sont gris.... gris avec un reflet bleu, n'est-ce pas?
C'�tait l� tout ce qu'ils osaient; mais ces paroles, les premi�res venues, prenaient une douceur infinie. Souvent, � partir de ce jour, il la trouva seule, dans le cr�puscule. Malgr� eux, sans qu'ils en eussent conscience, leur familiarit� devenait alors plus grande. Ils parlaient d'une voix chang�e, avec des inflexions caressantes qu'ils n'avaient pas quand on les �coutait. Et cependant, lorsque Juliette arrivait, rapportant la fi�vre bavarde de ses courses dans Paris, elle ne les g�nait toujours pas, ils pouvaient continuer la conversation commenc�e, sans avoir � se troubler ni � reculer leurs si�ges. Il semblait que ce beau printemps, ce jardin o� les lilas fleurissaient, prolonge�t en eux le premier ravissement de la passion.
Vers la fin du mois, madame Deberle fut agit�e d'un grand projet. Tout d'un coup, elle venait d'avoir l'id�e de donner un bal d'enfants. La saison �tait d�j� bien avanc�e, mais cette id�e emplit tellement sa t�te vide, qu'elle se lan�a aussit�t dans les pr�paratifs avec son activit� turbulente. Elle voulait quelque chose de tout � fait bien. Le bal serait costum�. Alors, elle ne causa plus que de son bal, chez elle, chez les autres, partout. Il y eut, dans le jardin, des conversations interminables. Le beau Malignon trouvait le projet un peu �b�b�te�; mais il daigna pourtant s'y int�resser, et il promit d'amener un chanteur comique de sa connaissance. Une apr�s-midi, comme tout le monde �tait sous les arbres, Juliette pesa la grave question des costumes pour Lucien et Jeanne.
—J'h�site beaucoup, dit-elle; j'ai song� � un Pierrot de satin blanc.
—Oh! c'est commun! d�clara Malignon. Vous aurez une bonne douzaine de Pierrots, dans votre bal.... Attendez, il faudrait quelque chose de trouv�....
Et il se mit � r�fl�chir profond�ment, en su�ant la pomme de sa badine. Pauline, qui arrivait, s'�cria:
—Moi, j'ai envie de me mettre en soubrette....
—Toi! dit madame Deberle avec surprise, mais tu ne te d�guises pas! Est-ce que tu te prends pour un enfant, grande b�te?... Tu me feras le plaisir de venir en robe blanche.
—Tiens! �a m'aurait amus�e, murmura Pauline, qui, malgr� ses dix-huit ans et ses rondeurs de belle fille, adorait sauter avec les tout petits enfants.
H�l�ne, cependant, travaillait au pied de son arbre, levant parfois la t�te pour sourire au docteur et � M. Rambaud, qui causaient debout devant elle.
M. Rambaud avait fini par entrer dans l'intimit� des Deberle.
—Et Jeanne, demanda le docteur, en quoi la mettrez-vous?
Mais il eut la parole coup�e par une exclamation de Malignon.
—J'ai trouv�!... Un marquis Louis XV!
Et il brandissait sa badine, d'un air triomphant. Puis, comme on ne s'enthousiasmait gu�re autour de lui, il parut �tonn�.
—Comment! vous ne comprenez point?... C'est Lucien qui re�oit ses petits invit�s, n'est-ce pas? Alors, vous le plantez � la porte du salon, en marquis, avec un gros bouquet de roses au c�t�, et il fait des r�v�rences aux dames.
—Mais, objecta Juliette, nous en aurons des douzaines de marquis.
—Qu'est-ce que �a fait? dit Malignon tranquillement. Plus il y aura de marquis, plus ce sera dr�le. Je vous dis que c'est trouv�.... Il faut que le ma�tre de la maison soit en marquis, autrement votre bal est infect.
Il semblait tellement convaincu, que Juliette finit par se passionner, elle aussi. En effet, un costume de marquis Pompadour en satin blanc broch� de petits bouquets, ce serait tout � fait d�licieux.
—Et Jeanne? r�p�ta le docteur.
La petite fille �tait venue s'appuyer contre l'�paule de sa m�re, dans cette pose c�line qu'elle aimait � prendre. Comme H�l�ne allait ouvrir les l�vres, elle murmura:
—Oh! maman, tu sais ce que tu m'as promis?
—Quoi donc? demanda-t-on autour d'elle.
Alors, pendant que sa fille la suppliait du regard, H�l�ne r�pondit en Souriant:
—Jeanne ne veut pas que l'on dise son costume.
—Mais, c'est vrai! s'�cria l'enfant. On ne fait plus d'effet du tout, quand on a dit son costume.
On s'�gaya un instant de cette coquetterie. M. Rambaud se montra taquin. Depuis quelque temps, Jeanne le boudait; et le pauvre homme, d�sesp�r�, ne sachant comment rentrer dans les bonnes gr�ces de sa petite amie, en arrivait � la taquiner pour se rapprocher d'elle. Il r�p�ta � plusieurs reprises, en la regardant:
—Je vais le dire, moi, je vais le dire....
L'enfant �tait devenue toute p�le. Sa douce figure souffrante prenait une duret� farouche, le front coup� de deux grands plis, le menton allong� et nerveux.
—Toi, b�gaya-t-elle, toi, tu ne diras rien.... Et, follement, comme il faisait toujours mine de vouloir parler, elle s'�lan�a sur lui, en criant:
—Tais-toi, je veux que tu te taises!... Je veux!...
H�l�ne n'avait pas eu le temps de pr�venir l'acc�s, un de ces acc�s de col�re aveugle qui parfois secouaient si terriblement la petite fille. Elle dit s�v�rement:
—Jeanne, prends garde, je te corrigerai!
Mais Jeanne ne l'�coutait pas, ne l'entendait pas. Tremblant de la t�te aux pieds, tr�pignant, s'�tranglant, elle r�p�tait: �Je veux!... je veux!...� d'une voix de plus en plus rauque et d�chir�e; et, de ses mains crisp�es, elle avait saisi le bras de M. Rambaud, qu'elle tordait avec une force extraordinaire. Vainement, H�l�ne la mena�a. Alors, ne pouvant la dompter par la s�v�rit�, tr�s-chagrine de cette sc�ne devant tout ce monde, elle se contenta de murmurer doucement:
—Jeanne, tu me fais beaucoup de peine.
L'enfant, aussit�t, l�cha prise, tourna la t�te. Et quand elle vit sa m�re, la face d�sol�e, les yeux pleins de larmes contenues, elle �clata elle-m�me en sanglots et se jeta � son cou, en balbutiant:
—Non, maman.... non, maman....
Elle lui passait les mains sur la figure pour l'emp�cher de pleurer. Sa m�re, lentement, l'�carta. Alors, le coeur crev�, �perdue, la petite se laissa tomber � quelques pas sur un banc, o� elle sanglota plus fort. Lucien, auquel on la donnait sans cesse en exemple, la contemplait, surpris et vaguement enchant�. Et comme H�l�ne pliait son ouvrage, en s'excusant d'une pareille sc�ne, Juliette lui dit que, mon Dieu! On devait tout pardonner aux enfants; au contraire, la petite avait tr�s-bon coeur, et elle se lamentait si fort, la pauvre mignonne, qu'elle �tait d�j� trop punie. Elle l'appela pour l'embrasser, mais Jeanne, refusant le pardon, restait sur son banc, �touff�e par les larmes.
M. Rambaud et le docteur, cependant, s'�taient approch�s. Le premier se pencha, demanda de sa bonne voix �mue:
—Voyons, ma ch�rie, pourquoi es-tu f�ch�e? que t'ai-je fait?
—Oh! dit l'enfant, en �cartant les mains et en montrant son visage boulevers�, tu as voulu me prendre maman.
Le docteur, qui �coutait, se mit � rire. M. Rambaud ne comprit pas tout de suite.
—Qu'est-ce que tu dis l�?
—Oui, oui, l'autre mardi.... Oh! tu sais bien, tu t'es mis � genoux, en me demandant ce que je dirais si tu restais � la maison.
Le docteur ne souriait plus. Ses l�vres d�color�es eurent un tremblement. Une rougeur, au contraire, �tait mont�e aux joues de M. Rambaud, qui baissa la voix et balbutia:
—Mais tu avais dit que nous jouerions toujours ensemble.
—Non, non, je ne savais pas, reprit l'enfant avec violence. Je ne veux pas, entends-tu!... N'en parle plus jamais, jamais, et nous serons amis.
H�l�ne, debout, avec son ouvrage dans un panier, avait entendu ces derniers mots.
—Allons, monte, Jeanne, dit-elle. Quand on pleure, on n'ennuie pas le monde.
Elle salua, en poussant la petite devant elle. Le docteur, tr�s-p�le, la regardait fixement. M. Rambaud �tait constern�. Quant � madame Deberle et � Pauline, aid�es de Malignon, elles avaient pris Lucien et le faisaient tourner au milieu d'elles, en discutant vivement, sur ses �paules de gamin, le costume de marquis pompadour.
Le lendemain, H�l�ne se trouvait seule sous les ormes. Madame Deberle, qui courait pour son bal, avait emmen� Lucien et Jeanne. Lorsque le docteur rentra, plus t�t que de coutume, il descendit vivement le perron; mais il ne s'assit pas, il tourna autour de la jeune femme, en arrachant aux arbres des brins d'�corce. Elle leva un instant les yeux, inqui�te de son agitation; puis, elle piqua de nouveau son aiguille, d'une main un peu tremblante.
—Voici le temps qui se g�te, dit-elle, g�n�e par le silence. Il fait presque froid, cette apr�s-midi.
—Nous ne sommes encore qu'en avril, murmura-t-il en s'effor�ant de calmer sa voix.
Il parut vouloir s'�loigner. Mais il revint et lui demanda brusquement:
—Vous vous mariez donc?
Cette question brutale la surprit au point qu'elle laissa tomber son ouvrage. Elle �tait toute blanche. Par un effort superbe de volont�, elle garda un visage de marbre, les yeux largement ouverts sur lui. Elle ne r�pondit pas, et il se fit suppliant:
—Oh! je vous en prie, un mot, un seul.... Vous vous mariez?
—Oui, peut-�tre, que vous importe? dit-elle enfin, d'un ton glac�.
Il eut un geste violent. Il s'�cria:
—Mais c'est impossible!
—Pourquoi donc? reprit-elle, sans le quitter du regard.
Alors, sous ce regard qui lui clouait les paroles aux l�vres, il dut se taire. Un moment encore, il resta l�, portant les mains � ses tempes; puis, comme il �touffait et qu'il craignait de c�der � quelque violence, il s'�loigna, pendant qu'elle affectait de reprendre paisiblement son ouvrage.
Mais le charme de ces douces apr�s-midi �tait rompu. Il eut beau, le lendemain, se montrer tendre et ob�issant, H�l�ne paraissait mal � l'aise, d�s qu'elle demeurait seule avec lui. Ce n'�tait plus cette bonne familiarit�, cette confiance sereine qui les laissait c�te � c�te, sans un trouble, avec la joie pure d'�tre ensemble. Malgr� le soin qu'il mettait � ne pas l'effrayer, il la regardait parfois, secou� d'un tressaillement subit, le visage enflamm� par un flot de sang. Elle-m�me avait perdu de sa belle tranquillit�; des frissons l'agitaient, elle restait languissante, les mains lasses et inoccup�es. Toutes sortes de col�res et de d�sirs semblaient s'�tre �veill�s en eux.
H�l�ne en vint � ne plus vouloir que Jeanne s'�loign�t. Le docteur trouvait sans cesse entre elle et lui ce t�moin, qui le surveillait de ses grands yeux limpides. Mais ce dont H�l�ne souffrit surtout, ce fut de se sentir tout d'un coup embarrass�e devant madame Deberle. Quand celle-ci rentrait, les cheveux au vent, et qu'elle l'appelait �ma ch�re�, en lui racontant ses courses, elle ne l'�coutait plus de son air souriant et paisible; au fond de son �tre, un tumulte montait, des sentiments qu'elle se refusait � pr�ciser. Il y avait l� comme une honte et de la rancune. Puis, sa nature honn�te se r�voltait; elle tendait la main � Juliette, mais sans pouvoir r�primer le frisson physique que les doigts ti�des de son amie lui faisaient courir � fleur de peau. Cependant, le temps s'�tait g�t�. Des averses forc�rent ces dames � se r�fugier dans le pavillon japonais. Le jardin, avec sa belle propret�, se changeait en lac, et l'on n'osait plus se risquer dans les all�es, de peur de les emporter � ses semelles. Lorsqu'un rayon de soleil luisait encore, entre deux nuages, les verdures tremp�es s'essuyaient, les lilas avaient des perles pendues � chacune de leurs petites fleurs. Sous les ormes, de grosses gouttes tombaient.
—Enfin, c'est pour samedi, dit un jour madame Deberle. Ah! ma ch�re, je n'en puis plus.... N'est-ce pas? soyez l� � deux heures, Jeanne ouvrira le bal avec Lucien.
Et, c�dant � une effusion de tendresse, ravie des pr�paratifs de son bal, elle embrassa les deux enfants; puis, prenant en riant H�l�ne par les bras, elle lui posa aussi deux gros baisers sur les joues.
—C'est pour me r�compenser, reprit-elle gaiement. Tiens! je l'ai m�rit�, j'ai assez couru! Vous verrez comme ce sera r�ussi.
H�l�ne resta toute froide, tandis que le docteur les regardait par-dessus la t�te blonde de Lucien, qui s'�tait pendu � son cou.
Dans le vestibule du petit h�tel, Pierre se tenait debout, en habit et en cravate blanche, ouvrant la porte � chaque roulement de voiture. Une bouff�e d'air humide entrait, un reflet-jaune de la pluvieuse apr�s-midi �clairait le vestibule �troit, empli de porti�res et de plantes vertes. Il �tait deux heures, le jour baissait comme par une triste journ�e d'hiver.
Mais, d�s que le valet poussait la porte du premier salon, une clart� vive aveuglait les invit�s. On avait ferm� les persiennes et tir� soigneusement les rideaux, pas une lueur du ciel louche ne filtrait; et les lampes pos�es sur les meubles, les bougies br�lant dans le lustre et les appliques de cristal, allumaient l� une chapelle ardente. Au fond du petit salon, dont les tentures r�s�da �teignaient un peu l'�clat des lumi�res, le grand salon noir et or resplendissait, d�cor� comme pour le bal que madame Deberle donnait tous les ans, au mois de janvier.
Cependant, des enfants commen�aient � arriver, tandis que Pauline, tr�s-affair�e, faisait aligner des rang�es de chaises dans le salon, devant la porte de la salle � manger, que l'on avait d�mont�e et remplac�e par un rideau rouge.
—Papa, cria-t-elle, donne donc un coup de main! Nous n'arriverons jamais.
M. Letellier, qui examinait le lustre, les bras derri�re le dos, se h�ta de donner un coup de main. Pauline elle-m�me transporta des chaises. Elle avait ob�i � sa soeur, en mettant une robe blanche; seulement son corsage s'ouvrait en carr�, montrant sa gorge.
—L�, nous y sommes, reprit-elle; on peut venir.... Mais � quoi songe Juliette? Elle n'en finit plus d'habiller Lucien.
Justement, madame Deberle amenait le petit marquis. Toutes les personnes pr�sentes pouss�rent des exclamations. Oh! cet amour! �tait-il assez mignon, avec son habit de satin blanc broch� de bouquets, son grand gilet brod� d'or et ses culottes de soie cerise! Son menton et ses mains d�licates se noyaient dans de la dentelle. Une �p�e, un joujou � gros noeud rose, battait sur sa hanche.
—Allons, fais les honneurs, lui dit sa m�re, en le conduisant dans la premi�re pi�ce.
Depuis huit jours, il r�p�tait sa le�on. Alors, il se campa cavali�rement sur ses petits mollets, sa t�te poudr�e un peu renvers�e, son tricorne sous le bras gauche; et, � chaque invit�e qui arrivait, il faisait une r�v�rence, offrait le bras, saluait et revenait. On riait autour de lui, tant il restait grave, avec une pointe d'effronterie. Il conduisit ainsi Marguerite Tissot, une fillette de cinq ans, qui avait un d�licieux costume de laiti�re, la bo�te au lait pendue � la ceinture; il conduisit les deux petites Berthier, Blanche et Sophie, dont l'une �tait en Folie et l'autre en Soubrette; il s'attaqua m�me � Valentine de Chermette, une grande personne de quatorze ans, que sa m�re habillait toujours en Espagnole; et il �tait si fluet, qu'elle semblait le porter. Mais son embarras fut extr�me devant la famille Levasseur, compos�e de cinq demoiselles, qui se pr�sent�rent par rang de taille, la plus jeune �g�e de deux ans � peine, et l'a�n�e, de dix ans. Toutes les cinq, d�guis�es en Chaperon-Rouge, avaient le toquet et la robe de satin ponceau, � bandes de velours noir, sur laquelle tranchait le large tablier de dentelle. Bravement, il se d�cida, jeta son chapeau, prit les deux plus grandes � son bras droit et � son bras gauche, et fit son entr�e dans le salon, suivi des trois autres. On s'�gaya beaucoup, sans qu'il perd�t le moins du monde son bel aplomb de petit homme.
Madame Deberle, pendant ce temps, querellait sa soeur, dans un coin.
—Est-il possible! te d�colleter comme cela!
—Tiens! qu'est-ce que �a fait? papa n'a rien dit, r�pondait tranquillement Pauline. Si tu veux, je vais me mettre un bouquet.
Elle cueillit une poign�e de fleurs naturelles dans une jardini�re et se la fourra entre les seins. Mais des dames, des mamans en grandes toilettes de ville, entouraient madame Deberle et la complimentaient d�j� sur son bal. Comme Lucien passait, sa m�re ramena une boucle de ses cheveux poudr�s, tandis qu'il se haussait pour lui demander:
—Et Jeanne?
—Elle va venir, mon ch�ri.... Fais bien attention de ne pas tomber.... D�p�che-toi, voici la petite Guiraud.... Ah! elle est en Alsacienne.
Le salon s'emplissait, les rang�es de chaises, en face du rideau rouge, se trouvaient presque toutes occup�es, et un tapage de voix enfantines montait. Des gar�ons arrivaient par bandes. Il y avait d�j� trois Arlequins, quatre Polichinelles, un Figaro, des Tyroliens, des �cossais. Le petit Berthier �tait en page. Le petit Guiraud, un petit bambin de deux ans et demi, portait son costume de Pierrot d'une fa�on si dr�le, que tout le monde l'enlevait au passage pour l'embrasser.
—Voici Jeanne, dit tout d'un coup madame Deberle. Oh! elle est adorable.
Un murmure avait couru, des t�tes se penchaient, au milieu de l�gers cris. Jeanne s'�tait arr�t�e sur le seuil du premier salon, tandis que sa m�re, encore dans le vestibule, se d�barrassait de son manteau. L'enfant portait un costume de Japonaise, d'une singularit� magnifique. La robe, brod�e de fleurs et d'oiseaux bizarres, tombait jusqu'� ses petits pieds, qu'elle couvrait; tandis que, au-dessous de la large ceinture, les pans �cart�s laissaient voir un jupon de soie verd�tre, moir�e de jaune. Rien n'�tait d'un charme plus �trange que son visage fin, sous le haut chignon travers� de longues �pingles, avec son menton et ses yeux de ch�vre, minces et luisants, qui lui donnait l'air d'une v�ritable fille d'Yeddo, marchant dans un parfum de benjoin et de th�. Et elle restait l�, h�sitante, ayant la langueur maladive d'une fleur lointaine qui r�ve du pays natal.
Mais derri�re elle, H�l�ne apparut. Toutes deux, en passant brusquement du jour blafard de la rue � ce vif �clat des bougies, clignaient les paupi�res, comme aveugl�es, souriantes pourtant. Cette bouff�e chaude, cette odeur du salon o� dominait la violette, les �touffaient un peu et rougissaient leurs joues fra�ches. Chaque invit�, en entrant, avait le m�me air de surprise et d'h�sitation.
—Eh bien! Lucien? dit madame Deberle.
L'enfant n'avait pas aper�u Jeanne. Il se pr�cipita, lui prit le bras, en oubliant de faire sa r�v�rence. Et ils �taient l'un et l'autre si d�licats, si tendres, le petit marquis avec son habit � bouquets, la Japonaise avec sa robe brod�e de pourpre, qu'on aurait dit deux statuettes de Saxe, finement peintes et dor�es, tout d'un coup vivantes.
—Tu sais, je t'attendais, murmurait Lucien. �a m'emb�te, de donner le bras.... Hein? nous restons ensemble.
Et il s'installa avec elle sur le premier rang des chaises. Il oubliait tout � fait ses devoirs de ma�tre de maison.
—Vraiment, j'�tais inqui�te, r�p�tait Juliette � H�l�ne. Je craignais que Jeanne ne f�t indispos�e.
H�l�ne s'excusait, on n'en finissait jamais avec les enfants. Elle �tait encore debout, dans un coin du salon, parmi un groupe de dames, lorsqu'elle sentit que le docteur s'avan�ait derri�re elle. Il venait en effet d'entrer en �cartant le rideau rouge, sous lequel il avait replong� la t�te, pour donner un dernier ordre. Mais, brusquement, il s'arr�ta. Il devinait, lui aussi, la jeune femme, qui pourtant ne s'�tait point tourn�e. V�tue d'une robe de grenadine noire, elle n'avait jamais eu une beaut� plus royale. Et il frissonna, dans la fra�cheur qu'elle apportait du dehors, et qui semblait s'exhaler de ses �paules et de ses bras, nus sous l'�toffe transparente.
—Henri ne voit personne, dit Pauline en riant. Eh! bonjour, Henri.
Alors, il s'approcha et salua les dames. Mademoiselle Aur�lie, qui se trouvait l�, le retint un instant, pour lui montrer de loin un neveu � elle, qu'elle avait amen�. Il restait complaisamment. H�l�ne, sans parler, lui tendit sa main gant�e de noir, qu'il n'osa serrer trop fort.
—Comment! tu es l�! s'�cria madame Deberle, en reparaissant. Je te cherche partout.... Il est pr�s de trois heures; on pourrait commencer.
—Sans doute, dit-il. Tout de suite.
A ce moment, le salon �tait plein. Autour de la pi�ce, sous la grande clart� du lustre, les parents mettaient la bordure sombre de leurs toilettes de ville; des dames, rapprochant leurs si�ges, formaient des soci�t�s � part; des hommes, immobiles le long des murs, bouchaient les intervalles; tandis que, � la porte du salon voisin, les redingotes, plus nombreuses, s'�crasaient et se haussaient. Toute la lumi�re tombait sur le petit monde tapageur qui s'agitait au milieu de la vaste pi�ce. Il y avait l� pr�s d'une centaine d'enfants, p�le-m�le, dans la gaiet� bariol�e des costumes clairs, o� le bleu et le rose �clataient. C'�tait une nappe de t�tes blondes, toutes les nuances du blond, depuis la cendre fine jusqu'� l'or rouge, avec des r�veils de noeuds et de fleurs, une moisson de chevelures blondes, que de grands rires faisaient onduler comme sous des brises. Parfois, dans ce fouillis de rubans et de dentelles, de soie et de velours, un visage se tournait; un nez rose, deux yeux bleus, une bouche souriante ou boudeuse, qui semblaient perdus. Il y en avait de pas plus haute qu'une botte, qui s'enfon�aient entre des gaillards de dix ans, et que les m�res cherchaient de loin, sans pouvoir les retrouver. Des gar�ons restaient g�n�s, l'air b�ta, � c�t� de fillettes en train de faire bouffer leurs jupes. D'autres se montraient d�j� tr�s-entreprenants, poussant du coude des voisines qu'ils ne connaissaient pas et leur riant dans la figure. Mais les petites filles restaient les reines, des groupes de trois ou quatre amies se remuaient sur leurs chaises � les casser, en parlant si fort qu'on ne s'entendait plus. Tous les yeux �taient fix�s sur le rideau rouge.
—Attention! dit le docteur, en allant donner trois l�gers coups � la porte de la salle � manger.
Le rideau rouge, lentement, s'ouvrit; et, dans l'embrasure de la porte, apparut un th��tre de marionnettes. Alors, un silence r�gna. Tout d'un coup, Polichinelle jaillit de la coulisse, en jetant un �couic� si f�roce, que le petit Guiraud y r�pondit par une exclamation terrifi�e et charm�e. C'�tait une de ces pi�ces effroyables, o� Polichinelle, apr�s avoir ross� le Commissaire, tue le Gendarme et pi�tine avec une furieuse gaiet� sur toutes les lois divines et humaines. � chaque coup de b�ton qui fendait les t�tes de bois, le parterre impitoyable poussait des rires aigus; et les coups de pointe enfon�ant les poitrines, les duels o� les adversaires tapaient sur leurs cr�nes comme sur des courges vides, les massacres de jambes et de bras dont les personnages sortaient en marmelade, redoublaient les fus�es de rires qui partaient de tous c�t�s, sans pouvoir s'�teindre. Puis, lorsque Polichinelle scia le cou du Gendarme, au bord du th��tre, ce fut le comble, l'op�ration causa une joie si �norme, que les rang�es des spectateurs se bousculaient, tombant les unes sur les autres. Une petite fille de quatre ans, rose et blanche, serrait b�atement ses menottes contre son coeur, tant elle trouvait �a gentil. D'autres applaudissaient, tandis que les gar�ons riaient, la bouche ouverte d'un ton grave qui accompagnait les gammes fl�t�es des demoiselles.
—S'amusent-ils! murmura le docteur.
Il �tait revenu se placer pr�s d'H�l�ne. Celle-ci s'�gayait comme les enfants. Et lui, derri�re elle, se grisait de l'odeur qui montait de sa chevelure. � un coup de b�ton plus violent que les autres, elle se tourna pour lui dire:
—Vous savez que c'est tr�s-dr�le!
Mais les enfants, excit�s, se m�laient maintenant � la pi�ce. Ils donnaient la r�plique aux acteurs. Une fillette, qui devait conna�tre le drame, expliquait ce qui allait se passer. �Tout � l'heure, il va assommer sa femme.... � pr�sent, on va le pendre....� La petite Levasseur, la derni�re, celle qui avait deux ans, cria tout d'un coup:
—Maman, est-ce qu'on le mettra au pain sec!
Puis, c'�taient des exclamations, des r�flexions faites tout haut. Cependant, H�l�ne cherchait parmi les enfants.
—Je ne vois pas Jeanne, dit-elle. Est-ce qu'elle s'amuse?
Alors, le docteur se pencha, avan�a la t�te pr�s de la sienne, en murmurant:
—Tenez, l�-bas, entre cet Arlequin et cette Normande, vous voyez les �pingles de son chignon.... Elle rit de bien bon coeur.
Et il resta courb�, sentant sur sa joue la ti�deur du visage d'H�l�ne. Jusque-l�, aucun aveu ne leur �tait �chapp�; ce silence les laissait dans cette familiarit�, qu'un trouble vague g�nait seul depuis quelque temps. Mais, au milieu de ces beaux rires, en face de ces gamins, elle redevenait tr�s-enfant, elle s'abandonnait, pendant que le souffle d'Henri chauffait sa nuque. Les coups de b�ton sonores lui donnaient un tressaillement qui gonflait sa gorge; et elle se tournait vers lui, les yeux luisants.
—Mon Dieu! que c'est b�te! disait-elle chaque fois. Hein! comme ils tapent!
Lui, fr�missant, r�pondait:
—Oh! ils ont la t�te solide.
C'�tait tout ce que son coeur trouvait. Ils descendaient l'un et l'autre aux enfantillages. La vie peu exemplaire de Polichinelle les alanguissait. Puis, au d�nouement du drame, lorsque le diable parut et qu'il y eut une supr�me bataille, un �gorgement g�n�ral, H�l�ne, en se renversant, �crasa la main d'Henri, pos�e sur le dossier de son fauteuil; tandis que le parterre de b�b�s, criant et battant des mains, faisait craquer les chaises d'enthousiasme.
Le rideau rouge �tait retomb�. Alors, au milieu du tapage, Pauline annon�a Malignon, avec sa phrase habituelle:
—Ah! voici le beau Malignon.
Il arrivait, essouffl�, en bousculant les si�ges.
—Tiens! quelle dr�le d'id�e d'avoir tout ferm�! s'�cria-t-il, surpris, h�sitant. On croirait entrer chez des morts.
Et, se tournant vers madame Deberle, qui s'avan�ait:
—Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait courir!... Depuis ce matin, je cherche Perdiguet, vous savez, mon chanteur.... Alors, comme je n'ai pu mettre la main sur lui, je vous am�ne le grand Morizot....
Le grand Morizot �tait un amateur qui r�cr�ait les salons en escamotant des muscades. On lui abandonna un gu�ridon, il ex�cuta ses plus jolis tours, mais sans passionner le moins du monde les spectateurs. Les pauvres chers petits �taient devenus tr�s-graves. Des bambins s'endormaient, en su�ant leurs doigts. D'autres, plus grands, tournaient la t�te, souriaient aux parents, qui eux-m�mes baillaient avec discr�tion. Aussi, fut-ce un soulagement g�n�ral, lorsque le grand Morizot se d�cida � emporter son gu�ridon.
—Oh! il est tr�s-fort, murmura Malignon dans le cou de madame Deberle.
Mais le rideau rouge s'�tait �cart� de nouveau, et un spectacle magique avait mis debout tous les enfants.
Sous la vive clart� de la lampe centrale et de deux cand�labres � dix branches, la salle � manger s'�tendait, avec sa longue table, servie et par�e comme pour un grand d�ner. Il y avait cinquante couverte. Au milieu et aux deux bouts, dans des corbeilles basses, des buissons de fleurs s'�panouissaient, s�par�s par de haute compotiers, sur lesquels s'entassaient des �surprises�, dont les papiers dor�s et peinturlur�s luisaient. Puis, c'�taient des g�teaux mont�s, des pyramides de fruits glac�s, des empilements de sandwichs, et, plus bas, toute une sym�trie de nombreuses assiettes pleines de sucreries et de p�tisseries; les babas, les choux � la cr�me, les brioches alternaient avec les biscuits secs, les croquignoles, les petite fours aux amandes. Des gel�es tremblaient dans des vases de cristal. Des cr�mes emplissaient des jattes de porcelaine. Et les bouteilles de vin de Champagne, hautes comme la main, faites � la taille des convives, allumaient autour de la table l'�clair de leurs casques d'argent. On e�t dit un de ces go�ters gigantesques comme les enfants doivent en imaginer en r�ve, un go�ter servi avec la gravit� d'un d�ner de grandes personnes, l'�vocation f�erique de la table des parents, sur laquelle on aurait renvers� la corne d'abondance des p�tissiers et des marchands de joujoux.
—Allons, le bras aux dames! dit madame Deberle en souriant de l'extase des enfants.
Mais le d�fil� ne put s'organiser. Lucien, triomphant, avait pris le bras de Jeanne et marchait le premier. Les autres, derri�re lui, se bouscul�rent un peu. Il fallut que les mamans vinssent les placer. Et elles rest�rent l�, surtout derri�re les marmots, qu'elles surveillaient, par crainte des accidents. � la v�rit�, les convives parurent d'abord fort g�n�s; ils se regardaient, ils n'osaient toucher � toutes ces bonnes choses, vaguement inquiets de ce monde renvers�, les enfants � table et les parents debout. Enfin, les plus grands s'enhardirent et envoy�rent les mains. Puis, quand les mamans s'en m�l�rent, coupant les g�teaux mont�s, servant autour d'elles, le go�ter s'anima et devint bient�t tr�s-bruyant. La belle sym�trie de la table fut bouscul�e comme par une rafale; tout circulait � la fois, au milieu des bras tendus, qui vidaient les plats au passage. Les deux petites Berthier, Blanche et Sophie, riaient � leurs assiettes o� il y avait de tout, de la confiture, de la cr�me, des g�teaux, des fruits. Les cinq demoiselles Levasseur accaparaient un coin de friandises, tandis que Valentine, fi�re de ses quatorze ans, faisait la dame raisonnable en s'occupant de ses voisins. Cependant, Lucien, pour montrer sa galanterie, d�boucha une bouteille de champagne, et cela si maladroitement, qu'il faillit en verser le contenu sur sa culotte de soie cerise. Ce fut une affaire.
—Veux-tu bien laisser les bouteilles! criait Pauline. C'est moi qui d�bouche le champagne.
Elle se donnait un mouvement extraordinaire, s'amusant pour son compte. D�s qu'un domestique arrivait, elle lui arrachait la chocolati�re et prenait un plaisir extr�me � emplir les tasses, avec une promptitude de gar�on de caf�. Puis, elle promenait des glaces et des verres de sirop, l�chait tout pour bourrer quelque gamine qu'on oubliait, repartait en questionnant les uns et les autres.
—Qu'est-ce que tu veux, toi, mon gros? hein? une brioche?... Attends, ma ch�rie, je vais te passer les oranges.... Mangez donc, grosses b�tes, vous jouerez apr�s!
Madame Deberle, plus calme, r�p�tait qu'on devait les laisser tranquilles, et qu'ils s'en tireraient toujours bien. � un bout de la pi�ce, H�l�ne et quelques dames riaient du spectacle de la table. Tous ces museaux roses croquaient � belles dents blanches. Et rien n'�tait dr�le comme leurs mani�res d'enfant bien �lev�s, s'oubliant parfois dans des incartades de jeunes sauvages. Ils prenaient leurs verres � deux mains pour boire jusqu'au fond, se barbouillaient, tachaient leurs costumes. Le tapage montait. On pillait les derni�res assiettes. Jeanne elle-m�me dansait, sur sa chaise, en entendant jouer un quadrille dans le salon; et comme sa m�re avan�ait, lui reprochant d'avoir trop mang�:
—Oh! maman, je suis si bien aujourd'hui!
Mais la musique avait fait lever d'autres enfants. Peu � peu, la table se d�garnit, et bient�t il ne resta plus qu'un gros b�b�, au beau milieu. Celui-l� paraissait se moquer du piano. Une serviette au cou, le menton sur la nappe, tant il �tait petit, il ouvrait des yeux �normes et avan�ait la bouche, chaque fois que sa m�re lui pr�sentait une cuiller�e de chocolat. La tasse se vidait, il se laissait essuyer les l�vres, avalant toujours, ouvrant des yeux plus grands.
—Fichtre! mon bonhomme, tu vas bien! dit Malignon qui le regardait d'un air r�veur.
Ce fut alors qu'il y eut un partage des �surprises�. Les enfants, en quittant la table, emportaient chacun une des grandes papillotes dor�es, dont ils se h�taient de d�chirer l'enveloppe; et ils sortaient de l� des joujoux, des coiffures grotesques en papier mince, des oiseaux et des papillons. Mais la grande joie, c'�taient les p�tards. Chaque �surprise� contenait un p�tard que les gar�ons tiraient bravement, heureux du bruit, tandis que les demoiselles fermaient les yeux, en s'y reprenant � plusieurs fois. On n'entendit pendant un instant que le p�tillement sec de cette mousqueterie. Et ce fut au milieu du vacarme que les enfants retourn�rent dans le salon, o� le piano jouait sans arr�t des figures de quadrille.
—Je mangerais bien une brioche, murmura mademoiselle Aur�lie en s'asseyant.
Alors, devant la table rest�e libre, couverte encore de la d�bandade de ce dessert colossal, des dames s'install�rent. Elles �taient une dizaine qui avaient prudemment attendu pour manger. Comme elles ne pouvaient mettre la main sur un domestique, ce fut Malignon qui s'empressa. Il vida la chocolati�re, consulta le fond des bouteilles, parvint m�me � trouver des glaces. Mais, tout en se montrant galant, il en revenait toujours � la singuli�re id�e qu'on avait eue de fermer les persiennes.
—Positivement, r�p�tait-il, on est dans un caveau.
H�l�ne �tait rest�e debout, causant avec madame Deberle. Celle-ci retournait au salon, et elle se disposait � la suivre, lorsqu'elle se sentit toucher doucement. Le docteur souriait derri�re elle. Il ne la quittait pas.
—Vous ne prenez donc rien? demanda-t-il.
Et, sous cette phrase banale, il mettait une supplication si vive, qu'elle �prouva un grand trouble. Elle entendait bien qu'il lui parlait d'autre chose. Une excitation la gagnait peu � peu elle-m�me, dans cette gaiet� qui l'entourait. Tout ce petit monde sautant et criant lui donnait de sa fi�vre. Les joues roses, les yeux brillants, elle refusa d'abord.
—Non, merci, rien du tout.
Puis, comme il insistait, prise d'une inqui�tude, voulant se d�barrasser de lui:
—Eh bien! une tasse de th�.
Il courut, rapporta la tasse. Ses mains tremblaient, en la pr�sentant. Et, pendant qu'elle buvait, il s'approcha d'elle, les l�vres gonfl�es et fr�missantes de l'aveu qui montait de son coeur. Alors, elle recula, lui tendit la tasse vide, et se sauva pendant qu'il la posait sur un dressoir, le laissant seul dans la salle � manger avec mademoiselle Aur�lie, en train de m�cher lentement et d'inspecter les assiettes d'une fa�on m�thodique.
Le piano jouait tr�s-fort, au fond du salon. Et, d'un bout � l'autre, le bal s'agitait dans une dr�lerie adorable. On faisait cercle autour du quadrille o� dansaient Jeanne et Lucien. Le petit marquis brouillait un peu les figures; il n'allait bien que lorsqu'il lui fallait empoigner Jeanne; alors, il la prenait � bras le corps, et il tournait. Jeanne se balan�ait comme une dame, ennuy�e de le voir chiffonner son costume; puis, emport�e par le plaisir, elle le saisissait � son tour, l'enlevait du sol. Et l'habit de satin blanc broch� de bouquets se m�lait � la robe brod�e de fleurs et d'oiseaux bizarres, les deux figurines de vieux Saxe prenaient la gr�ce et l'�tranget� d'un bibelot d'�tag�re. Apr�s la quadrille, H�l�ne appela Jeanne pour rattacher sa robe.
—C'est lui, maman, disait la petite. Il me frotte, il est insupportable.
Autour du salon, les parents souriaient. Quand le piano recommen�a, tous les bambins se remirent � sauter. Ils �prouvaient une m�fiance, pourtant, en voyant qu'on les regardait; ils restaient s�rieux et se retenaient de gambader, pour para�tre comme il faut. Quelques-uns savaient danser; la plupart, ignorant les figures, se remuaient sur place, embarrass�s de leurs membres. Mais Pauline intervint.
—Il faut que je m'en m�le.... Oh! les cruches!
Elle se jeta au milieu du quadrille, en prit deux par les mains, l'un � gauche, l'autre � droite, et donna un tel branle � la danse, que les lames du parquet craqu�rent. On n'entendait plus que la d�bandade des petits pieds tapant du talon � contre-temps, tandis que le piano continuait tout seul � jouer en mesure. D'autres grandes personnes s'en m�l�rent aussi. Madame Deberle et H�l�ne, apercevant des fillettes honteuses qui n'osaient se risquer, les emmen�rent au plus �pais. Elles conduisaient les figures, poussaient les cavaliers, formaient les rondes; et les m�res leur passaient les tout petits b�b�s, pour qu'elles les fissent sauter au instant, en les tenant des deux mains. Alors, le bal fut dans son beau. Les danseurs s'en donnaient � coeur joie, riant et se poussant, pareils � un pensionnat pris tout d'un coup d'une folie joyeuse, en l'absence du ma�tre. Et rien n'�tait d'une gaiet� plus claire, que ce carnaval de gamins, ces bouts d'hommes et de femmes qui m�langeaient l�, dans un monde en raccourci, les modes de tous les peuples, les fantaisies du roman et du th��tre. Les costumes empruntaient aux bouches roses et aux yeux bleus, � ces mines si tendres, une fra�cheur d'enfance. On aurait dit le gala d'un conte de f�e, avec des Amours d�guis�s pour les fian�ailles de quelque prince Charmant.
—On �touffe, disait Malignon. Je vais respirer.
Il sortait, ouvrant la porte du salon toute grande. Le plein jour de la rue entrait alors en un coup de lumi�re blafard, et qui attristait le resplendissement des lampes et des bougies. Et, tous les quarts d'heure, Malignon faisait battre la porte.
Mais le piano ne s'arr�tait pas. La petite Guiraud, avec son papillon noir d'Alsacienne sur ses cheveux blonds, dansait au bras d'un Arlequin deux fois plus grand qu'elle. Un �cossais faisait tourner si rapidement Marguerite Tissot, qu'elle perdait en chemin sa botte de laiti�re. Les deux Berthier, Blanche et Sophie, qui �taient ins�parables, sautaient ensemble, la Soubrette aux bras de la Folie, dont les grelots tintaient. Et l'on ne pouvait jeter un coup d'oeil sur le bal sans rencontrer une demoiselle Levasseur; les Chaperons-Rouges semblaient se multiplier; il y avait partout des loquets et des robes de satin ponceau � bandes de velours noir. Cependant, pour danser � l'aise, de grands gar�ons et de grandes filles s'�taient r�fugi�s au fond de l'autre salon. Valentine de Chermette, envelopp�e dans sa mantille d'Espagnole, faisait l� des pas savants, en face d'un jeune monsieur qui �tait venu en habit. Tout d'un coup, il y eut des rires, on appela le monde, pour voir: c'�tait, derri�re une porte, dans un coin, le petit Guiraud, le Pierrot de deux ans, et une petite fille de son �ge, habill�e en paysanne, qui se tenaient embrass�s, se serrant bien fort, de peur de tomber, et tournant tout seuls comme des sournois, la joue contra la joue.
—Je n'en puis plus, dit H�l�ne en venant s'adosser � la porte de la salle � manger.
Elle s'�ventait, rouge d'avoir saut� elle-m�me. Sa poitrine se soulevait sous la grenadine transparente de son corsage. Et elle sentit encore sur ses �paules le souffle d'Henri, qui �tait toujours l�, derri�re elle. Alors, elle comprit qu'il allait parler; mais elle n'avait plus la force d'�chapper � son aveu. Il s'approcha, il dit tr�s-bas, dans sa chevelure:
—Je vous aime! oh! je vous aime!
Ce fut comme une haleine embras�e qui la br�la de la t�te aux pieds. Mon Dieu! il avait parl�, elle ne pourrait plus feindre la pais si Douce de l'ignorance. Elle cacha son visage empourpr� derri�re son �ventail. Les enfants, dans l'emportement des derniers quadrilles, tapaient plus fort des talons. Des rires argentins sonnaient, des voix d'oiseaux laissaient �chapper de l�gers cris de plaisir. Une fra�cheur montait de cette ronde d'innocents l�ch�s dans un galop de petits d�mons.
—Je vous aime, oh! je vous aime! r�p�ta Henri.
Elle frissonna encore, elle voulait ne plus entendre. La t�te perdue, elle se r�fugia dans la salle � manger. Mais cette pi�ce �tait vide; seul, M. Letellier dormait paisiblement sur une chaise. Henri l'avait suivie. Il osa lui prendre les poignets, au risque d'un scandale, avec un visage si boulevers� par la passion, qu'elle en tremblait. Il r�p�tait toujours:
—Je vous aime.... je vous aime....
—Laissez-moi, murmura-t-elle faiblement, laissez-moi, vous �tes fou....
Et ce bal, � c�t�, qui continuait avec la d�bandade des petits pieds! On entendait les grelots de Blanche Berthier accompagnant les notes �touff�es du piano. Madame Deberle et Pauline frappaient dans leurs mains pour marquer la mesure. C'�tait une polka. H�l�ne put voir Jeanne et Lucien passer en souriant, les mains � la taille.
Alors, d'un mouvement brusque, elle se d�gagea, elle se sauva dans une pi�ce voisine, une office o� entrait le grand jour. Cette clart� soudaine l'aveugla. Elle eut peur, elle �tait hors d'�tat de rentrer dans le salon, avec cette passion qu'on devait lire sur son visage. Et, traversant le jardin, elle monta se remettre chez elle, poursuivie par les bruits dansants du bal.
En haut, dans sa chambre, dans cette douceur clo�tr�e qu'elle retrouvait, H�l�ne se sentit �touffer. La pi�ce l'�tonnait, si calme, si bien close, si endormie sous les tentures de velours bleu, tandis qu'elle y apportait le souffle court et ardent de l'�motion qui l'agitait. �tait-ce sa chambre, ce coin mort de solitude o� elle manquait d'air? Alors, violemment, elle ouvrit une fen�tre, elle s'accouda en face de Paris.
La pluie avait cess�, les nuages s'en allaient, pareils � un troupeau monstrueux, dont la file d�band�e s'enfon�ait dans les brumes de l'horizon. Une trou�e bleue s'�tait faite au-dessus de la ville, s'�largissant lentement. Mais H�l�ne, les coudes fr�missants sur la barre d'appui, encore essouffl�e d'avoir mont� trop vite, ne voyait rien, n'entendait que son coeur battant � grands coups contre sa gorge, qu'il soulevait. Elle respirait longuement, il lui semblait que l'immense vall�e, avec son fleuve, ses deux millions d'existences, sa cit� g�ante, ses coteaux lointains, n'aurait point assez d'air pour lui rendre la r�gularit� et la paix de son haleine.
Pendant quelques minutes, elle resta l�, �perdue, dans cette crise qui la tenait tout enti�re. C'�tait, en elle, comme un grand ruissellement de sensations et de pens�es confuses, dont le murmure l'emp�chait de s'�couter et de se comprendra. Ses oreilles bourdonnaient, ses yeux voyaient de larges taches claires voyageant avec lenteur. Elle se surprit � examiner ses mains gant�es, et � se souvenir qu'elle avait oubli� de recoudre un bouton au gant de la main gauche. Puis, elle parla tout haut, elle r�p�ta plusieurs fois, d'une voix de plus en plus basse:
—Je vous aime.... Je vous aime.... Mon Dieu! je vous aime....
Et, d'un mouvement instinctif, elle posa la face dans ses mains jointes, appuyant les doigts sur ses paupi�res closes, comme pour augmenter la nuit o� elle se plongeait. Une volont� de s'an�antir la prenait, de ne plus voir, d'�tre seule au fond des t�n�bres. Sa respiration se calmait. Paris lui envoyait au visage son souffle puissant; elle le sentait l�, ne voulant point le regarder, et cependant prise de peur � l'id�e de quitter la fen�tre, de ne plus avoir sous elle cette ville dont l'infini l'apaisait.
Bient�t, elle oublia tout. La sc�ne de l'aveu, malgr� elle, renaissait. Sur le fond d'un noir d'encre, Henri apparaissait avec une nettet� singuli�re, si vivant, qu'elle distinguait les petits battements nerveux de ses l�vres. Il s'approchait, il se penchait. Alors, follement, elle se rejetait en arri�re. Mais, quand m�me, elle sentait une br�lure effleurer ses �paules, elle entendait une voix: �Je vous aime.... je vous aime....� Puis, lorsque d'un supr�me effort elle avait chass� la vision, elle la voyait se reformer plus lointaine, lentement grossie; et c'�tait de nouveau Henri qui la poursuivait dans la salle � manger, avec les m�mes mots: �Je vous aime.... je vous aime,� dont la r�p�tition prenait en elle la sonorit� continue d'une cloche. Elle n'entendait plus que ces mots vibrant � toute vol�e dans ses membres. Cela lui brisait la poitrine. Cependant, elle voulait r�fl�chir, elle s'effor�ait encore d'�chapper � l'image d'Henri. Il avait parl�, jamais elle n'oserait le revoir face � face. Sa brutalit� d'homme venait de g�ter leur tendresse. Et elle �voquait les heures o� il l'aimait sans avoir la cruaut� de le dire, ces heures pass�es au fond du jardin, dans la s�r�nit� du printemps naissant. Mon Dieu! il avait parl�! Cette pens�e s'ent�tait, devenait si grosse et si lourde, qu'on coup de foudre d�truisant Paris devant elle ne lui aurait pas paru d'une �gale importance. C'�tait, dans son coeur, un sentiment de protestation indign�e, d'orgueilleuse col�re, m�l� � une sourde et invincible volupt� qui lui montait des entrailles et la grisait. Il avait parl� et il parlait toujours, il surgissait obstin�ment, avec ces paroles br�lantes: �Je vous aime.... je vous aime....�, qui emportaient toute sa vie pass�e d'�pouse et de m�re.
Pourtant, dans cette �vocation, elle gardait la conscience des vastes �tendues qui se d�roulaient sous elle, derri�re la nuit dont elle s'aveuglait. Une vois haute montait, des ondes vivantes s'�largissaient et l'enveloppaient. Les bruits, les odeurs, jusqu'� la clart� lui battaient le visage, malgr� ses mains nerveusement serr�es. Par moments, de brusques lueurs semblaient percer ses paupi�res closes; et, dans ces lueurs, elle croyait voir les monuments, les fl�ches et les d�mes se d�tacher sur le jour diffus du r�ve.
Alors, elle �carta les mains, elle ouvrit les yeux et demeura �blouie. Le ciel se creusait, Henri avait disparu.
On n'apercevait plus, tout au fond, qu'une barre de nuages, qui entassaient un �croulement de roches crayeuses. Maintenant, dans l'air pur, d'un bleu intense, passaient seulement des vols l�gers de nu�es blanches, nageant avec lenteur, ainsi que des flottilles de voiles que le vent gonflait. Au nord, sur Montmartre, il y avait un r�seau d'une finesse extr�me, comme un filet de soie p�le tendu la, dans un coin du ciel, pour quelque p�che de cette mer calme. Mais, au couchant, vers les coteaux de Meudon qu'H�l�ne ne pouvait voir, une queue de l'averse devait encore noyer le soleil, car Paris, sous l'�claircie, restait sombre et mouill�, effac� dans la bu�e des toits qui s�chaient. C'�tait une ville d'un ton uniforme, du gris bleu�tre de l'ardoise, que les arbres tachaient de noir, tr�s-distincte cependant, avec les ar�tes vives et les milliers de fen�tres des maisons. La Seine avait l'�clat terni d'un vieux lingot d'argent. Aux deux bords, les monuments semblaient badigeonn�s de suie; la tour Saint-Jacques, comme mang�e de rouille, dressait son antiquaille de mus�e, tandis que le Panth�on, au-dessus du quartier assombri qu'il surmontait, prenait un profil de catafalque g�ant. Seul, le d�me des Invalides gardait des lueurs dans ses dorures; et l'on e�t dit des lampes allum�es en plein jour, d'une m�lancolie r�veuse au milieu du deuil cr�pusculaire qui drapait la cit�. Les plans manquaient; Paris, voil� d'un nuage, se charbonnait sur l'horizon, pareil � un fusain colossal et d�licat, tr�s-vigoureux sous le ciel limpide.
H�l�ne, devant cette ville morne, songeait qu'elle ne connaissait pas Henri. Elle �tait tr�s-forte, � pr�sent que son image ne la poursuivait plus. Une r�volte la poussait � nier cette possession qui, en quelques semaines, l'avait emplie de cet homme. Non, elle ne le connaissait pas. Elle ignorait tout de lui, ses actes, ses pens�es; elle n'aurait m�me pu dire s'il �tait une grande intelligence. Peut-�tre manquait-il de coeur plus encore que d'esprit. Et elle �puisait ainsi toutes les suppositions, se gonflant le coeur de l'amertume qu'elle trouvait au fond de chacune, se heurtant toujours � son ignorance, � ce mur qui la s�parait d'Henri et qui l'emp�chait de le conna�tre. Elle ne savait rien, elle ne saurait jamais rien. Elle ne se l'imaginait plus que brutal, lui soufflant des paroles de flamme, lui apportant le seul trouble qui, jusqu'� cette heure, e�t rompu l'�quilibre heureux de sa vie. D'o� venait-il donc pour la d�soler de la sorte? Tout d'un coup, elle pensa que, six semaines auparavant, elle n'existait pas pour lui, et cette id�e lui fut insupportable. Mon Dieu! n'�tre pas l'un pour l'autre, passer sans se voir, ne point se rencontrer peut-�tre! Elle avait joint d�sesp�r�ment les mains, des larmes mouillaient ses yeux.
Alors, H�l�ne regarda fixement les tours de Notre-Dame, tr�s-loin. Un rayon, dardant entre deux nuages, les dorait. Elle avait la t�te lourde, comme trop pleine des id�es tumultueuses qui s'y heurtaient. C'�tait une souffrance, elle aurait voulu s'int�resser � Paris, retrouver sa s�r�nit�, en promenant sur l'oc�an des toitures ses regards tranquilles de chaque jour. Que de fois, � pareille heure, l'inconnu de la grande ville, dans le calme d'un beau soir, l'avait berc�e d'un r�ve attendri! Cependant, devant elle, Paris s'�clairait de coups de soleil. Au premier rayon qui �tait tomb� sur Notre-Dame, d'autres rayons avaient succ�d�, frappant la ville. L'astre, � son d�clin, faisait craquer les nuages. Alors, les quartiers s'�tendirent, dans une bigarrure d'ombres et de lumi�res. Un moment, toute la rive gauche fut d'un gris de plomb, tandis que des lueurs rondes tigraient la rive droite, d�roul�e au bord du fleuve comme une gigantesque peau de b�te. Puis, les formes changeaient et se d�pla�aient, au gr� du vent qui emportait les nu�es. C'�tait, sur le ton dor� des toits, des nappes noires voyageant toutes dans le m�me sens, avec le m�me glissement doux et silencieux. Il y en avait d'�normes, nageant de l'air majestueux d'un vaisseau amiral, entour�es de plus petites qui gardaient des sym�tries d'escadre en ordre de bataille. Une ombre immense, allong�e, ouvrant une gueule de reptile, barra un instant Paris, qu'elle semblait vouloir d�vorer. Et, quand elle se fut perdue au fond de l'horizon, rapetiss�e � la taille d'un ver de terre, un rayon, dont les rais jaillissaient en pluie de la crevasse d'un nuage, tomba dans le trou vide qu'elle laissait. On en voyait la poussi�re d'or filer comme un sable fin, s'�largir en vaste c�ne, pleuvoir sans rel�che sur le quartier des Champs-�lys�es, qu'elle �claboussait d'une clart� dansante. Longtemps, cette averse d'�tincelles dura, avec son poudroiement continu de fus�e.
Eh bien! la passion �tait fatale, H�l�ne ne se d�fendait plus. Elle se sentait � bout de force contre son coeur. Henri pouvait la prendre, elle s'abandonnait. Alors, elle go�ta un bonheur infini � ne plus lutter. Pourquoi donc se serait-elle refus�e davantage? N'avait-elle pas assez attendu? Le souvenir de sa vie pass�e la gonflait de m�pris et de violence.
Comment avait-elle pu exister, dans cette froideur dont elle �tait si fi�re Autrefois? Elle se revoyait jeune fille, � Marseille, rue des Petites-Maries, cette rue o� elle avait toujours grelott�; elle se revoyait mari�e, glac�e pr�s de ce grand enfant qui baisait ses pieds nus, se r�fugiant au fond de ses soucis de bonne m�nag�re; elle se revoyait � toutes les heures de son existence, suivant du m�me pas le m�me chemin, sans une �motion qui d�range�t son calme; et cette uniformit�, maintenant, ce sommeil de l'amour qu'elle avait dormi, l'exasp�rait. Dire qu'elle s'�tait crue heureuse d'aller ainsi trente ann�es devant elle, le coeur muet, n'ayant, pour combler le vide de son �tre, que son orgueil de femme honn�te! Ah! quelle duperie, cette rigidit�, ce scrupule du juste qui l'enfermaient dans les jouissances st�riles des d�votes! Non, non, c'�tait assez, elle voulait vivre! Et une raillerie terrible lui venait contre sa raison. Sa raison! en v�rit�, elle lui faisait piti�, cette raison qui, dans une vie d�j� longue, ne lui avait pas apport� une somme de joie comparable � la joie qu'elle go�tait depuis une heure. Elle avait ni� la chute, elle avait eu l'imb�cile vanterie de croire qu'elle marcherait ainsi jusqu'au bout, sans que son pied heurt�t seulement une pierre. Eh bien! aujourd'hui, elle r�clamait la chute, elle l'aurait souhait�e imm�diate et profonde. Toute sa r�volte aboutissait � ce d�sir imp�rieux. Oh! dispara�tre dans une �treinte, vivre en une minute tout ce qu'elle n'avait pas v�cu!
Cependant, au fond d'elle, une grande tristesse pleurait. C'�tait un serrement int�rieur, avec une sensation de vide et de noir. Alors, elle plaida. N'�tait-elle pas libre? En aimant Henri, elle ne trompait personne, elle disposait comme il lui plaisait de ses tendresses. Puis, tout ne l'excusait-il pas? Quelle �tait sa vie depuis pr�s de deux ans? Elle comprenait que tout l'avait amollie et pr�par�e pour la passion, son veuvage, sa libert� absolue, sa solitude. La passion devait couver en elle, pendant les longues soir�es pass�es entre ses deux vieux amis, l'abb� et son fr�re, ces hommes simples dont la s�r�nit� la ber�ait; elle couvait, lorsqu'elle s'enfermait si �troitement, hors du monde, en face de Paris grondant � l'horizon; elle couvait, chaque fois qu'elle s'�tait accoud�e � cette fen�tre, prise d'une de ces r�veries qu'elle ignorait autrefois, et qui, peu � peu, la rendaient si l�che. Et un souvenir lui vint, celui de cette claire matin�e de printemps, avec la ville blanche et nette comme sous un cristal, un Paris tout blond d'enfance, qu'elle avait si paresseusement contempl�, �tendue dans sa chaise longue, un livre tomb� sur ses genoux. Ce matin-l�, l'amour s'�veillait, � peine un frisson qu'elle ne savait comment nommer et contre lequel elle se croyait bien forte. Aujourd'hui, elle �tait � la m�me place, mais la passion victorieuse la d�vorait, tandis que, devant elle, un soleil couchant incendiait la ville. Il lui semblait qu'une journ�e avait suffi, que c'�tait l� le soir empourpr� de ce matin limpide, et elle croyait sentir toutes ces flammes br�ler dans son coeur. Mais le ciel avait chang�. Le soleil, s'abaissant vers les coteaux de Meudon, venait d'�carter les derniers nuages et de resplendir. Une gloire enflamma l'azur. Au fond de l'horizon, l'�croulement de roches crayeuses qui barraient les lointains de Charenton et de Choisy-le-Roi, entassa des blocs de carmin bord�s de laque vive; la flottille de petites nu�es nageant lentement dans le bleu, au-dessus de Paris, se couvrit de voiles de pourpre; tandis que le mince r�seau, le filet de soie blanche tendu au-dessus de Montmartre, parut tout d'un coup fait d'une ganse d'or, dont les mailles r�guli�res allaient prendre les �toiles � leur lever. Et, sous cette vo�te embras�e, la ville toute jaune, ray�e de grandes ombres, s'�tendait. En bas, sur la vaste place, le long des avenues, les fiacres et les omnibus se croisaient au milieu d'une poussi�re orange, parmi la foule des passants, dont le noir fourmillement blondissait et s'�clairait de gouttes de lumi�re. Un s�minaire, en rangs press�s, qui suivait le quai de Billy, mettait une queue de soutanes, couleur d'ocre, dans la clart� diffuse. Puis, les voitures et les pi�tons se perdaient, on ne devinait plus, tr�s-loin, sur quelque pont, qu'une file d'�quipages dont les lanternes �tincelaient. � gauche, les hautes chemin�es de la Manutention, droites et roses, l�chaient de gros tourbillons de fum�e tendre, d'une teinte d�licate de chair; tandis que, de l'autre c�t� de la rivi�re, les beaux ormes du quai d'Orsay faisaient une masse sombre, trou�e de coups de soleil. La Seine, entre ses berges que les rayons obliques enfilaient, roulait des flots dansants o� le bleu, le jaune et le vert, se brisaient en un �parpillement bariol�; mais, en remontant le fleuve, ce peinturlurage de mer orientale prenait un seul ton d'or de plus en plus �blouissant; et l'on e�t dit un lingot sorti � l'horizon de quelque creuset invisible, s'�largissant avec un remuement de couleurs vives, � mesure qu'il se refroidissait. Sur cette coul�e �clatante, les ponts �chelonn�s, amincissant leurs courbes l�g�res jetaient des barres grises, qui se perdaient dans un entassement incendi� de maisons, au sommet duquel les deux tours de Notre-Dame rougeoyaient comme des torches. � droite, � gauche, les monuments flambaient. Les verri�res du Palais de l'Industrie, au milieu des futaies des Champs-�lys�es, �talaient un lit de tisons ardents; plus loin, derri�re la toiture �cras�e de la Madeleine, la masse �norme de l'Op�ra semblait un bloc de cuivre; et les autres �difices, les coupoles et les tours, la colonne Vend�me, Saint-Vincent-de-Paul, la tour Saint-Jacques, plus pr�s les pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries, se couronnaient de flammes, dressant � chaque carrefour des b�chers gigantesques. Le d�me des Invalides �tait en feu, si �tincelant, qu'on pouvait craindre � chaque minute de le voir s'effondrer, en couvrant le quartier des flamm�ches de sa charpente. Au del� des tours in�gales de Saint-Sulpice, le Panth�on se d�tachait sur le ciel avec un �clat sourd, pareil � un royal palais de l'incendie qui se consumerait en braise. Alors, Paris entier, � mesure que le soleil baissait, s'alluma aux b�chers des monuments. Des lueurs couraient sur les cr�tes des toitures, pendant que, dans les vall�es, des fum�es noires dormaient. Toutes les fa�ades tourn�es vers le Trocad�ro rougissaient, en jetant le p�tillement de leurs vitres, une pluie d'�tincelles qui montaient de la ville, comme si quelque soufflet e�t sans cesse activ� cette forge colossale. Des gerbes toujours renaissantes s'�chappaient des quartiers voisins, o� les rues se creusaient, sombres et cuites. M�me, dans les lointains de la plaine, du fond d'une cendre rousse qui ensevelissait les faubourgs d�truits et encore chauds, luisaient des fus�es perdues, sorties de quelque foyer subitement raviv�. Bient�t ce fut une fournaise. Paris br�la. Le ciel s'�tait empourpr� davantage, les nuages saignaient au-dessus de l'immense cit� rouge et or.
H�l�ne, baign�e par ces flammes, se livrant � cette passion qui la consumait, regardait flamber Paris, lorsqu'une petite main la fit tressaillir en se posant sur son �paule. C'�tait Jeanne qui l'appelait.
—Maman! maman!
Et, quand elle se fut tourn�e:
—Ah! c'est heureux!... Tu n'entends donc pas? Voila dix fois que je t'appelle.
La petite, encore costum�e en Japonaise, avait des yeux brillants et des joues toutes roses de plaisir. Elle ne laissa pas � sa m�re le temps de r�pondre.
—Tu m'as joliment l�ch�e.... Tu sais qu'on t'a cherch�e partout, � la fin. Sans Pauline, qui m'a accompagn�e jusqu'au bas de l'escalier, je n'aurais point os� traverser la rue.
Et, d'un mouvement joli, elle approcha son visage des l�vres de sa m�re, en demandant sans transition:
—Tu m'aimes?
H�l�ne la baisa, mais d'une bouche distraite. Elle �prouvait une surprise, comme une impatience � la voir rentrer si vite. Est-ce que vraiment il y avait une heure qu'elle s'�tait �chapp�e du bal? Et, pour r�pondre aux questions de l'enfant qui s'inqui�tait, elle dit qu'en effet elle avait �prouv� un l�ger malaise. L'air lui faisait du bien; il lui fallait un peu de tranquillit�.
—Oh! n'aie pas peur, je suis trop lasse, murmura Jeanne. Je vais me tenir l�, tout plein sage.... Mais, petite m�re, je puis parler, n'est-ce pas?
Elle se posa pr�s d'H�l�ne, se serrant contre elle, heureuse qu'on ne la d�shabill�t pas tout de suite. Sa robe brod�e de pourpre, son jupon de soie verd�tre, la ravissaient; et elle hochait sa t�te fine, pour entendre claquer sur son chignon les pendeloques des longues �pingles qui le traversaient. Alors, un flot de paroles press�es sortit de ses l�vres. Elle avait tout regard�, tout �cout� et tout retenu, avec son air b�ta de ne rien comprendre. Maintenant, elle se d�dommageait d'�tre rest�e raisonnable, la bouche cousue et les yeux indiff�rents.
—Tu sais, maman, c'�tait un vieux bonhomme, la barbe grise, qui faisait aller Polichinelle. Je l'ai bien vu, lorsque le rideau s'est �cart�.... Il y avait le petit Guiraud qui pleurait. Hein? est-il b�te! Alors, on lui a dit que le gendarme viendrait lui mettre de l'eau dans sa soupe, et il a fallu l'emporter, tant il criait.... C'est comme au go�ter, Marguerite s'est tout tach� son costume de laiti�re avec de la confiture. Sa maman l'a essuy�e, en criant: �Oh! la sale!� Marguerite s'en �tait fourr� jusque dans les cheveux.... Moi, je ne disais rien, mais je m'amusais joliment � les regarder tomber sur les g�teaux. Elles sont mal �lev�es, n'est-ce pas, petite m�re?
Elle s'interrompit quelques secondes, absorb�e par un souvenir; puis, elle demanda d'un air pensif:
—Dis donc, maman, est-ce que tu as mang� de ces g�teaux qui �taient jaunes et qui avaient de la cr�me blanche dedans? Oh! c'�tait bon! c'�tait bon!... J'ai gard� tout le temps l'assiette � c�t� de moi.
H�l�ne n'�coutait pas ce babil d'enfant. Mais Jeanne parlait pour se soulager, la t�te trop pleine. Elle repartit, avec une abondance extraordinaire de d�tails sur le bal. Les moindres petits faits prenaient une importance �norme.
—Tu ne t'es pas aper�ue, toi, quand on a commenc�, voil� ma ceinture qui s'est d�faite. Une dame, que je ne connais pas, m'a mis une �pingle. Je lui ai dit: �Je vous remercie bien, Madame....� Alors, Lucien, en dansant, s'est piqu�. Il m'a demand�: �Qu'est-ce que tu as donc l� devant qui pique?� Moi, je ne savais plus, je lui ai r�pondu que je n'avais rien. C'est Pauline qui m'a visit�e et qui a remis l'�pingle comme il faut.... Non! tu n'as pas id�e! on se bousculait, une grande b�te de gar�on a donn� un coup dans le derri�re � Sophie, qui a failli tomber. Les demoiselles Levasseur sautaient � pieds joints. Ce n'est pas comme �a qu'on danse, bien s�r.... Mais le plus beau, vois-tu, �'a �t� la fin. Tu n'�tais plus la, tu ne peux pas savoir. On s'est pris par les bras, on a tourn� on rond; c'�tait � mourir de rire. Il y avait de grands messieurs qui tournaient aussi. Bien vrai, je ne mens pas!... Pourquoi ne veux-tu pas me croire, petite m�re?
Le silence d'H�l�ne finissait par la f�cher. Elle se serra davantage, lui secoua la main. Puis, voyant qu'elle n'en tirait que des paroles br�ves, elle se tut peu � peu elle-m�me, glissant �galement � une r�verie, songeant � ce bal qui emplissait son jeune coeur. Alors, toutes deux, la m�re et la fille, demeur�rent muettes, en face de Paris incendi�. Il leur restait plus inconnu encore, ainsi �clair� par les nu�es saignantes, pareil � quelque ville des l�gendes expiant sa passion sous une pluie de feu.
—On a dans� en rond?, demanda tout d'un coup H�l�ne, comme r�veill�e en sursaut.
—Oui, oui, murmura Jeanne absorb�e � son tour.
—Et le docteur? est-ce qu'il a dans�?
—Je crois bien, il a tourn� avec moi.... Il m'enlevait, il me questionnait: �O� est ta maman? o� est ta maman?� Puis, il m'a embrass�e.
H�l�ne eut un sourire inconscient. Elle riait � ses tendresses. Qu'avait-elle besoin de conna�tre Henri? Il lui semblait plus doux de l'ignorer, de l'ignorer � jamais, et de l'accueillir comme celui qu'elle attendait depuis si longtemps. Pourquoi se serait-elle �tonn�e et inqui�t�e? Il venait de se trouver � l'heure dite sur son chemin. Cela �tait bon. Sa nature franche acceptait tout. Un calme descendait en elle, fait de cette pens�e qu'elle aimait et qu'elle �tait aim�e. Et elle se disait qu'elle serait assez forte pour ne pas g�ter son bonheur.
Cependant, la nuit venait, un vent froid passa dans l'air. Jeanne, r�veuse, eut un frisson. Elle posa la t�te sur la poitrine de sa m�re; et, comme si la question se f�t rattach�e � ses r�flexions profondes, elle murmura une seconde fois:
—Tu m'aimes?
Alors, H�l�ne, souriant toujours, lui prit la t�te entre ses deux mains et parut chercher un instant sur son visage. Puis, elle posa longuement les l�vres pr�s de sa bouche, au-dessus d'un petit signe rose. C'�tait l�, elle le voyait bien, qu'Henri avait bais� l'enfant.
L'ar�te sombre des coteaux de Meudon entamait d�j� le disque lunaire du soleil. Sur Paris, les rayons obliques s'�taient encore allong�s. L'ombre du d�me des Invalides, d�mesur�ment grandie, noyait tout le quartier Saint-Germain; tandis que l'Op�ra, la tour Saint-Jacques, les colonnes et les fl�ches, z�braient de noir la rive droite. Les lignes des fa�ades, les enfoncements des rues, les �lots �lev�s des toitures, br�laient avec une intensit� plus sourde. Dans les vitres assombries, les paillettes enflamm�es se mouraient, comme si les maisons fussent tomb�es en braise. Des cloches lointaines sonnaient, une clameur roulait et s'apaisait. Et le ciel, �largi aux approches du soir, arrondissait sa nappe viol�tre, vein�e d'or et de pourpre, au-dessus de la ville rougeoyante. Tout d'un coup, il y eut une reprise formidable de l'incendie, Paris jeta une derni�re flamb�e qui �claira jusqu'aux faubourgs perdus. Puis, il sembla qu'une cendre grise tombait, et les quartiers rest�rent debout, l�gers et noir�tres comme des charbons �teints.
Un matin de mai, Rosalie accourut de sa cuisine, sans l�cher le torchon qu'elle tenait � la main. Et, avec sa familiarit� de servante g�t�e:
—Oh! Madame, arrivez vite.... Monsieur l'abb� qui est en bas, dans le jardin du docteur, en train de fouiller la terre!
H�l�ne ne bougea pas. Mais Jeanne s'�tait d�j� pr�cipit�e, pour voir. Quand elle revint, elle s'�cria:
—Est-elle b�te, Rosalie! il ne fouille pas la terre du tout. Il est avec le jardinier, qui met des plantes dans une petite voiture.... Madame Deberle cueille toutes ses roses....
—�a doit �tre pour l'�glise, dit tranquillement H�l�ne, tr�s-occup�e � un travail de tapisserie.
Quelques minutes plus tard, il y eut un coup de sonnette, et l'abb� Jouve parut. Il venait annoncer qu'il ne fallait pas compter sur lui, le mardi suivant. Ses soir�es �taient prises par les c�r�monies du mois de Marie. Le cur� l'avait charg� d'orner l'�glise. Ce serait superbe. Toutes ces dames lui donnaient des fleurs. Il attendait deux palmiers de quatre m�tres pour les poser � droite et � gauche de l'autel.
—Oh! maman.... maman...., murmura Jeanne, qui �coutait, �merveill�e.
—Eh bien! vous ne savez pas, mon ami, dit H�l�ne en souriant, puisque vous ne pouvez venir, nous irons vous voir.... Voil� que vous avez tourn� la t�te � Jeanne, avec vos bouquets.
Elle n'�tait gu�re d�vote, m�me elle n'assistait jamais � la messe, pr�textant la sant� de sa fille, qui sortait toute frissonnante des �glises. Le vieux pr�tre �vitait de lui parler religion. Il disait simplement, avec une tol�rance pleine de bonhomie, que les belles �mes font leur salut toutes seules, par leur sagesse et leur charit�. Dieu saurait bien la toucher un jour.
Jusqu'au lendemain soir, Jeanne ne songea qu'au mois de Marie. Elle questionnait sa m�re, elle r�vait l'�glise emplie de roses blanches, avec des milliers de cierges, des voix c�lestes, des odeurs suaves. Et elle voulait �tre pr�s de l'autel, pour mieux voir la robe de dentelle de la sainte Vierge, une robe qui valait une fortune, disait l'abb�. Mais H�l�ne la calmait, en la mena�ant de ne pas la mener, si elle se rendait malade � l'avance.
Enfin, le soir, apr�s le d�ner, elles partirent. Les nuits �taient encore fra�ches. En arrivant rue de l'Annonciation, o� se trouve Notre-Dame de Gr�ce, l'enfant grelottait.
—L'�glise est chauff�e, dit sa m�re. Nous allons nous mettre pr�s d'une bouche de chaleur.
Quand elle eut pouss� la porte rembourr�e, qui retomba mollement, une ti�deur les enveloppa, tandis qu'une vive lumi�re et des chants �clataient. La c�r�monie �tait commenc�e. H�l�ne, voyant la nef centrale d�j� pleine, voulut suivre l'un des bas-c�t�s. Mais elle eut toutes les peines du monde � s'approcher de l'autel. Elle tenait la main de Jeanne, elle avan�ait patiemment; puis, renon�ant � aller plus loin, elle prit les deux premi�res chaises libres qui se pr�sent�rent. Un pilier leur cachait la moiti� du choeur.
—Je ne vois rien, maman, murmura la petite toute chagrine. Nous sommes tr�s-mal.
H�l�ne la fit taire. L'enfant alors se mit � bouder. Elle n'apercevait, devant elle, que le dos �norme d'une vieille dame. Quand sa m�re se retourna, elle la trouva debout sur sa chaise.
—Veux-tu descendre! dit-elle en �touffant sa voix. Tu es insupportable.
Mais Jeanne s'ent�tait.
—�coute donc, c'est madame Deberle.... Elle est l�-bas, au milieu. Elle nous fait des signes.
Une vive contrari�t� donna � la jeune femme un mouvement d'impatience. Elle secoua la petite, qui refusait de s'asseoir. Depuis le bal, pendant trois jours, elle avait �vit� de retourner chez le docteur, en pr�textant mille occupations.
—Maman, continuait Jeanne avec l'obstination des enfants, elle te regarde, elle te dit bonjour.
Alors, il fallut bien qu'H�l�ne tourn�t les yeux et salu�t. Les deux femmes �chang�rent un hochement de t�te. Madame Deberle, en robe de soie � mille raies, garnie de dentelles blanches, occupait le centre de la nef, � deux pas du choeur, tr�s-fra�che, tr�s-voyante. Elle avait amen� sa soeur Pauline, qui se mit � gesticuler vivement de la main. Les chants continuaient, la voix large de la foule roulait sur une gamme descendante, tandis que des notes suraigu�s d'enfant piquaient �a et l� le rythme tra�nard et balanc� du cantique.
—Elles te disent de venir, tu vois bien! reprit Jeanne triomphante.
—C'est inutile; nous sommes parfaitement ici.
—Oh! maman, allons les retrouver.... Elles ont deux chaises.
—Non, descends, assieds-toi.
Pourtant, comme ces dames insistaient avec des sourires, sans se pr�occuper le moins du monde du l�ger scandale qu'elles soulevaient, heureuses, au contraire, de voir les gens se tourner vers elles, H�l�ne dut c�der. Elle poussa Jeanne enchant�e, elle t�cha de s'ouvrir un passage, les mains tremblantes d'une col�re contenue. Ce n'�tait point une besogne facile. Les d�votes ne voulaient pas se d�ranger et la toisaient furieuses, la bouche ouverte, sans s'arr�ter de chanter. Elle travailla ainsi pendant cinq grandes minutes, au milieu de la temp�te des voix, qui ronflaient plus fort. Quand elle ne pouvait passer, Jeanne regardait toutes ces bouches vides et noires, et elle se serrait contre sa m�re. Enfin, elles atteignirent l'espace laiss� libre devant le choeur, elles n'eurent plus que quelques pas � faire.
—Arrivez donc, murmura madame Deberle. L'abb� m'avait dit que vous viendriez, je vous ai gard� deux chaises.
H�l�ne remercia, en feuilletant tout de suite son livre de messe, pour couper court � la conversation. Mais Juliette gardait ses gr�ces mondaines; elle �tait l�, charmante et bavarde comme dans son salon, tr�s � l'aise. Aussi se pencha-t-elle, continuant:
—On ne vous voit plus. Je serais all�e demain chez vous.... Vous n'avez pas �t� malade au moins?
—Non, merci.... Toutes sortes d'occupations....
—�coutez, il faut venir d�ner demain.... En famille, rien que nous....
—Vous �tes trop bonne, nous verrons.
Et elle parut se recueillir et suivre le cantique, d�cid�e � ne plus r�pondre. Pauline avait pris Jeanne � c�t� d'elle, pour lui faire partager la bouche de chaleur, sur laquelle elle cuisait doucement, avec une jouissance b�ate de frileuse. Toutes deux, dans le souffle ti�de qui montait, se haussaient curieusement, examinant chaque chose, le plafond bas, divis� en panneaux de menuiserie, les colonnes �cras�es, reli�es par des pleins cintres d'o� pendaient des lustres, la chaire en ch�ne sculpt�; et, par-dessus les t�tes moutonnantes, que la houle du cantique agitait, elles allaient jusque dans les coins sombres des bas-c�t�s, aux chapelles perdues dont les ors luisaient, au baptist�re que fermait une grille, pr�s de la grande porte. Mais elles revenaient toujours au resplendissement du choeur, peint de couleurs vives, �clatant de dorures; un lustre de cristal tout flambant tombait de la vo�te; d'immenses cand�labres alignaient des gradins de cierges, qui piquaient d'une pluie d'�toiles sym�triques les fonds de t�n�bres de l'�glise, d�tachant en lumi�re le ma�tre-autel, pareil � un grand bouquet de feuillages et de fleurs. En haut, dans une moisson de roses, une Vierge habill�e de satin et de dentelle, couronn�e de perles, tenait sur son bras un J�sus en robe longue.
—Hein! tu as chaud? demanda Pauline. C'est joliment bon.
Mais Jeanne, en extase, contemplait la Vierge au milieu des fleurs. Il lui prenait un frisson. Elle eut peur de n'�tre plus sage, et elle baissa les yeux, t�chant de s'int�resser au dallage blanc et noir, pour ne pas pleurer. Les voix fr�les des enfants de choeur lui mettaient de petits souffles dans les cheveux.
Cependant, H�l�ne, le visage sur son paroissien, s'�cartait chaque fois qu'elle sentait Juliette la fr�ler de ses dentelles. Elle n'�tait point pr�par�e � cette rencontre. Malgr� le serment qu'elle s'�tait impos� d'aimer Henri saintement, sans jamais lui appartenir, elle �prouvait un malaise en pensant qu'elle trahissait cette femme, si confiante et si gaie � son c�t�. Une seule pens�e l'occupait: elle n'irait point � ce d�ner; et elle cherchait comment elle pourrait rompre peu � peu des relations qui blessaient sa loyaut�. Mais les voix ronflantes des chantres, � quelques pas d'elle, l'emp�chaient de r�fl�chir; elle ne trouvait rien, elle s'abandonnait au bercement du cantique, go�tant un bien-�tre d�vot, que jusque-l� elle n'avait jamais ressenti dans une �glise.
—Est-ce qu'on vous a cont� l'histoire de madame de Chermette? demanda Juliette, c�dant de nouveau � la d�mangeaison de parler.
—Non, je ne sais rien.
—Eh bien! imaginez-vous.... Vous avez vu sa grande fille, qui est si longue pour ses quinze ans? Il est question de la marier l'ann�e prochaine, et avec ce petit brun que l'on voit toujours dans les jupes de la m�re.... On en cause, on en cause....
—Ah! dit H�l�ne, qui n'�coutait pas.
Madame Deberle donna d'autres d�tails. Mais, brusquement, le cantique cessa, les orgues g�mirent et s'arr�t�rent. Alors, elle se tut, surprise de l'�clat de sa voix, au milieu du silence recueilli qui se faisait. Un pr�tre venait de para�tre dans la chaire. Il y eut un fr�missement; puis, il parla. Non, certes, H�l�ne n'irait point � ce d�ner. Les yeux fix�s sur le pr�tre, elle s'imaginait cette premi�re entrevue avec Henri, qu'elle redoutait depuis trois jours; elle le voyait p�li de col�re, lui reprochant de s'�tre enferm�e chez elle; et elle craignait de ne pas montrer assez de froideur. Dans sa r�verie, le pr�tre avait disparu, elle surprenait seulement des phrases, une voix p�n�trante, tomb�e de haut, qui disait:
—Ce fut un moment ineffable que celui o� la Vierge, inclinant la t�te, r�pondit: Voici la servante du Seigneur....
Oh! elle serait brave, toute sa raison �tait revenue. Elle go�terait la joie d'�tre aim�e, elle n'avouerait jamais son amour, car elle sentait bien que la paix �tait � ce prix. Et comme elle aimerait profond�ment, sans le dire, se contentant d'une parole d'Henri, d'un regard, �chang� de loin en loin, lorsqu'un hasard les rapprocherait! C'�tait un r�ve qui l'emplissait d'une pens�e d'�ternit�. L'�glise, autour d'elle, lui devenait amicale et douce. Le pr�tre disait:
—L'ange disparut. Marie s'absorba dans la contemplation du divin myst�re qui s'op�rait en elle, inond�e de lumi�re et d'amour....
—Il parle tr�s-bien, murmura madame Deberle en se penchant. Et tout jeune, trente ans � peine, n'est-ce pas?
Madame Deberle �tait touch�e. La religion lui plaisait comme une �motion de bon go�t. Donner des fleurs aux �glises, avoir de petites affaires avec les pr�tres, gens polis, discrets et sentant bon, venir en toilette � l'�glise, o� elle affectait d'accorder une protection mondaine au Dieu des pauvres, lui procurait des joies particuli�res, d'autant plus que son mari ne pratiquait pas et que ses d�votions prenaient le go�t du fruit d�fendu. H�l�ne la regarda, lui r�pondit seulement par un hochement de t�te. Toutes deux avaient la face p�m�e et souriante. Un grand bruit de chaises et de mouchoirs s'�leva, le pr�tre venait de quitter la chaire, en lan�ant ce dernier cri:
—Oh! dilatez votre amour, pieuses �mes chr�tiennes. Dieu s'est donn� � vous, votre coeur est plein de sa pr�sence, votre �me d�borde de ses gr�ces!
Les orgues ronfl�rent tout de suite. Les litanies de la Vierge se d�roul�rent, avec leurs appels d'ardente tendresse. Il venait des bas-c�t�s, de l'ombre des chapelles perdues, un chant lointain et assourdi, comme si la terre e�t r�pondu aux voix ang�liques des enfants de choeur. Une haleine passait sur les t�tes, allongeait les flammes droites des cierges, tandis que, dans son grand bouquet de roses, au milieu des fleurs qui se meurtrissaient en exhalant leur dernier parfum, la M�re divine semblait avoir baiss� la t�te pour rire � son J�sus.
H�l�ne se tourna tout d'un coup, prise d'une inqui�tude instinctive.
—Tu n'es pas malade, Jeanne? demanda-t-elle.
L'enfant, tr�s-blanche, les yeux humides, comme emport�e dans le torrent d'amour des litanies, contemplait l'autel, voyait les roses se multiplier et tomber en pluie. Elle murmura:
—Oh! non, maman.... Je t'assure, je suis contente, bien contente....
Puis, elle demanda:
—O� donc est mon ami?
Elle parlait de l'abb�. Pauline l'apercevait; il �tait dans une stalle du choeur. Mais il fallut soulever Jeanne.
—Ah! je le vois.... Il nous regarde, il fait des petits yeux.
L'abb� �faisait des petits yeux,� selon Jeanne, quand il riait en dedans. H�l�ne alors �changea avec lui un signe de t�te amical. Ce fut pour elle comme une certitude de paix, une cause derni�re de s�r�nit� qui lui rendait l'�glise ch�re et l'endormait dans une f�licit� pleine de tol�rance. Des encensoirs se balan�aient devant l'autel, de l�g�res fum�es montaient; et il y eut une b�n�diction, un ostensoir pareil � un soleil, lev� lentement et promen� au-dessus des fronts abattus par terre. H�l�ne restait prostern�e, dans un engourdissement heureux, lorsqu'elle entendit madame Deberle qui disait:
—C'est fini, allons-nous-en.
Un remuement de chaises, un pi�tinement roulaient sous la vo�te. Pauline avait pris la main de Jeanne. Tout en marchant la premi�re avec l'enfant, elle la questionnait.
—Tu n'es jamais all�e au th��tre?
—Non. Est-ce que c'est plus beau? La petite, le coeur gonfl� de gros soupirs, avait un hochement de menton, comme pour d�clarer que rien ne pouvait �tre plus beau. Mais Pauline ne r�pondit pas; elle venait de se planter devant un pr�tre, qui passait en surplis; et, lorsqu'il fut � quelques pas:
—Oh! la belle t�te! dit-elle tout haut, avec une conviction qui fit retourner deux d�votes.
Cependant, H�l�ne s'�tait relev�e. Elle pi�tinait � c�t� de Juliette, au milieu de la foule qui s'�coulait difficilement. Tremp�e de tendresse, comme lasse et sans force, elle n'�prouvait plus aucun trouble � la sentir si pr�s d'elle. Un moment, leurs poignets nus s'effleur�rent, et elles se sourirent. Elles �touffaient, H�l�ne voulut que Juliette pass�t la premi�re, pour la prot�ger. Toute leur intimit� semblait revenue.
—C'est entendu, n'est-ce pas? demanda madame Deberle, nous comptons sur vous demain soir.
H�l�ne n'eut plus la volont� de dire non. Dans la rue, elle verrait. Enfin, elles sortirent des derni�res. Pauline et Jeanne les attendaient sur le trottoir d'en face. Mais une voix larmoyante les arr�ta.
—Ah! ma bonne dame, qu'il y a donc longtemps que je n'ai eu le bonheur de vous voir!
C'�tait la m�re F�tu. Elle mendiait � la porte de l'�glise. Barrant le passage � H�l�ne, comme si elle l'avait guett�e, elle continua:
—Ah! j'ai �t� bien malade, toujours l�, dans le ventre, vous savez.... Maintenant c'est quasiment des coups de marteau.... Et rien de rien, ma bonne dame.... Je n'ai pas os� vous faire dire �a.... Que le bon Dieu vous le rende!
H�l�ne venait de lui glisser une pi�ce de monnaie dans la main, en lui promettant de songer � elle.
—Tiens! dit madame Deberle rest�e debout sous le porche, quelqu'un cause avec Pauline et Jeanne.... Mais c'est Henri!
—Oui, oui, reprit la m�re F�tu qui promenait ses minces regards sur les deux dames, c'est le bon docteur.... Je l'ai vu pendant toute la c�r�monie, il n'a pas quitt� le trottoir, il vous attendait, bien s�r.... En voil� un saint homme! Je dis �a parce que c'est la v�rit�, devant Dieu qui nous entend.... Oh! je vous connais, Madame; vous avez l� un mari qui m�rite d'�tre heureux.... Que le ciel exauce vos d�sirs, que toutes ses b�n�dictions soient avec vous! Au nom du P�re, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il!
Et, dans les mille rides de son visage, fris� comme une vieille pomme, ses petits yeux marchaient toujours, inquiets et malicieux, allant de Juliette � H�l�ne, sans qu'on p�t savoir nettement � laquelle des deux elle s'adressait en parlant du bon docteur. Elle les accompagna d'un marmottement continu, o� des lambeaux de phrases pleurnicheuses se m�laient � des exclamations d�votes.
H�l�ne fut surprise et touch�e de la r�serve d'Henri. Il osa � peine lever les regards sur elle. Sa femme l'ayant plaisant� au sujet de ses opinions qui l'emp�chaient d'entrer dans une �glise, il expliqua simplement qu'il �tait venu � la rencontre de ces dames, en fumant un cigare; et H�l�ne comprit qu'il avait voulu la revoir, pour lui montrer combien elle avait tort de redouter quelque brutalit� nouvelle. Sans doute, il s'�tait jur� comme elle de se montrer raisonnable. Elle n'examina pas s'il pouvait �tre sinc�re avec lui-m�me, cela la rendait trop malheureuse de le voir malheureux. Aussi, en quittant les Deberle, rue Vineuse, dit-elle gaiement:
—Eh bien! c'est entendu, � demain sept heures.
Alors, les relations se nou�rent plus �troitement encore, une vie charmante commen�a. Pour H�l�ne, c'�tait comme si Henri n'avait jamais c�d� � une minute de folie; elle avait r�v� cela; ils s'aimaient, mais ils ne se le diraient plus, ils se contenteraient de le savoir. Heures d�licieuses, pendant lesquelles, sans parler de leur tendresse, ils s'en entretenaient continuellement, par un geste, par une inflexion de voix, par un silence m�me. Tout les ramenait � cet amour, tout les baignait dans une passion qu'ils emportaient avec eux, autour d'eux, comme le seul air o� ils pussent vivre. Et ils avaient l'excuse de leur loyaut�, ils jouaient en toute conscience cette com�die de leur coeur, car ils ne se permettaient pas un serrement de main, ce qui donnait une volupt� sans pareille au simple bonjour dont ils s'accueillaient. Chaque soir, ces dames firent la partie de se rendre � l'�glise. Madame Deberle, enchant�e, y go�tait un plaisir nouveau, qui la changeait un peu des soir�es dansantes, des concerts, des premi�res repr�sentations; elle adorait les �motions neuves, on ne la rencontrait plus qu'avec des soeurs et des abb�s. Le fond de religion qu'elle tenait du pensionnat remontait � sa t�te de jeune femme �cervel�e, et se traduisait par de petites pratiques qui l'amusaient, comme si elle se f�t souvenue des jeux de son enfance. H�l�ne, grandie en dehors de toute �ducation d�vote, se laissait aller au charme des exercices du mois de Marie, heureuse de la joie que Jeanne paraissait y prendre. On d�nait plus t�t, on bousculait Rosalie pour ne pas arriver en retard et se trouver mal plac�. Puis, on prenait Juliette en passant. Un jour, on avait emmen� Lucien; mais il s'�tait si mal conduit, que, maintenant, on le laissait � la maison. Et, en entrant dans l'�glise chaude, toute br�sillant de cierges, c'�tait une sensation de mollesse et d'apaisement, qui peu � peu devenait n�cessaire � H�l�ne. Lorsqu'elle avait eu des doutes dans la journ�e, qu'une anxi�t� vague l'avait saisie � la pens�e d'Henri, l'�glise le soir l'endormait de nouveau. Les cantiques montaient, avec le d�bordement des passions divines. Les fleurs, fra�chement coup�es, alourdissaient de leur parfum l'air �touff� sous la vo�te. Elle respirait l� toute la premi�re ivresse du printemps, l'adoration de la femme hauss�e jusqu'au culte, et elle se grisait dans ce myst�re d'amour et de puret�, en face de Marie vierge et m�re, couronn�e de ses roses blanches. Chaque jour, elle restait agenouill�e davantage. Elle se surprenait parfois les mains jointes. Puis, la c�r�monie achev�e, il y avait la douceur du retour. Henri attendait � la porte, les soir�es se faisaient ti�des, on rentrait par les rues noires et silencieuses de Passy, en �changeant de rares paroles.
—Mais vous devenez d�vote, ma ch�re! dit un soir madame Deberle en riant.
C'�tait vrai, H�l�ne laissait entrer la d�votion dans son coeur grand ouvert. Jamais elle n'aurait cru qu'il f�t si bon d'aimer. Elle revenait l� comme � un lieu d'attendrissement, o� il lui �tait permis d'avoir les yeux humides, de rester sans une pens�e, an�antie dans une adoration muette. Chaque soir, pendant une heure, elle ne se d�fendait plus; l'�panouissement d'amour qu'elle portait en elle, qu'elle contenait toute la journ�e, pouvait enfin monter de sa poitrine, s'�largir en des pri�res, devant tous, au milieu du frisson religieux de la foule. Les oraisons balbuti�es, les agenouillements, les salutations, ces paroles et ces gestes vagues sans cesse r�p�t�s, la ber�aient, lui semblaient l'unique langage, toujours la m�me passion, traduite par le m�me mot ou le m�me signe. Elle avait le besoin de croire, elle �tait ravie dans la charit� divine.
Et Juliette ne plaisantait pas seulement H�l�ne, elle pr�tendait qu'Henri lui-m�me tournait � la d�votion. Est-ce que, maintenant, il n'entrait pas les attendre dans l'�glise! Un ath�e, un pa�en qui d�clarait avoir cherch� l'�me du bout de son scalpel et ne pas l'avoir trouv�e encore! D�s qu'elle l'apercevait, en arri�re de la chaire, debout derri�re une colonne, Juliette poussait le coude d'H�l�ne.
—Regardez donc, il est d�j� la.... Vous savez qu'il n'a pas voulu se confesser pour notre mariage.... Non, il a une figure impayable, il nous contemple d'un air si dr�le! Regardez-le donc!
H�l�ne ne levait pas tout de suite la t�te. La c�r�monie allait finir, l'encens fumait, les orgues �clataient d'all�gresse. Mais, comme son amie n'�tait pas femme � la laisser tranquille, elle devait r�pondre.
—Oui, oui, je le vois, balbutiait-elle sans tourner les yeux.
Elle l'avait devin�, � l'hosanna qu'elle entendait monter de toute l'�glise. Le souffle d'Henri lui semblait venir jusqu'� sa nuque sur l'aile des cantiques, et elle croyait voir derri�re elle ses regards qui �clairaient la nef et l'enveloppaient, agenouill�e, d'un rayon d'or. Alors, elle priait avec une ferveur si grande, que les paroles lui manquaient. Lui, tr�s-grave, avait la mine correcte d'un mari qui venait chercher ces dames chez Dieu, comme il serait all� les attendre dans le foyer d'un th��tre. Mais, quand ils se rejoignaient, au milieu de la lente sortie des d�votes, tous deux se trouvaient comme li�s davantage, unis par ces fleurs et ces chants; et ils �vitaient de se parler, car ils avaient leurs coeurs sur les l�vres.
Au bout de quinze jours, madame Deberle se lassa. Elle sautait d'une passion � une autre, tourment�e du besoin de faire ce que tout le monde faisait. � pr�sent, elle se donnait aux ventes de charit�, montant soixante �tages par apr�s-midi, pour aller qu�ter des toiles chez les peintres connus, et employant ses soir�es � pr�sider avec une sonnette des r�unions de dames patronnesses. Aussi, un jeudi soir, H�l�ne et sa fille se trouv�rent-elles seules � l'�glise. Apr�s la sermon, comme les chantres attaquaient le Magnificat, la jeune femme, avertie par un �lancement de son coeur, tourna la t�te: Henri �tait l�, � la place accoutum�e. Alors, elle demeura le front baiss� jusqu'� la fin de la c�r�monie, dans l'attente du retour.
—Ah! c'est gentil d'�tre venu! dit Jeanne � la sortie, avec sa familiarit� d'enfant. J'aurais eu peur, dans ces rues noires.
Mais Henri affectait la surprise. Il croyait rencontrer sa femme. H�l�ne laissa la petite r�pondre, elle les suivait, sans parler. Comme ils passaient tous trois sous le porche, une voix se lamenta:
—La charit�.... Dieu vous le rende....
Chaque soir, Jeanne glissait une pi�ce de dix sous dans la main de la m�re F�tu. Lorsque celle-ci aper�ut le docteur seul avec H�l�ne, elle secoua simplement la t�te, d'un air d'intelligence, au lieu d'�clater en remerciements bruyants, comme d'habitude. Et, l'�glise s'�tant vid�e, elle se mit � les suivre, de ses pieds tra�nards, en marmottant de sourdes paroles. Au lieu de rentrer par la rue de Passy, ces dames quelquefois revenaient par la rue Raynouard, lorsque la nuit �tait belle, allongeant ainsi le chemin de cinq ou six minutes. Ce soir-l�, H�l�ne prit la rue Raynouard, d�sireuse d'ombre et de silence, c�dant au charme de cette longue chauss�e d�serte, qu'un bec de gaz de loin en loin �clairait, sans que l'ombre d'un passant remu�t sur le pav�.
A cette heure, dans ce quartier �cart�, Passy dormait d�j�, avec le petit souffle d'une ville de province. Aux deux bords des trottoirs, des h�tels s'alignaient, des pensionnats de demoiselles, noirs et ensommeill�s, des tables d'h�te dont les cuisines luisaient encore. Pas une boutique ne trouait l'ombre du rayon de sa vitrine. Et c'�tait une grande joie pour H�l�ne et Henri que cette solitude. Il n'avait point os� lui offrir le bras. Jeanne marchait entre eux, au milieu de la chauss�e, sabl�e comme une all�e de parc. Les maisons cessaient, des murs s'�tendaient, au-dessus desquels retombaient des manteaux de cl�matites et des touffes de lilas en fleurs. De grands jardins coupaient les h�tels, une grille, par moments, laissait voir des enfoncements sombres de verdure, o� des pelouses d'un ton plus tendre palissaient parmi les arbres; tandis que, dans des vases que l'on devinait confus�ment; des bouquets d'iris embaumaient l'air. Tous trois ralentissaient le pas, sous la ti�deur de cette nuit printani�re qui les trempait de parfums; et, lorsque Jeanne, par un jeu d'enfant, s'avan�ait le visage lev� vers le ciel, elle r�p�tait:
—Oh! maman! vois donc, que d'�toiles!
Mais, derri�re eux, le pas de la m�re F�tu semblait �tre l'�cho des leurs. Elle se rapprochait; on entendait ce bout de phrase latine: �Ave Maria, gratia plena�, sans cesse recommenc� sur le m�me bredouillement. La m�re F�tu disait son chapelet en rentrant chez elle.
—Il me reste une pi�ce, si je la lui donnais? demanda Jeanne � sa m�re.
Et, sans attendre la r�ponse, elle s'�chappa, courut � la vieille, qui allait s'engager dans le passage des Eaux. La m�re F�tu prit la pi�ce, en invoquant toutes les saintes du paradis. Mais elle avait saisi en m�me temps la main de l'enfant; elle la retenait, et changeant de voix:
—Elle est donc malade, l'autre dame?
—Non, r�pondit Jeanne �tonn�e.
—Ah! que le ciel la conserve! qu'il la comble de prosp�rit�s, elle et son mari!... Ne vous sauvez pas, ma bonne petite demoiselle. Laissez- moi dire un Ave Maria � l'intention de votre maman, et vous r�pondrez: Amen, avec moi.... Votre maman le permet, vous la rattraperez.
Cependant, H�l�ne et Henri �taient rest�s tout frissonnants de se trouver ainsi brusquement seuls, dans l'ombre d'une rang�e de grands marronniers qui bordaient la rue. Ils firent doucement quelques pas. Par terre, les marronniers avaient laiss� tomber une pluie de leurs petites fleurs, et ils marchaient sur ce tapis rose. Puis, ils s'arr�t�rent, le coeur trop gonfl� pour aller plus loin.
—Pardonnez-moi, dit simplement Henri.
—Oui, oui, balbutia H�l�ne. Je vous en supplie, taisez-vous.
Mais elle avait senti sa main qui effleurait la sienne. Elle recula. Heureusement, Jeanne revenait en courant.
—Maman! maman! cria-t-elle, elle m'a fait dire un Ave, pour que �a te porte bonheur.
Et tous trois tourn�rent dans la rue Vineuse, pendant que la m�re F�tu descendait l'escalier du passage des Eaux, en achevant son chapelet. Le mois s'�coula. Madame Deberle se montra aux exercices deux ou trois fois encore. Un dimanche, le dernier, Henri osa de nouveau attendre H�l�ne et Jeanne. Le retour fut d�licieux. Ce mois avait pass� dans une douceur extraordinaire. La petite �glise semblait �tre venue comme pour calmer et pr�parer la passion. H�l�ne s'�tait tranquillis�e d'abord, heureuse de ce refuge de la religion o� elle croyait pouvoir aimer sans honte; mais le travail sourd avait continu�, et quand elle s'�veillait de son engourdissement d�vot, elle se sentait envahie, li�e par des liens qui lui auraient arrach� la chair, si elle avait voulu les rompre. Henri restait respectueux. Pourtant, elle voyait bien une flamme remonter � son visage. Elle craignait quelque emportement de d�sir fou. Elle-m�me se faisait peur, secou�e de brusques acc�s de fi�vre. Une apr�s-midi, en revenant d'une promenade avec Jeanne, elle prit la rue de l'Annonciation, elle entra � l'�glise. La petite se plaignait d'une grande fatigue. Jusqu'au dernier jour, elle n'avait point voulu avouer que la c�r�monie du soir la brisait, tant elle y go�tait une jouissance profonde; mais ses joues �taient devenues d'une p�leur de cire, et le docteur conseillait de lui faire faire de longues courses.
—Mets-toi l�, dit sa m�re. Tu te reposeras.... Nous ne resterons que dix minutes.
Elle l'avait assise pr�s d'un pilier. Elle-m�me s'agenouilla, quelques chaises plus loin. Des ouvriers, au fond de la nef, d�clouaient des tentures, d�m�nageaient des pots de fleurs, les exercices du mois de Marie �tant finis de la veille. H�l�ne, la face dans ses mains, ne voyait rien, n'entendait rien, se demandant avec anxi�t� si elle ne devait pas avouer � l'abb� Jouve la crise terrible qu'elle traversait. Il lui donnerait un conseil, il lui rendrait peut-�tre sa tranquillit� perdue. Mais, au fond d'elle, une joie d�bordante montait, de son angoisse elle-m�me. Elle ch�rissait son mal, elle tremblait que le pr�tre ne r�uss�t � la gu�rir. Les dix minutes s'�coul�rent, une heure se passa. Elle s'ab�mait dans la lutte de son coeur.
Et, comme elle relevait enfin la t�te, les yeux mouill�s de larmes, elle aper�ut l'abb� Jouve � c�t� d'elle, la regardant d'un air chagrin. C'�tait lui qui dirigeait les ouvriers. Il venait de s'avancer, en reconnaissant Jeanne.
—Qu'avez-vous donc, mon enfant? demanda-t-il � H�l�ne, qui se mettait vivement debout et essuyait ses larmes.
Elle ne trouva rien � r�pondre, craignant de retomber � genoux et d'�clater en sanglots. Il s'approcha davantage, il reprit doucement:
—Je ne veux pas vous interroger, mais pourquoi ne vous confiez-vous pas � moi, au pr�tre et non plus � l'ami.
—Plus tard, balbutia-t-elle, plus tard, je vous le promets.
Cependant, Jeanne avait d'abord patient� sagement, s'amusant � examiner les vitraux, les statues de la grande porte, les sc�nes du Chemin de la Croix, trait�es en petits bas-reliefs, le long des nefs lat�rales. Peu � peu la fra�cheur de l'�glise �tait descendue sur elle comme un suaire; et, dans cette lassitude qui l'emp�chait m�me de penser, un malaise lui venait du silence religieux des chapelles, du prolongement sonore des moindres bruits, de ce lieu sacr� o� il lui semblait qu'elle allait mourir. Mais son gros chagrin �tait surtout de voir emporter les fleurs. � mesure que les grands bouquets de roses disparaissaient, l'autel se montrait, nu et froid. Ces marbres la gla�aient, sans un cierge, sans une fum�e d'encens. Un moment, la Vierge v�tue de dentelles chancela, puis tomba � la renverse dans les bras de deux ouvriers. Alors, Jeanne jeta un faible cri, ses bras s'�largirent, elle se roidit, tordue par la crise qui la mena�ait depuis quelques jours.
Et, lorsque H�l�ne, affol�e, put l'emporter dans un fiacre, aid�e de l'abb� qui se d�solait, elle se retourna vers le porche, les mains tendues et tremblantes.
—C'est cette �glise! c'est cette �glise! r�p�tait-elle avec une violence o� il y avait le regret et le reproche du mois de tendresse d�vote qu'elle avait go�t� l�.
Le soir, Jeanne allait mieux. Elle put se lever. Pour rassurer sa m�re, elle s'ent�ta et se tra�na dans la salle � manger, o� elle s'assit devant son assiette vide.
—Ce ne sera rien, disait-elle en tachant de sourire. Tu sais bien que je suis une patraque.... Mange, toi. Je veux que tu manges.
Et elle-m�me, voyant que sa m�re la regardait p�lir et grelotter, sans pouvoir avaler une bouch�e, finit par feindre une pointe d'app�tit. Elle prendrait un peu de confiture, elle le jurait. Alors, H�l�ne se h�ta, tandis que l'enfant, toujours souriante, avec un petit tremblement nerveux de la t�te, la contemplait de son air d'adoration. Puis, au dessert, elle voulut tenir sa promesse. Mais des pleurs parurent au bord de ses paupi�res.
—�a ne passe pas, vois-tu, murmura-t-elle. Il ne faut point me gronder.
Elle �prouvait une terrible lassitude qui l'an�antissait. Ses jambes lui semblaient mortes, une main de fer la serrait aux �paules. Mais elle se faisait brave, elle retenait les l�gers cris que lui arrachaient des douleurs lancinantes dans le cou. Un moment, elle s'oublia, la t�te trop lourde, sa rapetissant sous la souffrance. Et sa m�re, en la voyant maigrie, si faible et si adorable, ne put achever la poire qu'elle s'effor�ait de manger. Des sanglots l'�tranglaient. Elle laissa tomber sa serviette, vint prendra Jeanne entre ses bras.
—Mon enfant, mon enfant...., balbutiait-elle, le coeur crev� par la vue de cette salle � manger, o� la petite l'avait si souvent �gay�e de sa gourmandise, lorsqu'elle �tait bien portante. Jeanne se redressait, tachait de retrouver son sourire.
—Ne te tourmente pas, ce ne sera rien, bien vrai.... Maintenant que tu as fini, tu vas me recoucher.... Je voulais te voir � table, parce que je te connais, tu n'aurais pas aval� gros comme �a de pain.
H�l�ne l'emporta. Elle avait roul� son petit lit pr�s du sien, dans la chambre. Quand Jeanne fut allong�e, couverte jusqu'au menton, elle se trouva beaucoup mieux. Elle ne se plaignait plus que de douleurs sourdes, derri�re la t�te. Puis, elle s'attendrit, son affection passionn�e paraissait grandir, depuis qu'elle souffrait. H�l�ne dut l'embrasser, en jurant qu'elle l'aimait bien, et lui promettre de l'embrasser encore, quand elle se coucherait.
—�a ne fait rien si je dors, r�p�tait Jeanne. Je te sens tout de m�me.
Elle ferma les yeux, elle s'endormit. H�l�ne resta pr�s d'elle, � regarder son sommeil. Comme Rosalie venait sur la pointe des pieds lui demander si elle pouvait se retirer, elle lui r�pondit affirmativement, d'un signe de t�te. Onze heures sonn�rent, H�l�ne �tait toujours l�, lorsqu'elle crut entendre frapper l�g�rement � la porte du palier. Elle prit la lampe et, tr�s-surprise, alla voir.
—Qui est l�?
—Moi, ouvrez, r�pondit une voix �touff�e.
C'�tait la voix d'Henri. Elle ouvrit vivement, trouvant cette visite naturelle, sans doute, le docteur venait d'apprendre la crise de Jeanne, et il accourait, bien qu'elle ne l'e�t pas fait appeler, prise d'une sorte de pudeur � la pens�e de le mettre de moiti� dans la sant� de sa fille.
Mais Henri ne lui laissa pas le temps de parler. Il l'avait suivie dans la salle � manger, tremblant, le sang au visage.
—Je vous en prie, pardonnez-moi, balbutia-t-il on lui saisissant la main. Il y a trois jours que je ne vous ai vue, je n'ai pu r�sister au besoin de vous voir.
H�l�ne avait d�gag� sa main. Lui, recula, les yeux sur elle, continuant:
—Ne craignez rien, je vous aime.... Je serais rest� � votre porte, si vous ne m'aviez pas ouvert. Oh! je sais bien que tout cela est fou, mais je vous aime, je vous aime....
Elle �coutait, tr�s-grave, avec une s�v�rit� muette qui le torturait. Devant cet accueil, tout le flot de sa passion coula.
—Ah! pourquoi jouons-nous cette atroce com�die?... Je ne puis plus, mon coeur �claterait; je ferais quelque folie, pire que celle de ce soir; je vous prendrais devant tous, et je vous emporterais....
Un d�sir �perdu lui faisait tendre les bras. Il s'�tait rapproch�, il baisait sa robe, ses mains fi�vreuses s'�garaient. Elle, toute droite, restait glac�e.
—Alors, vous ne savez rien? demanda-t-elle.
Et, comme il avait pris son poignet nu sous la manche ouverte du peignoir, et qu'il le couvrait de baisers avides, elle eut enfin un mouvement d'impatience.
—Laissez donc! Vous voyez bien que je ne vous entends seulement pas. Est-ce que je songe � ces choses!
Elle se calma, elle posa une seconde fois sa question.
—Alors, vous ne savez rien?... Eh bien! ma fille est malade. Je suis contente de vous voir, vous allez me rassurer.
Prenant la lampe, elle marcha la premi�re; mais, sur le seuil, elle se retourna, pour lui dire durement, avec son clair regard:
—Je vous d�fends de recommencer ici.... Jamais, jamais!
Il entra derri�re elle, fr�missant encore, comprenant mal ce qu'elle lui disait. Dans la chambre, � cette heure de nuit, au milieu des linges et des v�tements �pars, il respirait de nouveau cette odeur de verveine qui l'avait tant troubl�, le premier soir o� il avait vu H�l�ne �chevel�e, son ch�le gliss� des �paules. Se retrouver l� et s'agenouiller, boire toute cette odeur d'amour qui flottait, et attendre ainsi le jour en adoration, et s'oublier dans la possession de son r�ve! Ses tempes �clataient, il s'appuya au petit lit de fer de l'enfant.
—Elle s'est endormie, dit H�l�ne � voix basse. Regardez-la.
Il n'entendait point, sa passion ne voulait pas faire silence. Elle s'�tait pench�e devant lui, il avait aper�u sa nuque dor�e, avec de fins cheveux qui frisaient. Et il ferma les yeux, pour r�sister au besoin de la baiser � cette place.
—Docteur, voyez donc, elle br�le.... Ce n'est pas grave, dites?
Alors, dans le d�sir fou qui lui battait le cr�ne, il t�ta machinalement le pouls de Jeanne, c�dant � l'habitude de la profession. Mais la lutte �tait trop forte, il resta un moment immobile, sans para�tre savoir qu'il tenait cette pauvre petite main dans la sienne.
—Dites, elle a une grosse fi�vre?
—Une grosse fi�vre, vous croyez? r�p�ta-t-il.
La petite main chauffait la sienne. Il y eut un nouveau silence. Le m�decin s'�veillait en lui. Il compta les pulsations. Dans ses yeux, une flamme s'�teignait. Peu � peu, sa face p�lit, il se baissa, inquiet, regardant Jeanne attentivement. Et il murmura:
—L'acc�s est tr�s-violent, vous avez raison.... Mon Dieu, la pauvre enfant!
Son d�sir �tait mort, il n'avait plus que la passion de la servir. Tout son sang-froid revenait. Il s'�tait assis, questionnait la m�re sur les faits qui avaient pr�c�d� la crise, lorsque la petite s'�veilla en g�missant. Elle se plaignait d'un mal de t�te affreux. Les douleurs dans le cou et dans les �paules �taient devenues tellement vives, qu'elle ne pouvait plus faire un mouvement sans pousser un sanglot. H�l�ne, agenouill�e de l'autre c�t� du lit, l'encourageait, lui souriait, le coeur crev� de la voir souffrir ainsi.
—Il y a donc quelqu'un, maman? demanda-t-elle en se tournant et en apercevant le docteur.
—C'est un ami, tu le connais.
L'enfant l'examina un instant, pensive et comme h�sitante. Puis, une tendresse passa sur son visage.
—Oui, oui, je le connais. Je l'aime bien.
Et, de son air c�lin:
—Il faut me gu�rir, Monsieur, n'est-ce pas? pour que maman soit contente.... Je boirai tout ce que vous me donnerez, bien s�r.
Le docteur lui avait repris le pouls, H�l�ne tenait son autre main; et, entre eux, elle les regardait l'un apr�s l'autre, avec le l�ger tremblement nerveux de sa t�te, d'un air attentif, comme si elle ne les avait jamais si bien vus. Puis, un malaise l'agita. Ses petites mains se crisp�rent et les retinrent:
—Ne vous en allez pas; j'ai peur.... D�fendez-moi, emp�chez que tous ces gens ne s'approchent.... Je ne veux que vous, je ne veux que vous deux, tout pr�s, oh! tout pr�s, contre moi, ensemble....
Elle les attirait, les rapprochait d'une fa�on convulsive, en r�p�tant:
—Ensemble, ensemble....
Le d�lire reparut ainsi � plusieurs reprises. Dans les moments de calme, Jeanne c�dait � des somnolences, qui la laissaient sans souffle, comme morte. Quand elle sortait en sursaut de ces courts sommeils, elle n'entendait plus, elle ne voyait plus, les yeux voil�s de fum�es blanches. Le docteur veilla une partie de la nuit, qui fut tr�s-mauvaise. Il n'�tait descendu un instant que pour aller prendre lui-m�me une potion. Vers le matin, lorsqu'il partit, H�l�ne l'accompagna anxieusement dans l'antichambre.
—Eh bien? demanda-t-elle.
—Son �tat est tr�s-grave, r�pondit-il; mais ne doutez pas, je vous en supplie; comptez sur moi.... Je reviendrai ce matin � dix heures.
H�l�ne, en rentrant dans la chambre, trouva Jeanne sur son s�ant, cherchant autour d'elle d'un air �gar�.
—Vous m'avez laiss�e, vous m'avez laiss�e! criait-elle Oh! j'ai peur, je ne veux pas �tre toute seule....
Sa m�re la baisa pour la consoler, mais elle cherchait toujours.
—Ou est-il? Oh! dis-lui de ne pas s'en aller.... Je veux qu'il soit la, je veux....
—Il va revenir, mon ange, r�p�tait H�l�ne, qui m�lait sas larmes aux siennes. Il ne nous quittera pas, je te le jure. Il nous aime trop.... Voyons, sois sage, recouche-toi. Moi, je reste l�, j'attends qu'il revienne.
—Bien vrai, bien vrai? murmura l'enfant, qui retomba peu � peu dans une somnolence profonde.
Alors, commenc�rent des jours affreux, trois semaines d'abominables angoisses. La fi�vre ne cessa pas une heure. Jeanne ne trouvait un peu de calme que lorsque le docteur �tait l� et qu'elle lui avait donn� l'une de ses petites mains, tandis que sa m�re tenait l'autre. Elle se r�fugiait, en eux, elle partageait entre eux son adoration tyrannique, comme si elle e�t compris sous quelle protection d'ardente tendresse elle se mettait. Son exquise sensibilit� nerveuse, affin�e encore par la maladie, l'avertissait sans doute que seul un miracle de leur amour pouvait la sauver. Pendant des heures, elle les regardait aux deux c�t�s de son lit, les yeux graves et profonds. Toute la passion humaine, entrevue et devin�e, passait dans ce regard de petite fille moribonde. Elle ne parlait point, elle leur disait tout d'une pression chaude, les suppliant de ne pas s'�loigner, leur faisant entendre quel repos elle go�tait � les voir ainsi. Lorsque, apr�s une absence, le m�decin reparaissait, c'�tait pour elle un ravissement, ses yeux qui n'avaient pas quitt� la porte s'emplissaient de clart�; puis, tranquille, elle s'endormait, rassur�e de les entendre, lui et sa m�re, tourner autour d'elle et causer � voix basse.
Le lendemain de la crise, le docteur Bodin s'�tait pr�sent�. Mais Jeanne avait boud�, tournant la t�te, refusant de se laisser examiner.
—Pas lui, maman, murmurait-elle, pas lui, je t'en prie.
Et comme il revenait le jour suivant, H�l�ne dut lui parler des r�pugnances de l'enfant. Aussi le vieux m�decin n'entrait-il plus dans la chambre. Il montait tous les deux jours, demandait des nouvelles, causait parfois avec son confr�re, le docteur Deberle, qui se montrait d�f�rent pour son grand age.
D'ailleurs, il ne fallait point chercher � tromper Jeanne. Ses sens avaient une finesse extraordinaire. L'abb� et M. Rambaud arrivaient chaque soir, s'asseyaient, passaient l� une heure dans un silence navr�. Un soir, comme le docteur s'en allait, H�l�ne fit signe � M. Rambaud de prendre sa place et de tenir la main de la petite, pour qu'elle ne s'aper��t pas du d�part de son bon ami. Mais, au bout de deux ou trois minutes, Jeanne endormie ouvrit les yeux, retira brusquement sa main. Et elle pleura, elle dit qu'on lui faisait des m�chancet�s.
—Tu ne m'aimes donc plus, tu ne veux donc plus de moi? r�p�tait le pauvre M. Rambaud, les larmes aux yeux.
Elle le regardait sans r�pondre, elle semblait ne plus m�me vouloir le reconna�tre. Et le digne homme retournait dans son coin, le coeur gros. Il avait fini par entrer sans bruit et se glisser dans l'embrasure d'une fen�tre, o�, � demi cach� derri�re un rideau, il restait la soir�e, engourdi de chagrin, les regards fix�s sur la malade. L'abb� aussi �tait l�, avec sa grosse t�te toute p�le, sur ses �paules maigres. Il se mouchait bruyamment pour cacher ses larmes. Le danger que courait sa petite amie le bouleversait au point qu'il en oubliait ses pauvres.
Mais les deux fr�res avaient beau se reculer au fond de la pi�ce, Jeanne les sentait l�; ils la g�naient, elle se retournait d'un air de malaise, m�me lorsqu'elle �tait assoupie par la fi�vre. Sa m�re alors se penchait pour entendre les mots qu'elle balbutiait.
—Oh! maman, j'ai mal!... Tout �a m'�touffe.... Renvoie le monde, tout de suite, tout de suite....
H�l�ne, le plus doucement possible, expliquait aux deux fr�res que la petite voulait dormir. Ils comprenaient, ils s'en allaient en baissant la t�te. D�s qu'ils �taient partis, Jeanne respirait fortement, jetait un coup d'oeil autour de la chambre, puis reportait avec une douceur infinie ses regards sur sa m�re et le docteur.
—Bonsoir, murmurait-elle. Je suis bien, restez la.
Pendant trois semaines, elle les retint ainsi. Henri �tait d'abord venu deux fois par jour, puis il passa les soir�es enti�res, il donna � l'enfant toutes les heures dont il pouvait disposer. Au d�but, il avait craint une fi�vre typho�de; mais des sympt�mes tellement contradictoires se pr�sentaient, qu'il se trouva bient�t tr�s-perplexe. Il �tait sans doute en face d'une de ces affections chloro-an�miques, si insaisissables, et dont les complications sont terribles, � l'�ge o� la femme se forme dans l'enfant. Successivement, il redouta une l�sion du coeur et un commencement de phtisie. Ce qui l'inqui�tait, c'�tait l'exaltation nerveuse de Jeanne qu'il ne savait comment calmer, c'�tait surtout cette fi�vre intense, ent�t�e, qui refusait de c�der � la m�dication la plus �nergique. Il apportait � cette cure toute son �nergie et toute sa science, avec l'unique pens�e qu'il soignait son bonheur, sa vie elle-m�me. Un grand silence, plein d'une attente solennelle, se faisait en lui; pas une fois, pendant ces trois semaines d'anxi�t�, sa passion ne s'�veilla; il ne frissonnait plus sous le souffle d'H�l�ne, et lorsque leurs regards se rencontraient, ils avaient la tristesse amicale de deux �tres que menace un malheur commun.
Pourtant, � chaque minute, leurs coeurs se fondaient davantage l'un dans l'autre. Ils ne vivaient plus que de la m�me pens�e. D�s qu'il arrivait, il apprenait, on la regardant, de quelle fa�on Jeanne avait pass� la nuit, et il n'avait pas besoin de parler pour qu'elle s�t comment il trouvait la malade. D'ailleurs, avec son beau courage de m�re, elle lui avait fait jurer de ne pas la tromper, de dire ses craintes. Toujours debout, n'ayant pas dormi trois heures de suite en vingt nuits, elle montrait une force et une tranquillit� surhumaines, sans une larme, domptant son d�sespoir pour garder sa t�te dans cette lutte contre la maladie de son enfant. Il s'�tait produit un vide immense en elle et autour d'elle, o� le monde environnant, ses sentiments de chaque heure, la conscience m�me de sa propre existence, avaient sombr�. Rien n'existait plus. Elle ne tenait � la vie que par cette ch�re cr�ature agonisante et cet homme qui lui promettait un miracle. C'�tait lui, et lui seul, qu'elle voyait, qu'elle entendait, dont les moindres mots prenaient une importance supr�me, auquel elle s'abandonnait sans r�serve, avec le r�ve d'�tre en lui pour lui donner de sa force. Sourdement, invinciblement, cette possession s'accomplissait. Lorsque Jeanne traversait une heure de danger, presque chaque soir, � ce moment o� la fi�vre redoublait, ils �taient l�, silencieux et seuls, dans la chambra moite; et, malgr� eux, comme s'ils avaient voulu se sentir deux contre la mort, leurs mains se rencontraient au bord du lit, une longue �treinte les rapprochait, tremblants d'inqui�tude et de piti�, jusqu'� ce qu'un faible soupir de l'enfant, une haleine apais�e et r�guli�re, les e�t avertis que la crise �tait pass�e. Alors, d'un hochement de t�te, ils se rassuraient. Cette fois encore, leur amour avait vaincu. Et chaque fois leur �treinte devenait plus rude, ils s'unissaient plus �troitement. Un soir, H�l�ne devina qu'Henri lui cachait quelque chose. Depuis dix minutes, il examinait Jeanne, sans une parole. La petite se plaignait d'une soif intol�rable; elle �tranglait, sa gorge s�ch�e laissait entendre un sifflement continu. Puis, une somnolence l'avait prise, le visage tr�s-rouge, si alourdie, qu'elle ne pouvait plus m�me lever les paupi�res. Et elle restait inerte, on aurait cru qu'elle �tait morte, sans le sifflement de sa gorge.
—Vous la trouvez bien mal, n'est-ce pas? demanda H�l�ne de sa voix br�ve.
Il r�pondit que non, qu'il n'y avait pas de changement. Mais il �tait tr�s-p�le, il demeurait assis, �cras� par son impuissance. Alors, malgr� la tension de tout son �tre, elle s'affaissa sur une chaise, de l'autre c�t� du lit.
—Dites-moi tout. Vous avez jur� de tout me dire.... Elle est perdue?
Et, comme il se taisait, elle reprit avec violence:
—Vous voyez bien que je suis forte.... Est-ce que je pleure? est-ce que je me d�sesp�re?... Parlez. Je veux savoir la v�rit�.
Henri la regardait fixement. Il parla avec lenteur.
—Eh bien, dit-il, si d'ici � une heure elle ne sort pas de cette somnolence, ce sera fini.
H�l�ne n'eut pas un sanglot. Elle �tait toute froide, avec une horreur qui soulevait sa chevelure. Ses yeux s'abaiss�rent sur Jeanne, elle tomba � genoux et prit son enfant entre ses bras, d'un geste superbe de possession, comme pour la garder contre son �paule. Pendant une longue minute, elle pencha son visage tout pr�s du sien, la buvant du regard, voulant lui donner de son souffle, de sa vie � elle. La respiration haletante de la petite malade devenait plus courte.
—Il n'y a donc rien � faire? reprit-elle en levant la t�te. Pourquoi restez-vous l�? Faites quelque chose....
Il eut un geste d�courag�.
—Faites quelque chose.... Est-ce que je sais? N'importe quoi. Il doit y avoir quelque chose � faire.... Vous n'allez pas la laisser mourir. Ce n'est pas possible!
—Je ferai tout, dit simplement le docteur.
Il s'�tait lev�. Alors, commen�a une lutte supr�me. Tout son sang-froid et toute sa d�cision de praticien revenaient. Jusque-l�, il n'avait point os� employer les moyens violents, craignant d'affaiblir ce petit corps d�j� si pauvre de vie. Mais il n'h�sita plus, il envoya Rosalie chercher douze sangsues; et il ne cacha pas � la m�re que c'�tait une tentative d�sesp�r�e, qui pouvait sauver ou tuer son enfant. Quand les sangsues furent l�, il lui vit un moment de d�faillance.
—Oh! mon Dieu, murmurait-elle, mon Dieu, si vous la tuez.... Il dut lui arracher un consentement.
—Eh bien! mettez-les, mais qui le ciel vous inspire!
Elle n'avait pas l�ch� Jeanne, elle refusa de se relever, voulant garder sa t�te sur son �paule. Lui, le visage froid, ne parla plus, absorb� dans l'effort qu'il tentait. D'abord, les sangsues ne prirent pas. Les minutes s'�coulaient, le balancier de la pendule, dans la grande chambre noy�e d'ombre, mettait seul son bruit impitoyable et ent�t�. Chaque seconde emportait un espoir. Sous le cercle de clart� jaune qui tombait de l'abat-jour, la nudit� adorable et souffrante de Jeanne, au milieu des draps rejet�s, avait une p�leur de cire. H�l�ne, les yeux secs, �trangl�e, regardait ces petits membres d�j� morts; et, pour voir une goutte du sang de sa fille, elle e�t volontiers donn� tout le sien. Enfin, une goutte rouge parut, les sangsues prenaient. Une � une, elles se fix�rent. L'existence de l'enfant se d�cidait. Ce furent des minutes terribles, d'une �motion poignante. �tait-ce le dernier souffle, ce soupir que poussait Jeanne? �tait-ce le retour de la vie? Un instant, H�l�ne, la sentant se raidir, crut qu'elle passait, et elle eut la furieuse envie d'arracher ces b�tes qui buvaient si goul�ment; mais une force sup�rieure la retenait, elle restait b�ante et glac�e. Le balancier continuait � battre, la chambre anxieuse semblait attendre.
L'enfant s'agita. Ses paupi�res lentes se soulev�rent, puis elle les referma, comme �tonn�e et lasse. Une vibration l�g�re, pareille � un souffle, passait sur son visage. Elle remua les l�vres. H�l�ne, avide, tendue, se penchait, dans une attente farouche.
—Maman, maman, murmurait Jeanne.
Henri alors vint au chevet, pr�s de la jeune femme, en disant:
—Ella est sauv�e.
—Elle est sauv�e...., elle est sauv�e...., r�p�tait H�l�ne, b�gayante, inond�e d'une telle joie, qu'elle avait gliss� par terre, pr�s du lit, regardant sa fille, regardant le docteur d'un air fou.
Et, d'un mouvement violent, elle se leva, elle se jeta au cou d'Henri.
—Ah! je t'aime! s'�cria-t-elle.
Ella le baisait, elle l'�treignait. C'�tait son aveu, cet aveu si longtemps retard�, qui lui �chappait enfin, dans cette crise de son coeur. La m�re et l'amante se confondaient, � ce moment d�licieux; elle offrait son amour tout br�lant de sa reconnaissance.
—Je pleure, tu vois, je puis pleurer, balbutiait-elle. Mon Dieu! que je t'aime, et que nous allons �tre heureux!
Elle le tutoyait, elle sanglotait. La source de ses larmes, tarie depuis trois semaines, ruisselait sur ses joues. Elle �tait demeur�e entre ses bras, caressante et famili�re comme un enfant, emport�e dans cet �panouissement de toutes ses tendresses. Puis, elle retomba � genoux, elle reprit Jeanne pour l'endormir contre son �paule; et, de temps � autre, pendant que sa fille reposait, elle levait sur Henri des yeux humides de passion.
Ce fut une nuit de f�licit�. Le docteur resta tr�s-tard. Allong�e dans son lit, la couverture au menton, sa fine t�te brune au milieu de l'oreiller, Jeanne fermait les yeux sans dormir, soulag�e et an�antie. La lampe, pos�e sur le gu�ridon que l'on avait roul� pr�s de la chemin�e, n'�clairait qu'un bout de la chambre, laissant dans une ombre vague H�l�ne et Henri, assis � leurs places habituelles, aux deux bords de l'�troite couche. Mais l'enfant ne les s�parait pas, les rapprochait au contraire, ajoutait de son innocence � leur premi�re soir�e d'amour. Tous deux go�taient un apaisement, apr�s les longs jours d'angoisse qu'ils venaient de passer. Enfin, ils se retrouvaient, c�te � c�te, avec leurs coeurs plus largement ouverts; et ils comprenaient bien qu'ils s'aimaient davantage, dans ces terreurs et ces joies communes, dont ils sortaient frissonnants. La chambre devenait complice, si ti�de, si discr�te, emplie de cette religion qui met son silence �mu autour du lit d'un malade. H�l�ne, par moments, se levait, allait sur la pointe des pieds chercher une potion, remonter la lampe, donner un ordre � Rosalie; pendant que le docteur, qui la suivait des yeux, lui faisait signe de marcher doucement. Puis, quand elle se rasseyait, ils �changeaient un sourire. Ils ne disaient pas une parole, ils s'int�ressaient � Jeanne seule, qui �tait comme leur amour lui-m�me. Mais, parfois, en s'occupant d'elle, lorsqu'ils remontaient la couverture ou qu'ils lui soulevaient la t�te, leurs mains se rencontraient, s'oubliaient un instant l'une pr�s de l'autre. C'�tait la seule caresse, involontaire et furtive, qu'ils se permettaient.
—Je ne dors pas, murmurait Jeanne, je sais bien que vous �tes l�.
Alors, ils s'�gayaient de l'entendre parler. Leurs mains se s�paraient, ils n'avaient pas d'autres d�sirs. L'enfant les satisfaisait et les calmait.
—Tu es bien, ma ch�rie? demandait H�l�ne, quand elle la voyait remuer.
Jeanne ne r�pondait pas tout de suite. Elle parlait comme dans un r�ve.
—Oh! oui, je ne me sens plus.... Mois je vous entends, �a me fait plaisir.
Puis, au bout d'un instant, elle faisait un effort, levant les paupi�res, les regardant. Et elle souriait divinement, en refermant les yeux.
Le lendemain, quand l'abb� et M. Rambaud se pr�sent�rent, H�l�ne laissa �chapper un mouvement d'impatience. Ils la d�rangeaient dans son coin de bonheur. Et, comme ils la questionnaient, tremblant d'apprendre de mauvaises nouvelles, elle eut la cruaut� de leur dire que Jeanne n'allait pas mieux. Elle r�pondit cela sans r�flexion, pouss�e par le besoin �go�ste de garder pour elle et pour Henri la joie de l'avoir sauv�e et d'�tre seuls � le savoir. Pourquoi voulait-on partager leur bonheur? Il leur appartenait, il lui e�t sembl� diminu� si quelqu'un l'avait connu. Elle aurait cru qu'un �tranger entrait dans son amour.
Le pr�tre s'�tait approch� du lit.
—Jeanne, c'est nous, tes bons amis.... Tu ne nous reconnais pas!
Elle fit un grave signe de t�te. Elle les reconnaissait, mais elle ne voulait pas causer, pensive, levant des regards d'intelligence vers sa m�re. Et les deux bonnes gens s'en all�rent, plus navr�s que les autres soirs. Trois jours apr�s, Henri permit � la malade son premier oeuf � la coque. Ce fut toute une grosse affaire. Jeanne voulut absolument le manger, seule avec sa m�re et le docteur, la porte ferm�e. Comme M. Rambaud justement se trouvait l�, elle murmura � l'oreille de sa m�re, qui �talait d�j� une serviette sur le lit, en guise de nappe:
—Attends, quand il sera parti.
Puis, d�s qu'il se fut �loign�:
—Tout de suite, tout de suite.... C'est plus gentil, quand il n'y a pas de monde.
H�l�ne l'avait assise, pendant qu'Henri mettait deux oreillers derri�re elle, pour la soutenir. Et, la serviette �tal�e, une assiette sur les genoux, Jeanne attendait avec un sourire.
—Je vais te le casser, veux-tu? demanda sa m�re.
—Oui, c'est cela, maman.
—Et moi, je vais te couper trois mouillettes, dit le docteur.
—Oh! quatre, j'en mangerai bien quatre, tu verras.
Elle tutoyait le docteur, maintenant. Quand il lui donna la premi�re mouillette, elle saisit sa main, et comme elle avait gard� celle de sa m�re, elle les baisa toutes deux, allant de l'une � l'autre avec la m�me affection passionn�e.
—Allons, sois raisonnable, reprit H�l�ne, qui la voyait pr�s d'�clater en sanglots; mange bien ton oeuf pour nous faire plaisir.
Jeanne alors commen�a; mais elle �tait si faible, qu'apr�s la deuxi�me mouillette, elle se trouva toute lasse. Elle souriait � chaque bouch�e, en disant qu'elle avait les dents molles. Henri l'encourageait, H�l�ne avait des larmes au bord des yeux. Mon Dieu! elle voyait son enfant manger! Elle suivait le pain, ce premier oeuf l'attendrissait jusqu'aux entrailles. La brusque pens�e de Jeanne, morte, raidie sous un drap, vint la glacer. Et elle mangeait, elle mangeait si gentiment, avec ses gestes ralentis, ses h�sitations de convalescente!
—Tu ne gronderas pas, maman.... Je fais ce que je peux, j'en suis � ma troisi�me mouillette.... Es-tu contente?
—Oui, bien contente, ma ch�rie.... Tu ne sais pas toute la joie que tu me donnes.
Et, dans le d�bordement de bonheur qui l'�touffait, elle s'oublia, s'appuya contre l'�paule d'Henri. Tous deux riaient � l'enfant. Mais celle-ci, lentement, parut prise d'un malaise: elle levait sur eux des regards furtifs, puis elle baissait la t�te, ne mangeant plus, tandis qu'une ombre de m�fiance et de col�re bl�missait son visage. Il fallut la recoucher.
La convalescence dura des mois. En ao�t, Jeanne �tait encore au lit. Elle se levait une heure ou deux, vers le soir, et c'�tait une immense fatigue pour elle que d'aller jusqu'� la fen�tre, o� elle restait, allong�e dans un fauteuil, en face de Paris incendi� par le soleil couchant. Ses pauvres jambes refusaient de la porter; comme elle le disait avec un p�le sourire, elle n'avait point assez de sang pour un petit oiseau, il fallait attendre qu'elle mange�t beaucoup de soupe. On lui coupait de la viande crue dans du bouillon. Elle avait fini par aimer �a, parce qu'elle aurait bien voulu descendre jouer au jardin.
Ces semaines, ces mois qui coulaient, pass�rent, monotones et charmants, sans qu'H�l�ne compt�t les jours. Elle ne sortait plus, elle oubliait le monde entier, aupr�s de Jeanne. Pas une nouvelle du dehors n'arrivait jusqu'� elle. C'�tait, devant Paris emplissant l'horizon de sa fum�e et de son bruit, une retraite plus recul�e et plus close que les saints ermitages perdus dans les rocs. Son enfant �tait sauv�e, cette certitude lui suffisait, elle employait les journ�es � guetter le retour de la sant�, heureuse d'une nuance, d'un regard brillant, d'un geste gai. � chaque heure, elle retrouvait sa fille davantage, avec ses beaux yeux et ses cheveux qui redevenaient souples. Il lui semblait qu'elle lui donnait la vie une seconde fois. Plus la r�surrection �tait lente, et plus elle en go�tait les d�lices, se souvenant des jours lointains o� elle la nourrissait, �prouvant, � la voir reprendre des forces, une �motion plus vive encore qu'autrefois, lorsqu'elle mesurait ses deux petits pieds dans ses mains jointes, pour savoir si elle marcherait bient�t.
Cependant, une inqui�tude lui restait. � plusieurs reprises, elle avait remarqu� cette ombre qui bl�missait le visage de Jeanne, tout d'un coup m�fiante et farouche. Pourquoi, au milieu d'une gaiet�, changeait-elle ainsi brusquement? Souffrait-elle, lui cachait-elle quelque r�veil de la douleur?
—Dis-moi, ma ch�rie, qu'as-tu?... Tu riais tout � l'heure, et te voici le coeur gros. R�ponds-moi, as-tu bobo quelque part?
Mais Jeanne, violemment, tournait la t�te, s'enfon�ait la face dans l'oreiller.
—Je n'ai rien, disait-elle d'une voix br�ve. Je t'en prie, laisse-moi.
Et elle gardait des rancunes d'une apr�s-midi, les yeux fix�s sur le mur, s'ent�tant, tombant � de grandes tristesses que sa m�re d�sol�e ne pouvait comprendre. Le docteur ne savait que dire; les acc�s se produisaient toujours lorsqu'il �tait l�, et il les attribuait � l'�tat nerveux de la malade. Surtout il recommandait qu'on �vit�t de la contrarier.
Une apr�s-midi, Jeanne dormait. Henri, qui l'avait trouv�e tr�s-bien, s'�tait attard� dans la chambre, causant avec H�l�ne, occup�e de nouveau � ses �ternels travaux de couture devant la fen�tre. Depuis la terrible nuit, o�, dans un cri de passion, elle lui avait avou� son amour, tous deux vivaient sans une secousse, se laissant aller � cette douceur de savoir qu'ils s'aimaient, insoucieux du lendemain, oublieux du monde. Aupr�s du lit de Jeanne, dans cette pi�ce �mue encore de l'agonie de l'enfant, une chastet� les prot�geait contre toute surprise des sens. Cela les calmait, d'entendre son haleine d'innocente. Pourtant, � mesure que la malade se montrait plus forte, leur amour, lui aussi, prenait des forces; du sang lui venait, ils demeuraient c�te � c�te, fr�missants, jouissant de l'heure pr�sente, sans vouloir se demander ce qu'ils feraient, lorsque Jeanne serait debout et que leur passion �claterait, libre et bien portante.
Pendant des heures, ils se ber�aient de quelques paroles, dites de loin en loin, � voix basse, pour ne pas r�veiller la petite. Les paroles avaient beau �tre banales, elles les touchaient profond�ment. Ce jour-l�, ils �taient tr�s attendris l'un et l'autre.
—Je vous jure qu'elle va beaucoup mieux, dit le docteur. Avant quinze jours, elle pourra descendre au jardin.
H�l�ne piquait vivement son aiguille. Elle murmura:
—Hier, elle a encore �t� bien triste.... Mais, ce matin, elle riait; elle m'a promis d'�tre sage.
Il y eut un long silence. L'enfant dormait toujours, d'un sommeil qui les enveloppait l'un et l'autre d'une grande paix. Quand elle reposait ainsi, ils se sentaient soulag�s, ils s'appartenaient davantage.
—Vous n'avez plus vu le jardin? reprit Henri. Il est plein de fleurs � pr�sent.
—Les marguerites ont pouss�, n'est-ce pas? demanda-t-elle.
—Oui, la corbeille est superbe.... Les cl�matites sont mont�es jusque dans les ormes. On dirait un nid de feuilles.
Le silence recommen�a. H�l�ne, cessant de coudre, l'avait regard� avec un sourire, et leur pens�e commune les promenait tous deux dans des all�es profondes, des all�es id�ales, noires d'ombre et o� tombaient des pluies de roses. Lui, pench� sur elle, buvait la l�g�re odeur de verveine, qui montait de son peignoir. Mais un froissement de linge les troubla.
—Elle s'�veille, dit H�l�ne qui leva la t�te.
Henri s'�tait �cart�. Il jeta �galement un regard du c�t� du lit. Jeanne venait de prendre son oreiller entre ses petite bras; et, le menton enfonc� dans la plume, elle avait � pr�sent la face enti�rement tourn�e vers eux. Mais ses paupi�res restaient closes; elle parut se rendormir, l'haleine de nouveau lente et r�guli�re.
—Vous cousez donc toujours? demanda-t-il, en se rapprochant.
—Je ne puis rester les mains inoccup�es, r�pondit-elle. C'est machinal, �a r�gle mes pens�es.... Pendant des heures, je pense � la m�me chose sans fatigue.
Il ne dit plus rien, il suivait son aiguille qui piquait le calicot avec un petit bruit cadenc�; et il lui semblait que ce fil emportait et nouait un peu de leurs deux existences. Pendant des heures, elle aurait pu coudre, il serait rest� l�, � entendre le langage de l'aiguille, ce bercement qui ramenait en eux le m�me mot, sans les lasser jamais. C'�tait leur d�sir, des journ�es pass�es ainsi, dans ce coin de paix, � se serrer l'un pr�s de l'autre, tandis que l'enfant dormait et qu'ils �vitaient de remuer, afin de ne point troubler son sommeil. Immobilit� d�licieuse, silence o� ils entendaient leurs coeurs, douceur infinie qui les ravissait dans une sensation unique d'amour et d'�ternit�!
—Vous �tes bonne, vous �tes bonne, murmura-t-il � plusieurs reprises, ne trouvant que cette parole pour exprimer la joie qu'il lui devait.
Elle avait de nouveau lev� la t�te, n'�prouvant aucune g�ne � se sentir si ardemment aim�e. La visage d'Henri �tait pr�s du sien. Un instant, ils se contempl�rent.
—Laissez-moi travailler, dit-elle � voix tr�s-basse. Je n'aurai jamais fini.
Mais, � ce moment, une inqui�tude instinctive la fit se tourner. Et elle vit Jeanne, la face toute pale, qui les regardait, de ses yeux grandis, d'un noir d'encre. L'enfant n'avait pas boug�, le menton dans la plume, serrant toujours l'oreiller entre ses petits bras. Elle venait seulement d'ouvrir les yeux, et elle les regardait.
—Jeanne, qu'as-tu? demanda H�l�ne. Es-tu malade? veux-tu quelque chose?
Elle ne r�pondait pas, elle ne bougeait pas, n'abaissait m�me pas les paupi�res, avec ses grands yeux fixes, d'o� sortait une flamme. L'ombre farouche �tait descendue sur son front, ses joues bl�missaient et se creusaient. D�j� elle renversait les poignets, comme � l'approche d'une crise de convulsions. H�l�ne se leva vivement, en la suppliant de parler; mais elle gardait sa raideur ent�t�e, elle arr�tait sur sa m�re des regards si noirs, que celle-ci finissait par rougir et balbutier:
—Docteur, voyez donc, que lui prend-il?
Henri avait recul� sa chaise de la chaise d'H�l�ne. Il s'approcha du lit, voulut s'emparer d'une des petites mains qui �treignaient si rudement l'oreiller. Alors, � ce contact, Jeanne parut recevoir une secousse. D'un bond elle se tourna vers le mur, en criant:
—Laissez-moi, vous!... Vous me faites du mal!
Elle s'�tait enfouie sous la couverture. Vainement, pendant un quart d'heure, tous deux essay�rent de la calmer par de douces paroles. Puis, comme ils insistaient, elle se souleva, les mains jointes, suppliante.
—Je vous en prie, laissez-moi.... Vous me faites du mal. Laissez-moi.
H�l�ne, boulevers�e, alla se rasseoir devant la fen�tre. Mais Henri ne reprit pas sa place aupr�s d'elle. Ils venaient de comprendre enfin, Jeanne �tait jalouse. Ils ne trouv�rent plus un mot. Le docteur marcha une minute en silence, puis il se retira, en voyant les regards anxieux que la m�re jetait sur le lit. D�s qu'il se fut �loign�, elle retourna pr�s de sa fille, l'enleva de force entre ses bras. Et elle lui parlait longuement.
—�coute, ma mignonne, je suis seule.... Regarde-moi, r�ponds-moi.... Tu ne souffres pas? Alors, c'est que je t'ai fait de la peine? Il faut tout me dire.... C'est � moi que tu en veux? Qu'est-ce que tu as sur le coeur?
Mais elle eut beau l'interroger, donner � ses questions toutes les formes, Jeanne jurait toujours qu'elle n'avait rien. Puis, brusquement, elle cria, elle r�p�ta:
—Tu ne m'aimes plus.... tu ne m'aimes plus....
Et elle �clata en gros sanglots, elle noua ses bras convulsifs autour du cou de sa m�re, en lui couvrant le visage de baisers avides. H�l�ne, le coeur meurtri, �touffant d'une tristesse indicible, la garda longtemps sur sa poitrine, en m�lant ses larmes aux siennes et en lui faisant le serment de ne jamais aimer personne autant qu'elle.
A partir de ce jour, la jalousie de Jeanne s'�veilla pour une parole, pour un regard. Tant qu'elle s'�tait trouv�e en danger, un instinct lui avait fait accepter cet amour qu'elle sentait si tendre autour d'elle et qui la sauvait. Mais, � pr�sent, elle redevenait forte, elle ne voulait plus partager sa m�re. Alors, elle se prit d'une rancune pour le docteur, d'une rancune qui grandissait sourdement et tournait � la haine, � mesure qu'elle se portait mieux. Cela couvait dans sa t�te obstin�e, dans son petit �tre soup�onneux et muet. Jamais elle ne consentit � s'en expliquer nettement. Elle-m�me ne savait pas. Elle avait mal l�, quand le docteur s'approchait trop pr�s de sa m�re; et elle mettait les deux mains sur sa poitrine. C'�tait tout, �a la br�lait, tandis qu'une col�re furieuse l'�tranglait et la p�lissait. Et elle ne pouvait pas emp�cher �a; elle trouvait les gens bien injustes, elle se raidissait davantage, sans r�pondre, lorsqu'on la grondait d'�tre si m�chante. H�l�ne, tremblante, n'osant la pousser � se rendre compte de son malaise, d�tournait les yeux devant ce regard d'une enfant de onze ans, o� luisait trop t�t toute la vie de passion d'une femme.
—Jeanne, tu me fais beaucoup de peine, lui disait-elle les larmes aux yeux, lorsqu'elle la voyait dans un acc�s d'emportement fou, qu'elle contenait et dont elle �touffait.
Mais cette parole, toute puissante autrefois, qui la ramenait en larmes aux bras d'H�l�ne, ne la touchait plus. Son caract�re changeait. Dix fois dans une journ�e, elle montrait des humeurs diff�rentes. Le plus souvent, elle avait une voix br�ve et imp�rative, parlant � sa m�re comme elle aurait parl� � Rosalie, la d�rangeant pour les plus petits services, s'impatientant, se plaignant toujours.
—Donne-moi une tasse de tisane.... Comme tu es longue! On me laisse mourir de soif.
Puis, lorsque H�l�ne lui donnait la tasse:
—Ce n'est pas sucr�.... Je n'en veux pas.
Elle se recouchait violemment, elle repoussait une seconde fois la tisane, en disant qu'elle �tait trop sucr�e. On ne voulait plus la soigner, on le faisait expr�s. H�l�ne, qui craignait de l'affoler davantage, ne r�pondait pas, la regardait, avec de grosses larmes sur les joues.
Jeanne surtout r�servait ses col�res pour les heures o� venait le m�decin. D�s qu'il entrait, elle s'aplatissait dans le lit, elle baissait sournoisement la t�te, comme ces animaux sauvages qui ne tol�rent pas l'approche d'un �tranger. Certains jours, elle refusait de parler, lui abandonnant son pouls, se laissant examiner, inerte, les yeux au plafond. D'autres jours, elle ne voulait m�me pas le voir, et elle se cachait les yeux de ses deux mains, si rageusement, qu'il aurait fallu lui tordre les bras, pour les �carter. Un soir, elle eut cette parole cruelle, comme sa m�re lui pr�sentait une cuiller�e de potion:
—Non, �a m'empoisonne.
H�l�ne resta saisie, le coeur travers� d'une douleur aigu�, craignant d'aller au fond de cette parole.
—Que dis-tu, mon enfant? demanda-t-elle. Sais-tu bien ce que tu dis?... Les rem�des ne sont jamais bons. Il faut prendre celui-l�.
Mais Jeanne garda son silence ent�t�, tournant la t�te pour ne pas avaler la potion. � partir de ce jour, elle fut capricieuse, prenant ou ne prenant pas les rem�des, selon son humeur du moment. Elle flairait les fioles, les examinait avec m�fiance sur la table de nuit. Et quand elle en avait refus� une, elle la reconnaissait; elle serait plut�t morte que d'en boire une goutte. Le digne M. Rambaud pouvait seul la d�cider parfois. Elle l'accablait maintenant d'une tendresse exag�r�e, surtout lorsque le docteur �tait l�; et elle coulait vers sa m�re des regards luisants, pour voir si elle souffrait de cette affection qu'elle t�moignait � un autre.
—Ah! c'est toi, bon ami! criait-elle d�s qu'il paraissait. Viens t'asseoir l�, tout pr�s.... Tu as des oranges?
Elle se soulevait, elle fouillait en riant dans ses poches, o� il y avait toujours des friandises. Puis, elle l'embrassait, jouant toute une com�die de passion, satisfaite et veng�e du tourment qu'elle croyait deviner sur la face pale de sa m�re. M. Rambaud rayonnait d'avoir ainsi fait la paix avec sa petite ch�rie. Mais, dans l'antichambre, H�l�ne, en allant � sa rencontre, venait de l'avertir, d'un mot rapide. Alors, tout d'un coup, il semblait apercevoir la potion sur la table.
—Tiens! tu bois donc du sirop?
Le visage de Jeanne s'assombrissait. Elle disait � demi-voix:
—Non, non, c'est mauvais, �a pue, je ne bois pas de ��!
—Comment! tu ne bois pas de �a? reprenait
M. Rambaud, d'un air gai. Mais je parie que c'est tr�s-bon.... Veux-tu me permettre d'en boire un peu?
Et, sans attendre la permission, il s'en versait une large cuill�re et l'avalait sans une grimace, en affectant une satisfaction gourmande.
—Oh! exquis! murmurait-il. Tu as bien tort.... Attends, rien qu'un petit peu.
Jeanne, amus�e, ne se d�fendait plus. Elle voulait bien de tout ce que M. Rambaud avait go�t�, elle suivait avec attention ses mouvements, semblait �tudier sur son visage l'effet de la drogue. Et le brave homme, en un mois, se gorgea ainsi de pharmacie. Lorsque H�l�ne le remerciait, il haussait les �paules.
—Laissez donc! c'est tr�s-bon! finissait-il par dire, convaincu lui-m�me, partageant pour son plaisir les m�dicaments de la petite.
Il passait les soir�es aupr�s d'elle. L'abb�, de son c�t�, venait r�guli�rement tous les deux jours. Et elle les gardait le plus longtemps possible, elle se f�chait lorsqu'elle les voyait prendre leurs chapeaux. � pr�sent, elle redoutait d'�tre seule avec sa m�re et le docteur, elle aurait voulu qu'il y e�t toujours du monde l�, pour les s�parer. Souvent elle appelait Rosalie sans motif. Quand ils restaient seuls, ses regards ne les quittaient plus, les poursuivaient dans tous les coins de la chambre. Elle palissait, d�s qu'ils se touchaient la main. S'ils venaient � �changer une parole � voix basse, elle se soulevait, irrit�e, voulant savoir. M�me elle ne tol�rait plus que la robe de sa m�re, sur le tapis, effleur�t le pied du docteur. Ils ne pouvaient se rapprocher, se regarder, sans qu'aussit�t elle f�t prise d'un tremblement. Sa chair endolorie, son pauvre petit �tre innocent et malade avait une irritation de sensibilit� extr�me, qui la faisait brusquement se retourner, lorsqu'elle devinait que, derri�re elle, ils s'�taient souri. Les jours o� ils s'aimaient davantage, elle le sentait dans l'air qu'ils lui apportaient; et, ces jours-l�, elle �tait plus sombre, elle souffrait comme souffrent les femmes nerveuses, � l'approche de quelque violent orage.
Autour d'H�l�ne, tout le monde regardait Jeanne comme sauv�e. Elle-m�me s'�tait peu � peu abandonn�e � cette certitude. Aussi finissait-elle par traiter les crises comme des bobos d'enfant g�t�e, sans importance. Apr�s les six semaines d'angoisse qu'elle venait de traverser, elle �prouvait un besoin de vivre. Sa fille, maintenant, pouvait se passer de ses soins pendant des heures; c'�tait une d�tente d�licieuse, un repos et une volupt� que de vivre ces heures, elle qui depuis si longtemps ne savait plus si elle existait. Elle fouillait ses tiroirs, retrouvait avec joie des objets oubli�s, s'occupait � toutes sortes de menues besognes, pour reprendre le train heureux de sa vie journali�re. Et, dans ce renouveau, son amour grandissait, Henri �tait comme la r�compense qu'elle s'accordait d'avoir tant souffert. Au fond de cette chambre, ils se trouvaient hors du monde, ayant perdu le souvenir de tout obstacle. Rien ne les s�parait plus que cette enfant, secou�e de leur passion. Alors, justement, ce fut Jeanne qui fouetta leurs d�sirs. Toujours entre eux, avec ses regards qui les �piaient, elle les for�ait � une contrainte continuelle, � une com�die d'indiff�rence dont ils sortaient plus frissonnants. Pendant des journ�es, ils ne pouvaient �changer un mot, en sentant qu'elle les �coutait, m�me lorsqu'elle paraissait prise de somnolence. Un soir, H�l�ne avait accompagn� Henri; dans l'antichambre, muette, vaincue, elle allait tomber entre ses bras, lorsque Jeanne, derri�re la porte referm�e, s'�tait mise � crier: �Maman! maman!� d'une vois furieuse, comme si elle avait re�u le contre-coup du baiser ardent dont le m�decin effleurait les cheveux de sa m�re. Vivement, H�l�ne dut rentrer, car elle venait d'entendre l'enfant sauter du lit. Elle la trouva, grelottante, exasp�r�e, accourant en chemise. Jeanne ne voulait plus qu'on la quitt�t. � partir de ce jour, il ne leur resta qu'une poign�e de main, � l'arriv�e et au d�part. Madame Deberle �tait depuis un mois aux bains de mer avec son petit Lucien; le docteur, qui disposait de toutes ses heures, n'osait passer plus de dix minutes aupr�s d'H�l�ne. Ils avaient cess� leurs longues causeries, si douces, devant la fen�tre. Quand ils se regardaient, une flamme grandissante s'allumait dans leurs yeux.
Ce qui surtout acheva de les torturer, ce furent les changements d'humeur de Jeanne. Elle fondit en larmes, un matin, comme le docteur se penchait au-dessus d'elle. Durant toute une journ�e, sa haine se tourna en une tendresse f�brile; elle voulut qu'il rest�t pr�s de son lit, elle appela sa m�re vingt fois, comme pour les voir c�te � c�te, �mus et souriants. Celle-ci, bien heureuse, r�vait d�j� une longue suite de jours semblables. Mais, d�s le lendemain, lorsque Henri arriva, l'enfant le re�ut si durement, que la m�re, d'un regard, le supplia de se retirer; toute la nuit, Jeanne s'�tait agit�e, avec le regret furieux d'avoir �t� bonne. Et, � chaque instant, de pareilles sc�nes se reproduisirent. Apr�s les heures exquises que l'enfant leur accordait, dans ses moments de caresses passionn�es, les mauvaises heures arrivaient comme des coups de fouet, qui leur donnaient le besoin d'�tre l'un � l'autre.
Alors, un sentiment de r�volte anima peu � peu H�l�ne. Certes, elle serait morte pour sa fille. Mais pourquoi la m�chante enfant la torturait-elle � ce point, maintenant qu'elle �tait hors de danger? Lorsqu'elle s'abandonnait � une de ces r�veries qui la ber�aient, quelque r�ve vague o� elle se voyait marcher avec Henri dans un pays inconnu et charmant, tout d'un coup l'image raidie de Jeanne se levait; et c'�taient de continuels d�chirements dans ses entrailles et dans son coeur. Elle souffrait trop de cette lutte entre sa maternit� et son amour.
Une nuit, le docteur vint, malgr� la d�fense formelle d'H�l�ne. Depuis huit jours, ils n'avaient pu �changer une parole. Elle refusait de le recevoir; mais lui, doucement, la poussa dans la chambre, comme pour la rassurer. L�, tous deux croyaient �tre s�rs d'eux-m�mes. Jeanne dormait profond�ment. Ils s'assirent � leur place accoutum�e, pr�s de la fen�tre, loin de la lampe; et une ombre calme les enveloppait. Pendant deux heures, ils caus�rent, rapprochant leurs visages pour parler plus bas, si bas, qu'ils mettaient � peine un souffle dans la grande chambre ensommeill�e. Parfois, ils tournaient la t�te, jetant un coup d'oeil sur le fin profil de Jeanne, dont les petites mains jointes reposaient au milieu du drap. Mais ils finirent par l'oublier. Leur balbutiement montait. H�l�ne, tout d'un coup, s'�veilla, d�gagea ses mains qui br�laient sous les baisers d'Henri. Et elle eut l'horreur froide de l'abomination qu'ils avaient failli commettre l�.
—Maman! maman! b�gayait Jeanne, brusquement agit�e, comme tourment�e de quelque cauchemar.
Elle se d�battait dans son lit, les yeux lourds de sommeil, en cherchant � se mettre sur son s�ant.
—Cachez-vous, je vous en supplie, cachez-vous, r�p�tait H�l�ne avec angoisse. Vous la tuez, si vous restez l�.
Henri disparut vivement dans l'embrasure de la fen�tre, derri�re un des rideaux de velours bleu. Mais l'enfant continuait � se plaindre.
—Maman, maman, oh! que je souffre!
—Je suis l�, pr�s de toi, ma ch�rie.... O� souffres-tu?
—Je ne sais pas.... C'est par l�, vois-tu. �a me br�le.
Elle avait ouvert les yeux, la face contract�e, et elle appuyait ses deux petites mains sur sa poitrine.
—�a m'a pris tout d'un coup.... Je dormais, n'est-ce pas? J'ai senti comme un grand feu.
—Mais c'est pass�, tu ne sens plus rien?
—Si, si, toujours.
Et, d'un regard inquiet, elle faisait le tour de la chambre. Maintenant, elle �tait compl�tement r�veill�e, l'ombre farouche descendait et bl�missait ses joues.
—Tu es seule, maman? demanda-t-elle.
—Mais oui, ma ch�rie!
Elle secoua la t�te, regardant, flairant l'air, avec une agitation qui grandissait.
—Non, non, je le sais bien.... Il y a quelqu'un.... J'ai peur, maman, j'ai peur! Oh! tu me trompes, tu n'es pas seule....
Une crise nerveuse se d�clarait, elle se renversa dans le lit en sanglotant, en se cachant sous la couverture, comme pour �chapper � quelque danger. H�l�ne, affol�e, fit imm�diatement sortir Henri. Il voulait rester pour soigner l'enfant. Mais elle le poussa dehors. Elle revint, elle reprit Jeanne entre ses bras, pendant que celle-ci r�p�tait cette plainte, qui r�sumait chaque fois ses grosses douleurs.
—Tu ne m'aimes plus, tu ne m'aimes plus!
—Tais-toi, mon ange, ne dis pas cela, cria la m�re. Je t'aime plus que tout au monde.... Tu verras bien si je t'aime!
Elle la soigna jusqu'au matin, r�solue � lui donner son coeur, �pouvant�e de voir son amour retentir si douloureusement dans cette ch�re cr�ature. Sa fille vivait son amour. Le lendemain, elle exigea une consultation. Le docteur Bodin vint comme par hasard et examina la malade, qu'il ausculta en plaisantant. Puis, il eut un long entretien avec le docteur Deberle, rest� dans la pi�ce voisine. Tous deux tomb�rent d'accord que l'�tat pr�sent n'offrait aucune gravit�; mais ils craignaient des complications, ils interrog�rent longuement H�l�ne, en se sentant devant une de ces n�vroses qui ont une histoire dans les familles et qui d�concertent la science. Alors, elle leur dit ce qu'ils savaient d�j� en partie, son a�eule enferm�e dans la maison d'ali�n�s des Tulettes, � quelques kilom�tres de Plassans, sa m�re morte tout d'un coup d'une phtisie aigu�, apr�s une vie d'affolement et de crises nerveuses. Elle, tenait de son p�re, auquel elle ressemblait de visage, et dont elle avait le sage �quilibre. Jeanne, au contraire, �tait tout le portrait de l'a�eule; mais elle restait plus fr�le, elle n'en aurait jamais la haute taille ni ta forte charpente osseuse. Les deux m�decins r�p�t�rent une fois encore qu'il fallait de grands m�nagements. On ne pouvait trop prendre de pr�cautions avec ces affections chloro-an�miques, qui favorisent le d�veloppement de tant de maladies cruelles.
Henri avait �cout� le vieux docteur Bodin avec une d�f�rence qu'il n'avait jamais eue pour un confr�re. Il le consultait sur Jeanne, de l'air d'un �l�ve qui doute de lui. La v�rit� �tait qu'il finissait par trembler devant cette enfant; elle �chappait � sa science, il craignait de la tuer et de perdre la m�re. Une semaine se passa. H�l�ne ne le recevait plus dans la chambre de la malade. Alors, de lui-m�me, frapp� au coeur, malade, il cessa ses visites.
Vers la fin du mois d'ao�t, Jeanne put enfin se lever et marcher dans l'appartement. Elle riait soulag�e; en quinze jours, elle n'avait pas eu une crise. Sa m�re, toute � elle, toujours aupr�s d'elle, avait suffi pour la gu�rir. Dans les premiers temps, l'enfant restait m�fiante, go�tait ses baisers, s'inqui�tait de ses mouvements, exigeait sa main avant de s'endormir, et voulait la garder pendant son sommeil. Puis, voyant que personne ne montait plus, qu'elle ne la partageait plus, elle avait repris confiance, heureuse de recommencer leur bonne vie d'autrefois, toutes deux seules � travailler devant la fen�tre. Chaque jour, elle redevenait rose. Rosalie disait qu'elle fleurissait � vue d'oeil.
Certains soirs, cependant, � la tomb�e de la nuit, H�l�ne s'abandonnait. Depuis la maladie de sa fille, elle restait grave, un peu p�le, avec une grande ride au front, qu'elle n'avait point auparavant. Et lorsque Jeanne s'apercevait d'un de ces moments de lassitude, d'une de ces heures d�sesp�r�es et vides, elle-m�me se sentait tr�s-malheureuse, le coeur gros d'un vague remords. Doucement, sans parler, elle se pendait � son cou. Puis, � voix basse:
—Tu es heureuse, petite m�re?
H�l�ne avait un tressaillement. Elle se h�tait de r�pondre:
—Mais oui, ma ch�rie.
L'enfant insistait.
—Tu es heureuse, tu es heureuse?... Bien s�r?
—Bien s�r.... Pourquoi veux-tu que je ne sois pas heureuse?
Alors, Jeanne la serrait �troitement dans ses petits bras, comme pour la r�compenser. Elle voulait l'aimer si fort, disait-elle, si fort, qu'on n'aurait pas pu trouver une m�re aussi heureuse dans tout Paris.
En ao�t, le jardin du docteur Deberle �tait un v�ritable puits de feuillage. Contre la grille, les lilas et les faux �b�niers m�laient leurs branches, tandis que les plantes grimpantes, les lierres, les ch�vrefeuilles, les cl�matites, poussaient de toutes parts des jets sans fin, qui se glissaient, se nouaient, retombaient en pluie, allaient jusque dans les ormes du fond, apr�s avoir couru le long des murailles; et, l�, on aurait dit une tente attach�e d'un arbre � l'autre, les ormes se dressaient comme les piliers puissants et touffus d'un salon de verdure. Ce jardin �tait si petit, que le moindre pan d'ombre le couvrait. Au milieu, le soleil � midi faisait une seule tache jaune, dessinant la rondeur de la pelouse, flanqu�e de ses deux corbeilles. Contre le perron, il y avait un grand rosier, des roses th� �normes qui s'�panouissaient par centaines. Le soir, quand la chaleur tombait, le parfum en devenait p�n�trant, une odeur chaude de roses s'alourdissait sous les ormes. Et rien n'�tait plus charmant que ce coin perdu, si embaum�, o� les voisins ne pouvaient voir, et qui apportait un r�ve de for�t vierge, pendant que des orgues de Barbarie jouaient des polkas dans la rue Vineuse.
—Madame, disait chaque jour Rosalie, pourquoi mademoiselle ne descend-elle pas dans le jardin?... Elle serait joliment � son aise sous les arbres.
La cuisine de Rosalie �tait envahie par les branches d'un des ormeaux. Elle arrachait des fouilles avec la main, elle vivait dans la joie de ce colossal bouquet, au fond duquel elle n'apercevait plus rien. Mais H�l�ne r�pondait:
—Elle n'est pas encore assez forte, la fra�cheur de l'ombre lui ferait du mal.
Cependant, Rosalie s'ent�tait. Quand elle croyait avoir une bonne id�e, elle ne la l�chait point ais�ment. Madame avait tort de croire que l'ombre faisait du mal. C'�tait plut�t que madame craignait de d�ranger le monde; mais elle se trompait, mademoiselle ne d�rangerait pour s�r personne, car il n'y avait jamais �me qui vive, le monsieur n'y paraissait plus, la dame devait rester aux bains de mer jusqu'au milieu de septembre; cela �tait si vrai, que la concierge avait demand� � Z�phyrin de donner un coup de r�teau, et que, depuis deux dimanches, Z�phyrin et elle y passaient l'apr�s-midi. Oh! c'�tait joli, c'�tait joli � ne pas croire!
H�l�ne refusait toujours. Jeanne semblait avoir une grosse envie d'aller dans le jardin, dont elle avait souvent parl� pendant sa maladie; mais un sentiment singulier, un embarras qui lui faisait baisser les yeux, paraissait l'emp�cher d'insister aupr�s de sa m�re. Enfin, le dimanche suivant, la bonne se pr�senta, tout essouffl�e, en disant:
—Oh! madame, il n'y a personne, je vous le jure.
Il n'y a que moi et Z�phyrin qui ratisse.... Laissez-la venir. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme on est bien. Venez un peu, rien qu'un peu, pour voir.
Et elle �tait si convaincue, qu'H�l�ne c�da. Elle enveloppa Jeanne dans un ch�le et dit � Rosalie de prendre une grosse couverture. L'enfant, ravie, d'un ravissement muet que t�moignaient seuls ses grands yeux brillants, voulut descendre l'escalier sans �tre aid�e, pour montrer sa force. Derri�re elle, sa m�re avan�ait les bras, pr�te � la soutenir. En bas, lorsqu'elles mirent les pieds dans le jardin, toutes deux pouss�rent un cri. Elles ne le reconnaissaient pas, tant ce fourr� imp�n�trable ressemblait peu au coin propre et bourgeois qu'elles avaient vu au printemps.
—Quand je vous le disais! r�p�tait Rosalie triomphante.
Les massifs s'�taient �largis, changeant les all�es en �troits sentiers, dessinant tout un labyrinthe o� les jupes s'accrochaient au passage. On aurait cru l'enfoncement lointain d'une for�t, sous la vo�te des feuillages qui laissait tomber une lumi�re verte, d'une douceur et d'un myst�re charmants. H�l�ne cherchait l'orme au pied duquel elle s'�tait assise en avril.
—Mais, dit-elle, je ne veux pas qu'elle reste l�. L'ombre est trop fra�che.
—Attendez donc, reprit la bonne. Vous allez voir.
En trois pas, on traversait la for�t. Et l�, au milieu du trou de verdure, sur la pelouse, on trouvait le soleil, un large rayon d'or qui tombait, ti�de et silencieux, comme dans une clairi�re. En levant la t�te, on ne voyait que des branches, se d�tachant sur la nappe bleue du ciel, avec une l�g�ret� de guipure. Les roses th� du grand rosier, un peu fan�es par la chaleur, donnaient sur leurs tiges. Dans les corbeilles, des marguerites rouges et blanches, d'un ton ancien, dessinaient des bouts de vieilles tapisseries.
—Vous allez voir, r�p�tait Rosalie, laissez-moi faire. C'est moi qui vais l'arranger.
Elle venait de plier et d'�taler la couverture au bord d'une all�e, � l'endroit o� l'ombre finissait. Puis, elle fit asseoir Jeanne, les �paules couvertes de son ch�le, en lui disant d'allonger ses petites jambes. De cette fa�on, l'enfant avait la t�te � l'ombre et les pieds au soleil.
—Tu es bien, ma ch�rie? demanda H�l�ne.
—Oh! oui, r�pondit-elle. Tu vois, je n'ai pas froid. On dirait que je me chauffe � un grand feu.... Oh! comme on respire, comme c'est bon! Alors, H�l�ne, qui regardait d'un air inquiet les volets ferm�s de l'h�tel, dit qu'elle remontait un instant. Et elle adressa toutes sortes de recommandations � Rosalie: elle veillerait bien au soleil, elle ne laisserait pas Jeanne l� plus d'une demi-heure, elle ne la quitterait pas du regard.
—N'aie donc pas peur, maman s'�cria la petite, qui riait. Il ne passe point de voitures, ici.
Quand elle fut seule, elle prit des poign�es de graviers, � c�t� d'elle, jouant � les faire tomber en pluie, d'une main dans l'autre. Cependant, Z�phyrin ratissait. Lorsqu'il avait vu madame et mademoiselle, il s'�tait h�t� de remettre sa capote, pendue � une branche; et il restait debout, ne ratissant plus, par respect. Durant toute la maladie de Jeanne, il �tait venu � son habitude chaque dimanche; mais il se glissait dans la cuisine avec tant de pr�cautions, qu'H�l�ne n'aurait jamais soup�onn� sa pr�sence, si Rosalie, chaque fois, n'avait demand� des nouvelles de sa part, en ajoutant qu'il partageait le chagrin de la maison.
Oh! il sa faisait aux belles mani�res, comme elle le disait; il se d�crassait joliment � Paris. Aussi, appuy� sur son r�teau, adressait-il � Jeanne un branlement de t�te sympathique. Lorsqu'elle l'aper�ut, elle sourit.
—J'ai �t� bien malade, dit-elle.
—Je sais, Mademoiselle, r�pondit-il en mettant une main sur son coeur.
Puis, il voulut trouver quelque chose de gentil, une plaisanterie qui �gay�t la situation. Et il ajouta:
—Votre sant� s'est repos�e, voyez-vous. Maintenant, �a va ronfler.
Jeanne avait repris une poign�e de cailloux. Alors, content de lui, riant d'un rire silencieux qui lui fendait la bouche d'une oreille � l'autre, il se remit � ratisser, de toute la force de ses bras. Le r�teau, sur le gravier, avait un bruit r�gulier et strident. Au bout de quelques minutes, Rosalie, qui voyait la petite absorb�e dans son jeu, heureuse et bien tranquille, s'�loigna d'elle pas � pas, comme attir�e par le grincement du r�teau. Z�phyrin �tait de l'autre c�t� de la pelouse, en plein soleil.
—Tu sues comme un boeuf, murmura-t-elle. �te donc ta capote. Mademoiselle ne sera pas offens�e, va!
Il retira sa capote et la pendit de nouveau � une branche. Son pantalon rouge, dont une courroie serrait la ceinture, lui montait tr�s-haut, tandis que sa chemise de grosse toile bise, tenue au cou par un col de crin, �tait si raide, qu'elle bouffait et l'arrondissait encore. Il retroussa ses manches en se dandinant, histoire de montrer une fois de plus � Rosalie deux coeurs enflamm�s qu'il s'�tait fait tatouer au r�giment, avec cette devise: Pour toujours.
—Es-tu all� � la messe, ce matin? demanda Rosalie qui lui faisait subir tous les dimanches cet interrogatoire.
—A la messe...., � la messe...., r�p�ta-t-il en ricanant.
Ses deux oreilles rouges s'�cartaient de sa t�te tondue tr�s-ras, et toute sa petite personne ronde exprimait un air profond�ment goguenard.
—Sans doute que j'y suis all�, � la messe, finit-il par dire.
—Tu mens! reprit violemment Rosalie. Je vois bien que tu mens, ton nez remue!... Ah! Z�phyrin, tu te perds, tu n'as seulement plus de religion.... M�fie-toi!
Pour toute r�ponse, d'un geste galant, il voulut la prendre � la taille. Mais elle parut scandalis�e, elle cria:
—Je te fais remettre ta capote, si tu n'es pas convenable!... Tu n'as pas honte! Voila mademoiselle qui te regarde.
Alors, Z�phyrin ratissa de plus belle. Jeanne, en effet, venait de lever les yeux. Le jeu la lassait un peu; apr�s les cailloux, elle avait ramass� des feuilles et arrach� de l'herbe; mais une paresse l'envahissait, elle jouait mieux � ne rien faire, � regarder le soleil qui la gagnait petit � petit. Tout � l'heure, ses jambes seules, jusqu'aux genoux, trempaient dans ce bain chaud de rayons; maintenant, elle en avait jusqu'� la taille, et la chaleur montait toujours, elle la sentait qui grandissait en elle comme une caresse, avec des chatouilles bien gentilles. Ce qui l'amusait surtout, c'�taient les taches rondes, d'un beau jaune d'or, qui dansaient sur son ch�le. On aurait dit des b�tes. Et elle renversait la t�te, pour voir si elles grimperaient jusqu'� sa figure. En attendant, elle avait joint ses deux petites mains dans du soleil. Comme elles paraissaient maigres! comme elles �taient transparentes! Le soleil passait au travers, et elles lui semblaient jolies tout de m�me, d'un rose de coquillage, fines et allong�es, pareilles aux menottes enfantines d'un J�sus. Puis, le grand air, ces gros arbres autour d'elle, cette chaleur, l'avaient un peu �tourdie. Elle croyait dormir, et pourtant elle voyait, elle entendait. Cela �tait tr�s-bon, tr�s-doux.
—Mademoiselle, si vous vous reculiez, dit Rosalie qui �tait revenue pr�s d'elle. Le soleil vous chauffe trop.
Mais Jeanne, d'un geste, refusa de remuer. Elle se trouvait trop bien. A pr�sent, elle ne s'occupait plus que de la bonne et du petit soldat, c�dant � une de ces curiosit�s d'enfant pour les choses qu'on leur cache. Sournoisement, elle baissa les yeux, voulant faire croire qu'elle ne regardait pas; et, entre ses longs cils, elle guettait, pendant qu'elle semblait tout assoupie.
Rosalie demeura encore l� quelques minutes. Elle �tait sans force contre le bruit du r�teau. De nouveau, elle rejoignit Z�phyrin, pas � pas, comme malgr� elle. Elle le grondait de ses nouvelles allures; mais, au fond, elle �tait saisie, prise au coeur, pleine d'une sourde admiration. Le petit soldat, dans ses longues fl�neries avec les camarades, au Jardin des Plantes et sur la place du Ch�teau-d'Eau, o� �tait sa caserne, acqu�rait les gr�ces balanc�es et fleuries du tourlourou parisien. Il en apprenait la rh�torique, les �panouissements galants, les entortillements de style, si flatteurs pour les dames. Des fois, elle restait suffoqu�e de plaisir, en �coutant des phrases qu'il lui rapportait avec un dandinement des �paules, et dans lesquelles des mots qu'elle ne comprenait pas la faisaient devenir toute rouge d'orgueil. L'uniforme ne le g�nait plus: il jetait les bras � se les d�crocher, d'un air cr�ne; il avait surtout une fa�on de porter son shako sur la nuque, qui d�couvrait sa face ronde, le nez en avant, tandis que le shako, mollement, accompagnait le roulis du corps. Puis, il s'�mancipait, buvait la goutte, prenait la taille au sexe. Bien s�r qu'il en savait plus long qu'elle, maintenant, avec ses mani�res de ricaner et de ne pas en dire davantage. Paris le d�gourdissait trop. Et, ravie, furieuse, elle se plantait devant lui, h�sitant entre les deux envies de le griffer ou de se laisser dire des b�tises.
Cependant, Z�phyrin, en ratissant, avait tourn� l'all�e. Il se trouvait derri�re un grand fusain, lan�ant � Rosalie des oeillades obliques, pendant qu'il semblait l'amener contre lui, � petits coups, avec son r�teau. Quand elle fut tout pr�s, il la pin�a rudement � la hanche....
—Crie pas, c'est comme je t'aime! murmura-t-il en grasseyant. Et mets �a par-dessus!
Il la baisait au petit bonheur, sur l'oreille. Puis, comme Rosalie, � son tour, le pin�ait au sang, il lui colla un autre baiser, sur le nez cette fois. Elle �tait �carlate, bien contente au fond, exasp�r�e de ne pouvoir lui allonger un soufflet, � cause de mademoiselle.
—Je me suis piqu�e, dit-elle en revenant pr�s de Jeanne, pour expliquer le l�ger cri qu'elle avait jet�.
Mais l'enfant avait vu la sc�ne, au travers des branches gr�les du fusain. Le pantalon rouge et la chemise du soldat faisaient une tache vive, dans la verdure. Elle leva lentement les yeux sur Rosalie, la regarda un instant, pendant qu'elle rougissait davantage, les l�vres humides, les cheveux envol�s. Puis, elle baissa de nouveau les paupi�res, reprit une poign�e de cailloux, n'eut pas la force de jouer; et elle resta les deux mains dans la terre chaude, somnolente, au milieu de la grande vibration du soleil. Un flot de sant� remontait en elle et l'�touffait. Les arbres lui semblaient gigantesques et puissants, les roses la noyaient dans un parfum. Elle songeait � des choses vagues, surprise et ravie.
—A quoi pensez-vous donc, mademoiselle? demanda Rosalie inqui�te.
—Je ne sais pas, � rien, r�pondit Jeanne. Ah! si, je sais.... Vois-tu, je voudrais vivre tr�s-vieille....
Et elle ne put expliquer cette parole. C'�tait une id�e qui lui venait, disait-elle. Mais, le soir, apr�s le d�ner, comme elle restait songeuse et que sa m�re l'interrogeait, elle posa tout � coup cette question:
—Maman, est-ce que les cousins et les cousines se marient ensemble?
—Sans doute, dit H�l�ne. Pourquoi me demandes-tu �a?—Pour rien.... Pour savoir.
H�l�ne �tait d'ailleurs habitu�e � ses questions extraordinaires. L'enfant se trouva si bien de l'heure pass�e dans le jardin, qu'elle y descendit tous les jours de soleil. Les r�pugnances d'H�l�ne disparurent peu � peu; l'h�tel demeurait ferm�, Henri ne se montrait pas, elle avait fini par rester et s'asseoir pr�s de Jeanne, sur un bout de la couverture. Mais, le dimanche suivant, elle s'inqui�ta en voyant, le matin, les fen�tres ouvertes.
—Pardi! on fait prendre l'air aux appartements, disait Rosalie, pour l'engager � descendre. Quand je vous jure qu'il n'y a personne!
Ce jour-l�, le temps �tait plus chaud encore. Une gr�le de fl�ches d'or criblait les feuillages. Jeanne, qui commen�ait � devenir forte, marcha pendant pr�s de dix minutes, appuy�e au bras de sa m�re. Puis, fatigu�e, elle revint sur sa couverture, en faisant � H�l�ne une petite place. Toutes deux se souriaient, amus�es de se voir ainsi par terre. Z�phyrin qui avait fini de ratisser, aidait Rosalie � cueillir du persil, dont des touffes perdues poussaient le long de la muraille du fond.
Tout � coup il y eut un grand bruit dans l'h�tel; et, comme H�l�ne songeait � se sauver, madame Deberle parut sur le perron. Elle arrivait, en robe de voyage, parlant haut, tr�s-affair�e. Mais, quand elle aper�ut madame Grandjean et sa fille par terre, devant la pelouse, elle se pr�cipita, les combla de caresses, les �tourdit de paroles.
—Comment! c'est vous!... Ah! que je suis heureuse de vous voir!... Embrasse-moi, ma petite Jeanne. Tu as �t� bien malade, n'est-ce pas, mon pauvre chat? Mais �a va mieux, te voil� toute rose.... Que de fois j'ai pens� � vous, ma ch�re! Je vous ai �crit, vous avez re�u mes lettres? Vous avez d� passer des heures bien terribles. Enfin, c'est fini.... Voulez-vous me permettre de vous embrasser?
H�l�ne s'�tait mise debout. Elle dut se laisser poser deux baisers sur les joues et les rendre. Ces caresses la gla�aient, elle balbutiait:
—Vous nous excuserez d'avoir envahi votre jardin.
—Vous voulez rire! reprit imp�tueusement Juliette. N'�tes-vous pas ici chez vous?
Elle les quitta un instant, remonta le perron, pour crier � travers les pi�ces toutes ouvertes:
—Pierre, n'oubliez rien, il y a dix-sept colis! Mais elle revint tout de suite et parla de son voyage.
—Oh! une saison adorable. Nous �tions � Trouville, vous savez. Un monde sur la plage, � s'�craser! Et tout ce qu'il y a de mieux.... J'ai eu des visites, oh! des visites.... Papa est venu passer quinze jours avec Pauline. N'importe, on est content de rentrer chez soi.... Ah! je ne vous ai pas dit.... Mais non, je vous conterai �a plus tard.
Elle se baissa, embrassa Jeanne de nouveau, puis devint s�rieuse et posa cette question:
—Est-ce que j'ai bruni?
—Non, je ne m'aper�ois pas, r�pondit H�l�ne, qui la regardait.
Juliette avait ses yeux clairs et vides, ses mains potel�es, son joli visage aimable. Elle ne vieillissait pas; l'air de la mer lui-m�me n'avait pu entamer la s�r�nit� de son indiff�rence. Elle semblait revenir d'une course dans Paris, d'une tourn�e chez ses fournisseurs, avec le reflet des �talages sur toute sa personne. Pourtant, elle d�bordait d'affection, et H�l�ne demeurait d'autant plus g�n�e, qu'elle se sentait raide et mauvaise. Au milieu de la couverture, Jeanne ne bougeait pas; elle levait seulement sa fine t�te souffrante, les mains serr�es frileusement au soleil.
—Attendez, vous n'avez pas vu Lucien, s'�cria Juliette. Il faut le voir.... Il est �norme.
Et lorsqu'on lui eut amen� le petit gar�on, que la femme de chambre d�barbouillait de la poussi�re du voyage, elle le poussa, elle le retourna, pour le montrer. Lucien, gros, joufflu, tout h�l� d'avoir jou� sur la plage, au vent du large, crevait de sant�, un peu emp�t� m�me, et l'air bourru, parce qu'on venait de le laver. Il �tait mal essuy�, une joue humide encore, rose du frottement de la serviette. Quand il aper�ut Jeanne, il s'arr�ta, surpris. Elle le regardait, avec son pauvre visage maigri, d'une p�leur de linge, dans le ruissellement noir de ses cheveux, dont les boucles tombaient jusqu'aux �paules. Ses beaux yeux �largis et tristes lui tenaient toute la face; et, malgr� la forte chaleur, elle avait un petit tremblement, tandis que ses mains frileuses se tendaient toujours comme devant un grand feu.
—Eh bien! tu ne vas pas l'embrasser? dit Juliette.
Mais Lucien semblait avoir peur. Il finit par se d�cider avec pr�caution, en allongeant les l�vres, pour approcher de la malade le moins possible. Puis, il se recula vite. H�l�ne avait de grosses larmes au bord des yeux. Comme cet enfant se portait! Et sa Jeanne qui �tait si essouffl�e pour avoir fait le tour de la pelouse! Il y avait des m�res bien heureuses! Juliette, tout d'un coup, comprit sa cruaut�. Alors, elle se f�cha contre Lucien.
—Tiens, tu es une b�te!... Est-ce qu'on embrasse les demoiselles comme �a?... Vous n'avez pas id�e, ma ch�re, il est devenu impossible, � Trouville.
Elle s'embrouillait. Heureusement pour elle, le docteur parut. Elle s'en tira par une exclamation.
—Ah! voil� Henri!
Il ne les attendait que le soir. Mais elle avait pris un autre train. Et elle expliquait longuement pourquoi, sans parvenir � �tre claire. Le docteur �coutait en souriant.
—Enfin, vous �tes ici, dit-il. C'est tout ce qu'il faut.
Il venait d'adresser � H�l�ne un salut muet. Son regard, un instant, tomba sur Jeanne; puis, embarrass�, il d�tourna la t�te. La petite avait soutenu ce regard gravement; et, d�nouant ses mains, d'un geste instinctif, elle saisit la robe de sa m�re, elle l'attira pr�s d'elle.
—Ah! le gaillard! r�p�tait le docteur, qui avait soulev� Lucien et qui le baisait sur les joues. Il pousse comme un charme.
—Eh bien! et moi, on m'oublie? demanda Juliette.
Elle avan�ait la t�te. Alors, il ne l�cha pas Lucien, il le garda sur un bras, tout en se penchant pour baiser �galement sa femme. Tous trois se souriaient.
H�l�ne, tr�s-p�le, parla de remonter. Mais Jeanne refusa; elle voulait voir, ses lents regards s'arr�taient sur les Deberle, puis revenaient vers sa m�re. Lorsque Juliette avait tendu les l�vres au baiser de son mari, une flamme s'�tait allum�e dans les yeux de l'enfant.
—Il est trop lourd, continuait le docteur, en remettant Lucien par terre. Alors, la saison a �t� bonne?... J'ai vu hier Malignon, il m'a cont� son s�jour l�-bas.... Tu l'as donc laiss� partir avant vous?
—Oh! il est insupportable! murmura Juliette, qui devint s�rieuse, avec un air de figure embarrass�. Il nous a fait enrager tout le temps.
—Ton p�re esp�rait pour Pauline.... Notre homme ne s'est pas prononc�?
—Qui! lui, Malignon? cria-t-elle surprise et comme offens�e.
Puis, elle eut un geste d'ennui.
—Ah! laisse donc, un toqu�!... Que je suis heureuse d'�tre chez moi!
Et elle eut, sans transition apparente, une de ces effusions qui surprenaient, avec sa nature d'oiseau charmant. Elle se serra contre son mari, levant la t�te. Lui, indulgent et tendre, la tint un instant entre ses bras. Ils semblaient avoir oubli� qu'ils n'�taient pas seuls.
Jeanne ne les quittait pas des yeux. Une colore faisait trembler ses l�vres d�color�es, elle avait sa figure de femme jalouse et m�chante. La douleur dont elle souffrait �tait si vive, qu'elle dut d�tourner les yeux. Et ce f�t � ce moment qu'elle aper�ut, au fond du jardin, Rosalie et Z�phyrin qui continuaient � chercher du persil. Pour ne pas d�ranger le monde sans doute, ils s'�taient coul�s au plus �pais des massifs, accroupis l'un et l'autre. Z�phyrin, sournoisement, avait pris un pied de Rosalie, pendant que celle-ci, sans parler, lui allongeait des tapes. Jeanne, entre deux branches, voyait la face du petit soldat, une lune bonne enfant, tr�s-rouge, crevant d'un rire amoureux. Il y eut une pouss�e, le petit soldat et la bonne roul�rent derri�re les verdures. Le soleil tombait d'aplomb, les arbres dormaient dans l'air chaud, sans qu'une feuille remu�t. Il venait de dessous les ormes une odeur, l'odeur grasse de la terre que la b�che ne retournait jamais. Lentement, les derni�res roses th� laissaient leurs p�tales pleuvoir un � un sur le perron. Alors, Jeanne, la poitrine gonfl�e, ramena les yeux sur sa m�re; et, en la retrouvant immobile et muette devant ce qui se passait l�, elle eut pour elle un regard de supr�me angoisse, un de ces regards profonds d'enfant que l'on n'ose interroger.
Cependant, madame Deberle s'�tait rapproch�e, en disant:
—J'esp�re que nous allons nous voir.... Puisque Jeanne se trouve bien, il faut qu'elle descende toutes les apr�s-midi.
H�l�ne cherchait d�j� une excuse, pr�textait qu'elle ne voulait pas trop la fatiguer. Mais Jeanne intervint vivement:
—Non, non, le soleil est si bon.... Nous descendrons, madame. Vous me garderez ma place, n'est-ce pas?
Et comme le docteur restait en arri�re, elle lui sourit.
—Docteur, dites donc � maman que l'air ne me fait pas de mal.
Il s'avan�a, et cet homme fait � la douleur humaine eut une rougeur l�g�re aux joues parce que cette enfant lui parlait avec douceur.
—Sans doute, murmura-t-il, le grand air ne peut que h�ter la convalescence.
—Ah! tu vois bien, petite m�re, il faudra que nous venions, dit-elle avec un adorable regard de tendresse, tandis que des larmes s'�tranglaient dans sa gorge.
Mais Pierre avait reparu sur le perron; les dix-sept colis de madame �taient rentr�s. Juliette, suivie de son mari et de Lucien, se sauva, en d�clarant qu'elle �tait sale � faire peur et qu'elle allait prendre un bain. Quand elles furent seules, H�l�ne s'agenouilla sur la couverture, comme pour renouer le ch�le autour du cou de Jeanne. Puis, � voix basse:
—Tu n'es donc plus f�ch�e contre le docteur?
L'enfant fit un long signe de t�te.
—Non, maman.
Il y eut un silence. H�l�ne, de ses mains tremblantes et maladroites, semblait ne pouvoir serrer le noeud du ch�le. Jeanne alors murmura:
—Pourquoi en aime-t-il d'autres?... Je ne veux pas....
Et son regard noir devint dur, tandis que ses petites mains tendues caressaient les �paules de sa m�re. Celle-ci voulut se r�crier; mais elle eut peur des paroles qui lui venaient aux l�vres. Le soleil baissait; toutes deux remont�rent. Cependant, Z�phyrin avait reparu, avec un bouquet de persil, qu'il �pluchait en lan�ant � Rosalie des regards assassins. La bonne, � distance, se m�fiait, maintenant qu'il n'y avait plus personne; et comme il la pin�ait, au moment o� elle se baissait pour rouler la couverture, elle lui appliqua un coup de poing dans le dos, qui rendit un bruit de tonneau vide. Cela le remplit d'aise. Il en riait encore en dedans, lorsqu'il rentra dans la cuisine, �pluchant toujours son persil.
A partir de ce jour, Jeanne mit une obstination � descendre dans le jardin, d�s qu'elle y entendait la vois de madame Deberle. Elle �coutait avidement les cancans de Rosalie sur le petit h�tel voisin, s'inqui�tant de la vie qu'on y menait, s'�chappant de la chambre parfois et venant elle-m�me guetter � la fen�tre de la cuisine. En bas, enfonc�e dans un petit fauteuil que Juliette lui faisait apporter du salon, elle paraissait surveiller la famille, r�serv�e avec Lucien, impatiente de ses questions et de ses jeux, surtout lorsque le docteur �tait l�. Alors, elle s'allongeait, comme lasse, les yeux ouverts, regardant. C'�tait pour H�l�ne une grande souffrance que ces apr�s-midi. Elle revenait pourtant, elle revenait malgr� les r�voltes de tout son �tre. Chaque fois qu'Henri, � son retour, mettait un baiser sur les cheveux de Juliette, elle avait un �lancement au coeur. Et, � ces moments-l�, si, pour cacher son visage boulevers�, elle feignait de s'occuper de Jeanne, elle trouvait l'enfant plus p�le qu'elle, avec ses yeux noirs grands ouverts, le menton convuls� d'une col�re contenue. Jeanne endurait ses tourments. Les jours o� sa m�re, � bout de force, agonisait d'amour en d�tournant les yeux, elle-m�me restait si sombre et si bris�e, qu'il fallait la remonter et la coucher. Elle ne pouvait plus voir le docteur s'approcher de sa femme sans changer de visage, fr�missante, le poursuivant du regard enflamm� d'une ma�tresse trahie.
—Je tousse le matin, lui dit-elle un jour. Il faut venir, vous me verrez.
Des pluies tomb�rent. Jeanne voulut que le docteur recommen��t ses visites. Elle allait beaucoup mieux cependant. Sa m�re, pour la contenter, avait d� accepter deux ou trois d�ners chez les Deberle. L'enfant, le coeur si longtemps d�chir� par un combat obscur, parut se calmer, lorsque sa sant� fut enfin compl�tement r�tablie. Elle r�p�tait sa question:
—Tu es heureuse, petite m�re?
—Oui, bien heureuse, ma ch�rie.
Alors, elle rayonnait. On devait lui pardonner ses anciennes m�chancet�s, disait-elle. Elle en parlait comme d'une attaque ind�pendante de sa volont�, d'un mal de t�te qui l'aurait prise tout d'un coup. Quelque chose se gonflait en elle, bien s�r elle ne savait pas quoi. Toutes sortes d'id�es se battaient, des id�es vagues, de vilains r�ves qu'elle n'aurait seulement pu r�p�ter. Mais c'�tait pass�, elle gu�rissait, �a ne reviendrait plus.
La nuit tombait. Du ciel p�li, o� brillaient les premi�res �toiles, une cendre fine semblait pleuvoir sur la grande ville, qu'elle ensevelissait lentement, sans rel�che. De grands tas d'ombre emplissaient d�j� les creux, tandis qu'une barre, comme un flot d'encre, montait du fond de l'horizon, mangeant les restes de jour, les lueurs h�sitantes qui se retiraient vers le couchant. Il n'y avait plus, au-dessous de Passy, que quelques nappes de toitures encore distinctes. Puis le flot roula, ce furent les t�n�bres.
—Quelle chaude soir�e! murmura H�l�ne, assise devant la fen�tre, alanguie par les souffles ti�des que Paris lui envoyait.
—Une belle nuit pour les pauvres gens, dit l'abb�, debout derri�re elle. L'automne sera doux.
Ce mardi-l�, Jeanne s'�tait assoupie au dessert, et sa m�re l'avait couch�e, en la voyant un peu lasse. Elle dormait d�j� dans son petit lit, pendant que, sur le gu�ridon, M. Rambaud s'occupait gravement � raccommoder un joujou, une poup�e m�canique parlant et marchant, dont il lui avait fait cadeau, et qu'elle avait cass�e; il excellait dans ces sortes de travaux. H�l�ne, manquant d'air, souffrant de ces derni�res chaleurs de septembre, venait d'ouvrir la fen�tre toute grande, soulag�e par cette mer d'ombre, cette immensit� noire qui s'�tendait devant elle. Elle avait pouss� un fauteuil pour s'isoler, elle fut surprise d'entendre le pr�tre. Il continua doucement:
—Avez-vous bien couvert la petite?... L'air est toujours vif, � cette hauteur.
Mais elle c�dait � un besoin de silence, elle ne r�pondit pas. Elle go�tait le charme du cr�puscule, l'effacement dernier des choses, l'assoupissement des bruits. Une lueur de veilleuse br�lait � la pointe des fl�ches et des tours; Saint-Augustin s'�teignit d'abord, le Panth�on un instant garda une lueur bleu�tre, le d�me �clatant des Invalides se coucha comme une lune dans une mar�e montante de nuages. C'�tait l'Oc�an, la nuit, avec son �tendue �largie au fond des t�n�bres, un ab�me d'obscurit� o� l'on devinait un monde. Un souffle �norme et doux venait de la ville invisible. Dans la voix prolong�e qui ronflait, des sons montaient encore, affaiblis et distincts, un brusque roulement d'omnibus sur le quai, le sifflement d'un train traversant le pont du Point-du-Jour; et la Seine, grossie par les derniers orages, passait tr�s-large avec la respiration forte d'un �tre vivant, allong� tout en bas, dans un pli d'ombre. Une odeur chaude fumait des toits encore br�lants, tandis que la rivi�re, dans cette exhalaison lente des ardeurs de la journ�e, mettait de petites haleines fra�ches. Paris, disparu, avait le repos r�veur d'un colosse qui laisse la nuit l'envelopper, et reste l�, immobile un moment, les yeux ouverts. Rien n'attendrissait plus H�l�ne que cette minute d'arr�t dans la vie de la cit�. Depuis trois mois qu'elle ne sortait pas, clou�e pr�s du lit de Jeanne, elle n'avait pas d'autre compagnon de veill�e au chevet de la malade que le grand Paris �tal� � l'horizon. Par ces chaleur de juillet et d'ao�t, les crois�es restaient presque continuellement ouvertes, elle ne pouvait traverser la pi�ce, bouger, tourner la t�te, sans le voir avec elle d�veloppant son �ternel tableau. Il �tait l�, par tous les temps, se mettant de moiti� dans ses douleurs et dans ses esp�rances, comme un ami qui s'imposait. Elle l'ignorait toujours, elle n'avait jamais �t� si loin de lui, plus insoucieuse de ses rues et de son peuple; et il emplissait sa solitude. Ces quelques pieds carr�s, cette chambre de souffrance dont elle fermait si soigneusement la porte, s'ouvrait toute grande � lui par ses deux fen�tres. Bien souvent, elle avait pleur� en le regardant, lorsqu'elle venait s'accouder pour cacher ses larmes � la malade; un jour, le jour o� elle l'avait crue perdue, elle �tait rest�e longtemps, suffoqu�e, �trangl�e, suivant des yeux les fum�es de la Manutention qui s'envolaient. Souvent aussi, dans les heures d'espoir, elle avait confi� l'all�gresse de son coeur aux lointains perdus des faubourgs. Il n'�tait plus un monument qui ne lui rappel�t, une �motion triste ou heureuse. Paris vivait de son existence. Mais jamais elle ne l'aimait davantage, qu'au cr�puscule, lorsque, la journ�e finie, il consentait � un quart d'heure d'apaisement, d'oubli et de songerie, en attendant que le gaz f�t allum�.
—Que d'�toiles! murmura l'abb� Jouve. Elles brillent par milliers.
Il venait de prendre une chaise et de s'asseoir pr�s d'elle. Alors, elle leva les yeux, regardant le ciel d'�t�. Les constellations plantaient leurs clous d'or. Une plan�te, presque au ras de l'horizon, luisait comme une escarboucle, tandis qu'une poussi�re d'�toiles presque invisibles sablait la vo�te d'un sable paillet� d'�tincelles. Le Chariot, lentement, tournait, son brancard en l'air.
—Tenez, dit-elle � son tour, cette petite �toile bleue, dans ce coin du ciel, je la retrouve tous les soirs.... Mais elle s'en va, elle recule chaque nuit.
Maintenant, l'abb� ne la g�nait point. Elle le sentait � son c�t�, comme une paix de plus. Ils �chang�rent quelques paroles, espac�es par de longs silences. � deux reprises, elle le questionna sur des noms d'�toiles; toujours la vue du ciel l'avait tourment�e. Mais il h�sitait, il ne savait pas.
—Vous voyez, demandait-elle, cette belle �toile qui a un �clat si pur?
—A gauche, n'est-ce pas? disait-il, pr�s d'une autre moins grosse, verd�tre.... Il y en a trop, j'ai oubli�.
Ils se turent, les yeux toujours lev�s, �blouis et pris, d'un l�ger frisson en face de ce fourmillement d'astres qui grandissait. Derri�re les milliers d'�toiles, d'autres milliers d'�toiles apparaissaient, et cela sans cesse, dans la profondeur infinie du ciel. C'�tait un continuel �panouissement, une braise attis�e de mondes br�lant du feu calme des pierreries. La voie lact�e blanchissait d�j�, d�veloppait ses atomes de soleil si innombrables et si lointains, qu'ils ne sont plus, � la rondeur du firmament, qu'une �charpe de lumi�re.
—Cela me fait peur, dit H�l�ne � voix tr�s-basse.
Et elle pencha la t�te pour ne plus voir, elle ramena ses regards sur le vide b�ant o� Paris semblait s'�tre englouti. L�, pas une lueur encore, la nuit compl�te �galement �pandue; un aveuglement de t�n�bres. La voix haute et prolong�e avait pris une douceur plus tendre.
—Vous pleurez? demanda l'abb�, qui venait d'entendre un sanglot.
—Oui, r�pondit simplement H�l�ne.
Ils ne se voyaient point. Elle pleurait longuement, avec un murmure de tout son �tre. Cependant, derri�re eux, Jeanne mettait le calme innocent de son sommeil, tandis que M. Rambaud, absorb�, inclinait sa t�te grisonnante au-dessus de la poup�e, dont il avait d�mont� les membres. Mais lui, par moments, laissait �chapper des bruits secs de ressorts qui se d�tendaient, des b�gaiements d'enfant que ses gros doigts tiraient le plus doucement possible du m�canisme d�traqu�. Et quand la poup�e avait parl� trop fort, il s'arr�tait net, inquiet et f�ch�, regardant s'il ne venait pas de r�veiller Jeanne. Puis, il se remettait � son raccommodage avec pr�caution, n'ayant pour outils qu'une paire de ciseaux et un poin�on.
—Pourquoi pleurez-vous, ma fille? reprit l'abb�. Ne puis-je donc vous apporter aucun soulagement?
—Ah! laissez, murmura H�l�ne; ces larmes me font du bien.... Tout � l'heure, tout � l'heure....
Elle �touffait trop pour r�pondre. Une premi�re fois, � cette m�me place, une crise de pleurs l'avait bris�e; mais elle �tait seule, elle avait pu sangloter dans les t�n�bres, d�faillante, attendant que la source de l'�motion qui la gonflait se f�t tarie. Pourtant, elle ne se connaissait aucun chagrin: sa fille �tait sauv�e, elle-m�me avait repris le train monotone et charmant, de son existence. C'�tait brusquement en elle comme le sentiment poignant d'une immense douleur, d'un vide insondable qu'elle ne comblerait jamais, d'un d�sespoir sans borne o� elle sombrait avec tous ceux qui lui �taient chers. Elle n'aurait su dire quel malheur la mena�ait ainsi, elle �tait sans esp�rance, et elle pleurait.
D�j�, dans l'�glise parfum�e des fleurs du mois de Marie, elle avait eu des attendrissements pareils. Le vaste horizon de Paris, au cr�puscule, la touchait d'une profonde impression religieuse. La plaine semblait s'�largir, une m�lancolie montait de ces deux millions d'existences, qui s'effa�aient. Puis quand il faisait noir, quand la ville s'�tait �vanouie avec ses bruits mourants, son coeur serr� �clatait, ses larmes d�bordaient en face de cette paix souveraine. Elle aurait joint les mains et balbuti� des pri�res. Un besoin de foi, d'amour, d'an�antissement divin, lui donnait un grand frisson. Et c'�tait alors que le lever des �toiles la bouleversait d'une jouissance et d'une terreur sacr�es.
Au bout d'un long silence, l'abb� Jouve insista.
—Ma fille, il faut vous confier � moi. Pourquoi h�sitez-vous?
Elle pleurait encore, mais avec une douceur d'enfant, comme lasse et sans force.
—L'�glise vous effraie, continua-t-il. Un instant, je vous ai crue conquise � Dieu. Mais il en a �t� autrement. Le ciel a ses desseins.... Eh bien! puisque vous vous d�fiez du pr�tre, pourquoi refuseriez-vous plus longtemps une confidence � l'ami?
—Vous avez raison, balbutia-t-elle, oui, je suis afflig�e et j'ai besoin de vous.... Il faut que je vous confesse ces choses. Quand j'�tais petite, je n'entrais gu�re dans les �glises; aujourd'hui, je ne puis assister � une c�r�monie sans �tre profond�ment troubl�e.... Et l�, tenez, tout � l'heure, ce qui m'a fait sangloter, c'est cette voix de Paris qui ressemble � un ronflement d'orgues, c'est cette immensit� de la nuit, c'est ce beau ciel.... Ah! je voudrais croire. Aidez-moi, enseignez-moi.
L'abb� Jouve la calma en posant l�g�rement la main sur la sienne.
—Dites-moi tout, r�pondit-il simplement.
Elle se d�battit un instant, pleine d'angoisse.
—Je n'ai rien, je vous jure.... Je ne vous cache rien.... Je pleure sans raison, parce que j'�touffe, parce que mes larmes jaillissent d'elles-m�mes.... Vous connaissez ma vie. Je n'y trouverais � cette heure ni une tristesse, ni une faute, ni un remords.... Et je ne sais pas, je ne sais pas....
Sa voix s'�teignit. Alors, le pr�tre laissa tomber lentement cette parole:
—Vous aimez, ma fille.
Elle tressaillit, elle n'osa protester. Le silence recommen�a. Dans la mer de t�n�bres qui dormait devant eux, une �tincelle avait lui. C'�tait � leurs pieds, quelque part dans l'ab�me, � un endroit qu'ils n'auraient pu pr�ciser. Et, une � une, d'autres �tincelles parurent. Elles naissaient dans la nuit avec un brusque sursaut, tout d'un coup, et restaient fixes, scintillantes comme des �toiles. Il semblait que ce f�t un nouveau lever d'astres, � la surface d'un lac sombre. Bient�t elles dessin�rent une double ligne, qui partait du Trocad�ro et s'en allait vers Paris, par l�gers bonds de lumi�re; puis, d'autres lignes de points lumineux coup�rent celle-ci, des courbes s'indiqu�rent, une constellation s'�largit, �trange et magnifique. H�l�ne ne parlait toujours pas, suivant du regard ces scintillements, dont les feux continuaient le ciel au-dessous de l'horizon, dans un prolongement de l'infini, comme si la terre e�t disparu et qu'on e�t aper�u de tous c�t�s la rondeur c�leste. Et elle retrouvait l� l'�motion qui l'avait bris�e quelques minutes auparavant, lorsque le Chariot s'�tait mis lentement � tourner autour de l'axe du p�le, le brancard en l'air. Paris, qui s'allumait, s'�tendait, m�lancolique et profond, apportant les songeries terrifiantes d'un firmament o� pullulent les mondes.
Cependant, le pr�tre, de cette voix monotone et douce que lui donnait l'habitude du confessionnal, chuchotait longuement � son oreille. Il l'avait avertie un soir, il lui avait bien dit que la solitude ne lui valait rien. On ne se mettait pas impun�ment en dehors de la vie commune. Elle s'�tait trop clo�tr�e, elle avait ouvert la porte aux r�veries dangereuses.
—Je suis bien vieux, ma fille, murmura-t-il, j'ai vu souvent des femmes qui venaient � nous, avec des larmes, des pri�res, un besoin de croire et de s'agenouiller.... Aussi ne puis-je gu�re me tromper aujourd'hui. Ces femmes, qui semblent chercher Dieu si ardemment, ne sont que de pauvres coeurs troubl�s par la passion. C'est un homme qu'elles adorent dans nos �glises....
Elle ne l'�coutait pas, au comble de l'agitation, dans l'effort qu'elle faisait pour voir enfin clair en elle. L'aveu lui �chappa, bas, �trangl�.
—Eh bien! oui, j'aime.... Et c'est tout. Ensuite, je ne sais plus, je ne sais plus....
Maintenant, il �vitait de l'interrompre. Elle parla dans la fi�vre, par petites phrases courtes; et elle prenait une joie am�re � confesser son amour, � partager avec ce vieillard son secret qui l'�touffait depuis si longtemps.
—Je vous jure que je ne puis lire en moi.... Cela est venu sans que je le sache. Peut-�tre bien tout d'un coup. Pourtant, je n'en ai senti la douceur qu'� la longue.... D'ailleurs, pourquoi me faire plus forte que je ne suis? Je n'ai pas cherch� � fuir, j'�tais trop heureuse; aujourd'hui, j'ai encore moins de courage.... Voyez, ma fille a �t� malade, j'ai failli la perdre; eh bien! mon amour a �t� aussi profond que ma douleur, il est revenu tout-puissant apr�s ces jours terribles, et il me poss�de, et je me sens emport�e....
Elle reprit haleine, frissonnante.
—Enfin je suis � bout de force.... Vous aviez raison, mon ami, cela me soulage de vous confier ces choses.... Mais, je vous en prie, dites-moi ce qui se passe au fond de mon coeur. J'�tais si calme, j'�tais si heureuse. C'est un coup de foudre dans ma vie. Pourquoi moi? pourquoi pas une autre? car je n'avais rien fait pour cela, je me croyais bien prot�g�e.... Et si vous saviez! Je ne me reconnais plus.... Ah! aidez-moi, sauvez-moi!
Voyant qu'elle se taisait, le pr�tre, machinalement, avec sa libert� accoutum�e de confesseur, posa une question.
—Le nom, dites-moi le nom?
Elle h�sitait, lorsqu'un bruit particulier lui fit tourner la t�te. C'�tait la poup�e qui, entre les doigts de M. Rambaud, reprenait peu � peu sa vie m�canique; elle venait de faire trois pas sur le gu�ridon, avec le grincement des rouages fonctionnant mal encore; puis, elle avait culbut� � la renverse, et, sans le digne homme, elle rebondissait par terre. Il la suivait, les mains tendues, pr�t � la soutenir, plein d'une anxi�t� paternelle. Quand il vit H�l�ne se tourner, il lui adressa un sourire confiant, comme pour lui promettre que la poup�e allait marcher. Et il se remit � fouiller le joujou avec ses ciseaux et son poin�on. Jeanne dormait.
Alors, H�l�ne, d�tendue par ce milieu de paix, murmura un nom � l'oreille du pr�tre. Celui-ci ne bougea pas. Dans l'ombre, on ne pouvait voir son visage. Il parla, au bout d'un silence.
—Je le savais, mais je voulais recevoir votre aveu.... Ma fille, vous devez beaucoup souffrir.
Et il ne pronon�a aucune phrase banale sur les devoirs. H�l�ne, an�antie, triste � mourir de cette piti� sereine de l'abb�, suivait de nouveau les �tincelles qui pailletaient d'or le manteau sombre de Paris. Elles se multipliaient � l'infini. C'�tait comme ces feux qui courent dans la cendre noire d'un papier br�l�. D'abord, ces points lumineux �taient partis du Trocad�ro, allant vers le coeur de la ville. Bient�t, un autre foyer apparut � gauche, vers Montmartre; puis, un autre � droite, derri�re les Invalides, et un autre encore, plus en arri�re, du c�t� du Panth�on. De tous ces foyers � la fois descendaient des vols de petites flammes.
—Vous vous souvenez de notre conversation, reprit l'abb� lentement. Je n'ai pas chang� d'opinion.... Il faut vous marier, ma fille.
—Moi! dit-elle, �cras�e. Mais je viens de vous avouer.... Vous savez bien que je ne peux pas....
—Il faut vous marier, r�p�ta-t-il avec plus de force. Vous �pouserez un honn�te homme....
Il semblait avoir grandi dans sa vieille soutane. Sa grosse t�te ridicule, qui se penchait d'ordinaire sur une �paule, les yeux � demi clos, se relevait, et ses regards �taient si larges et si clairs, qu'elle les voyait luire dans la nuit.
—Vous �pouserez un honn�te homme qui sera un p�re pour votre Jeanne et qui vous rendra � toute votre loyaut�.
—Mais je ne l'aime pas.... Mon Dieu! je ne l'aime pas....
—Vous l'aimerez, ma fille.... Il vous aime et il est bon.
H�l�ne se d�battait, baissait la voix, en entendant le petit bruit que M. Rambaud faisait derri�re eux. Il �tait si patient et si fort, dans son espoir, que, depuis six mois, il ne l'avait pas importun�e une seule fois de son amour. Il attendait avec une tranquillit� confiante, naturellement pr�t aux abn�gations les plus h�ro�ques. L'abb� fit le mouvement de se tourner.
—Voulez-vous que je lui dise tout?... Il vous tendra la main, il vous sauvera. Et vous le comblerez d'une joie immense.
Elle l'arr�ta, �perdue. Son coeur se r�voltait. Tous deux l'effrayaient, ces hommes si paisibles et si tendres, dont la raison gardait cette froideur, � c�t� des fi�vres de sa passion. Dans quel monde vivaient-ils donc, pour nier ainsi ce dont elle souffrait tant? Le pr�tre eut un geste large de la main, montrant les vaste espaces.
—Ma fille, voyez cette belle nuit, cette paix supr�me en face de votre agitation.... Pourquoi refusez-vous d'�tre heureuse?
Paris entier �tait allum�. Les petites flammes dansantes avaient cribl� la mer des t�n�bres d'un bout de l'horizon � l'autre, et maintenant leurs millions d'�toiles br�laient avec un �clat fixe, dans une s�r�nit� de nuit d'�t�. Pas un souffle de vent, pas un frisson n'effarait ces lumi�res qui semblaient comme suspendues dans l'espace. Paris, qu'on ne voyait pas, en �tait recul� au fond de l'infini, aussi vaste qu'un firmament. Cependant, en bas des pentes du Trocad�ro, une lueur rapide, les lanternes d'un fiacre ou d'un omnibus, coupait l'ombra de la fus�e continue d'une �toile filante; et l�, dans le rayonnement des bacs de gaz, qui d�gageaient comme une bu�e jaune, on distinguait vaguement des fa�ades brouill�es, des coins d'arbres, d'un vert cru de d�cor. Sur le pont des Invalides, les �toiles se croisaient sans rel�che; tandis que, en dessous, le long d'un ruban de t�n�bres plus �paisses, se d�tachait un prodige, une bande de com�tes dont les queues d'or s'allongeaient en pluie d'�tincelles; c'�taient, dans les eaux noires de la Seine, les r�verb�rations des lanternes du pont. Mais, au del�, l'inconnu commen�ait. La longue courbe du fleuve �tait indiqu�e par un double cordon de gaz, que rattachaient d'autres cordons, de place en place; on e�t dit une �chelle de lumi�re, jet�e en travers de Paris, posant ses deux extr�mit�s au bord du ciel, dans les �toiles. � gauche, une autre trou�e descendait, les Champs-�lys�es menaient un d�fil� r�gulier d'astres de l'Arc-de-Triomphe � la place de la Concorde, o� luisait le scintillement d'une pl�iade; puis, les Tuileries, le Louvre, les p�t�s de maisons du bord de l'eau, l'H�tel-de-Ville tout au fond, faisaient des barres sombres, s�par�es de loin en loin par le carr� lumineux d'une grande place; et, plus en arri�re, dans la d�bandade des toitures, les clart�s s'�parpillaient, sans qu'on p�t retrouver autre chose qu'un enfoncement de rue, un coin tournant de boulevard, un �largissement de carrefour incendi�. Sur l'autre rive, � droite, l'Esplanade seule se dessinait nettement, avec son rectangle de flammes, pareil � quelque Orion des nuits d'hiver, qui aurait perdu son baudrier; les longues rues du quartier Saint-Germain espa�aient des clart�s tristes; au del�, les quartiers populeux braisillaient, allum�s de petits feux serr�s, luisant dans une confusion de n�buleuse. C'�taient, jusqu'aux faubourgs, et tout autour de l'horizon, une fourmili�re de becs de gaz et de fen�tres �clair�es, comme une poussi�re qui emplissait les lointains de la ville de ces myriades de soleils, de ces atomes plan�taires que l'humain ne peut d�couvrir. Les �difices avaient sombr�, pas un falot n'�tait attach� � leur m�ture. Par moments, on aurait pu croire � quelque f�te g�ante, � un monument cyclop�en illumin�, avec ses escaliers, ses rampes, ses fen�tres, ses frontons, ses terrasses, son monde de pierre, dont des lignes de lampions traceraient en traite phosphorescents l'�trange et �norme architecture. Mais la sensation qui revenait �tait celle d'une naissance de constellations, d'un grandissement continu du ciel.
H�l�ne, en suivant le geste large du pr�tre, avait promen� sur Paris allum� un long regard. L� aussi, elle ignorait le nom des �toiles. Volontiers elle aurait demand� quelle �tait cette lueur vive, l�-bas, � gauche, qu'elle regardait tous les soirs. D'autres l'int�ressaient. Il y en avait qu'elle aimait, tandis que certaines la laissaient inqui�te et f�ch�e.
—Mon p�re, dit-elle, employant pour la premi�re fois ce nom de tendresse et de respect, laissez-moi vivre.... C'est la beaut� de cette nuit qui m'agite.... Vous vous �tes tromp�, vous ne sauriez � cette heure me donner de consolation, car vous ne pouvez m'entendre.
Le pr�tre ouvrit les bras, puis les laissa retomber avec une lenteur r�sign�e. Et apr�s un silence il parla � voix basse.
—Sans doute, cela devait �tre ainsi.... Vous appelez au secours, et vous n'acceptez pas la salut. Que d'aveux d�sesp�r�s j'ai recueillis, et que de larmes je n'ai pu emp�cher!... �coutez, ma fille, promettez-moi une seule chose: si jamais la vie devient trop lourde pour vous, songez qu'un honn�te homme vous aime et qu'il vous attend.... Vous n'aurez qu'� mettre votre main dans la sienne pour retrouver le calme.
—Je vous le promets, r�pondit H�l�ne avec gravit�.
Et, comme elle faisait ce serment, il y eut, dans la chambre, un l�ger rire. C'�tait Jeanne qui venait de se r�veiller et qui regardait sa poup�e marcher sur le gu�ridon. M. Rambaud, enchant� de son raccommodage, avan�ait toujours les mains de peur de quelque accident. Mais la poup�e �tait solide; elle tapait ses petits talons, elle tournait la t�te en l�chant � chaque pas les m�mes mots, d'une voix de perruche.
—Oh! c'est une niche! murmurait Jeanne, encore ensommeill�e. Qu'est- ce que tu lui as donc fait, dis? Elle �tait cass�e, et la voil� en vie.... Donne un peu, fais voir.... Tu es trop gentil....
Cependant, sur Paris allum�, une nu�e lumineuse montait. On e�t dit l'haleine rouge d'un brasier. D'abord, ce ne fut qu'une p�leur dans la nuit, un reflet � peine sensible. Puis, peu � peu, � mesure que la soir�e s'avan�ait, elle devenait saignante; et, suspendue en l'air, immobile au-dessus de la cit�, faite de toutes les flammes et de toute la vie grondante qui s'exhalaient d'elle, elle �tait comme un de ces nuages de foudre et d'incendie qui couronnent la bouche des volcans.
On avait servi les rince-bouche, et les dames, d�licatement, s'essuyaient les doigts. Il y eut un moment de silence autour de la table. Madame Deberle jeta un regard, pour voir si tout le monde avait fini; puis, elle se leva sans parler, tandis que ses invit�s l'imitaient, au milieu d'un grand remuement de chaises. Un vieux monsieur, qui se trouvait � sa droite, s'�tait h�t� de lui offrir le bras.
—Non, non, murmura-t-elle en le menant elle-m�me vers une porte. Nous allons prendre le caf� dans le petit salon.
Des couples la suivirent. Au bout, venaient deux dames et deux messieurs, qui continuaient une conversation, sans songer � se joindre au d�fil�. Mais, dans le petit salon, la g�ne cessa, la gaiet� du dessert reparut. Le caf� �tait d�j� servi sur un gu�ridon, dans un vaste plateau de laque. Madame Deberle tourna autour, avec la bonne gr�ce d'une ma�tresse de maison qui s'inqui�te des go�ts diff�rents de ses convives. � la v�rit�, c'�tait Pauline qui se remuait le plus et qui se r�servait de servir les messieurs. Il y avait l� une douzaine de personnes, le nombre � peu pr�s r�glementaire que les Deberle invitaient chaque mercredi, � partir de d�cembre. Le soir, vers dix heures, il venait beaucoup de monde.
—Monsieur de Guiraud, une tasse de caf�, disait Pauline, arr�t�e devant un petit homme chauve. Ah! non, je sais, vous n'en prenez pas.... Alors, un verre de chartreuse?
Mais elle s'embrouillait dans son service, elle apportait un verre de cognac. Et, souriante, elle faisait le tour des invit�s, avec son aplomb, regardant les gens dans les yeux, circulant � l'aise avec sa longue tra�ne. Elle portait une superbe robe blanche de cachemire de l'Inde, garnie de cygne, ouverte en carr� sur la poitrine. Lorsque tous les hommes furent debout, leur tasse � la main, buvant � petites gorg�es en �cartant le menton, elle s'attaqua � un grand jeune homme, le fils Tissot, auquel elle trouvait une belle t�te.
H�l�ne n'avait pas voulu de caf�. Elle s'�tait assise � l'�cart, l'air un peu las, v�tue d'une robe de velours noir, sans garniture, qui la drapait s�v�rement. On fumait dans le petit salon, les bo�tes de cigares �taient pr�s d'elle, sur une console. Le docteur s'approcha, choisit un cigare, en lui demandant:
—Jeanne va bien?
—Tr�s-bien, r�pondit-elle. Nous sommes all�es au Bois aujourd'hui, elle a jou� comme une perdue.... Oh! elle doit dormir, � cette heure.
Tous deux causaient amicalement, avec une familiarit� souriante de gens qui se voyaient tous les jours. Mais la voix de madame Deberle s'�leva.
—Tenez, madame Grandjean peut vous le dire....
N'est-ce pas, je suis revenue de Trouville vers le dix septembre? Il pleuvait, la plage �tait insupportable. Trois ou quatre dames l'entouraient, tandis qu'elle parlait de son s�jour au bord de la mer. H�l�ne dut se lever et se joindre au groupe.
—Nous avons pass� un mois � Dinard, raconta madame de Chermette. Oh! un pays d�licieux, un monde charmant!
—Il y avait un jardin derri�re le chalet, puis une terrasse sur la mer, continuait madame Deberle. Vous savez que je m'�tais d�cid�e � emmener mon landau et mon cocher.... C'est bien plus commode pour les promenades.... Mais madame Levasseur est venue nous voir....
—Oui, un dimanche, dit celle-ci. Nous �tions � Cabourg.... Oh! vous aviez l� une installation tout � fait bien, un peu ch�re, je crois....
—A propos, interrompit madame Berthier, en s'adressant � Juliette, est-ce que monsieur Malignon ne vous a pas appris � nager?
H�l�ne remarqua sur le visage de madame Deberle une g�ne, une contrari�t� subite. D�j� plusieurs fois elle avait cru s'apercevoir que le nom de Malignon, prononc� � l'improviste devant elle, l'ennuyait. Mais la jeune femme s'�tait remise.
—Un beau nageur! s'�cria-t-elle. Si jamais celui-l� donne des le�ons � quelqu'un!... Moi, j'ai une peur affreuse de l'eau froide. Rien que la vue des gens qui se baignent me fait grelotter. Et elle eut un joli frisson, en remontant ses �paules potel�es, comme un oiseau mouill� qui se secoue.
—Alors, c'est un conte? dit madame de Guiraud.
—Mais bien s�r. Je parie que c'est lui qui l'a invent�. Il m'ex�cre depuis qu'il a pass� l�-bas un mois avec nous.
Du monde commen�ait � arriver. Les dames, une touffe de fleurs dans les cheveux, les bras arrondis, souriaient avec un balancement de t�te; les hommes, en habit, le chapeau � la main, s'inclinaient, tachaient de trouver une phrase. Madame Deberle, tout en causant, tendait le bout des doigts aux familiers de la maison; et beaucoup ne disaient rien, saluaient et passaient. Cependant, mademoiselle Aur�lie venait d'entrer. Tout de suite, elle s'extasia sur la robe de Juliette, une robe de velours frapp� bleu marine, garnie de faille. Alors, les dames, qui se trouvaient l�, parurent seulement apercevoir la robe. Oh! d�licieuse, vraiment d�licieuse! Elle sortait de chez Worms. On en causa cinq minutes. Le caf� �tait pris, les invit�s avaient repos� les tasses vides un peu partout, sur le plateau, sur les consoles; seul, le vieux monsieur n'en finissait pas, s'arr�tant � chaque gorg�e pour causer avec une dame. Une odeur chaude, l'ar�me du caf� m�l� aux l�gers parfums des toilettes, montait.
—Vous savez que je n'ai rien eu, dit le fils Tissot � Pauline, qui lui parlait d'un peintre chez lequel son p�re l'avait conduite voir des tableaux.
—Comment! vous n'avez rien eu?... Je vous ai apport� une tasse de caf�.
—Non, mademoiselle, je vous assure.
—Mais je veux absolument que vous ayez quelque chose.... Attendez, voici de la chartreuse!
Madame Deberle avait appel� discr�tement son mari d'un signe de t�te. Le docteur comprit, ouvrit lui-m�me la porte du grand salon, o� l'on passa, tandis qu'un domestique enlevait le plateau. Il faisait presque froid dans la vaste pi�ce, que six lampes et un lustre � dix bougies �clairaient d'une vive lumi�re blanche. Des dames �taient d�j� l�, rang�es en cercle devant la chemin�e; il n'y avait que deux ou trois hommes, debout au milieu des jupes �tal�es. Et, par la porte du salon r�s�da laiss�e ouverte, on entendit la voix aigu� de Pauline, rest�e seule avec le fils Tissot.
—Maintenant que je l'ai vers�, vous allez le boire, bien s�r.... Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? Pierre a emport� le plateau.
Puis, on la vit para�tre, toute blanche, dans sa robe garnie de cygne. Elle annon�a, avec un sourire qui montrait ses dents entre ses l�vres Fra�ches:
—Voici le beau Malignon.
Les poign�es de mains et les salutations continuaient. M. Deberle s'�tait mis pr�s de la porte. Madame Deberle, assise au milieu des dames sur un pouf tr�s-bas, se levait � chaque instant. Quand Malignon se pr�senta, elle affecta de tourner la t�te. Il �tait tr�s-correctement mis, fris� au petit fer, les cheveux s�par�s par une raie qui lui descendait jusqu'� la nuque. Sur le seuil, il avait fix� dans son oeil droit un monocle, d'une l�g�re grimace, �pleine de chic,� comme le r�p�tait Pauline; et il promenait un regard autour du salon. Nonchalamment, il serra la main au docteur, sans rien dire, puis s'avan�a vers madame Deberle, devant laquelle il plia sa longue taille, pinc�e dans son habit noir.
—Ah! c'est vous, dit-elle de fa�on � �tre entendue. Il para�t que vous nagez maintenant.
Il ne comprit pas, mais il r�pondit tout de m�me, pour faire de l'esprit:
—Sans doute.... Un jour, j'ai sauv� un terre-neuve qui se noyait.
Les dames trouv�rent cela charmant. Madame Deberle elle-m�me parut d�sarm�e.
—Je vous permets les terre-neuve, r�pondit-elle. Seulement, vous savez bien que je ne me suis pas baign�e une seule fois, � Trouville.
—Ah! la le�on que je vous ai donn�e! s'�cria-t-il. Eh bien! est-ce qu'un soir, dans votre salle � manger, je ne vous ai pas dit qu'il fallait remuer les pieds et les mains?
Toutes ces dames se mirent � rire. Il �tait d�licieux. Juliette haussa les �paules. On ne pouvait pas causer s�rieusement avec lui. Et elle se leva pour aller au-devant d'une dame qui avait un grand talent de pianiste, et qui venait pour la premi�re fois chez elle. H�l�ne, assise pr�s du feu, avec son beau calme, regardait et �coutait. Malignon surtout semblait l'int�resser. Elle lui avait vu faire une �volution savante pour se rapprocher de madame Deberle, qu'elle entendait causer derri�re son fauteuil. Tout d'un coup, les voix chang�rent. Elle se renversa, afin de mieux entendre. La voix de Malignon disait:
—Pourquoi n'�tes-vous pas venue hier? Je vous ai attendue jusqu'� six heures.
—Laissez-moi, vous �tes fou, murmurait Juliette.
Ici, la voix de Malignon s'�leva, grasseyante.
—Ah! vous ne croyez pas l'histoire de mon terre-neuve. Mais j'ai re�u une m�daille, je vous la montrerai.
Et il ajouta tr�s-bas:
—Vous m'aviez promis.... Rappelez-vous....
Toute une famille arrivait, madame Deberle �clata en compliments, tandis que Malignon reparaissait au milieu des dames, son monocle dans l'oeil. H�l�ne resta toute pale des paroles rapides qu'elle venait de surprendre. C'�tait un coup de foudre pour elle, quelque chose d'inattendu et de monstrueux. Comment cette femme si heureuse, d'un visage si calme, aux joues blanches et repos�es, pouvait-elle trahir son mari? Elle lui avait toujours connu une cervelle d'oiseau, une pointe d'�go�sme aimable qui la gardait contre les ennuis d'une sottise. Et avec un Malignon encore! Brusquement, elle revit les apr�s-midi du jardin, Juliette souriante et affectueuse sous le baiser dont le docteur effleurait ses cheveux. Ils s'aimaient pourtant. Alors, par un sentiment qu'elle ne s'expliqua pas, elle fut pleine de col�re contre Juliette, comme si elle venait d'�tre personnellement tromp�e. Cela l'humiliait pour Henri, une fureur jalouse l'emplissait, son malaise se lisait si clairement sur sa face, que mademoiselle Aur�lie lui demanda:
—Qu'est-ce que vous avez?... Vous �tes souffrante?
La vieille demoiselle s'�tait assise pr�s d'elle, en l'apercevant seule. Me lui t�moignait une vive amiti�, charm�e de l� fa�on complaisante dont cette femme si grave et si belle �coutait pendant des heures ses comm�rages.
Mais H�l�ne ne r�pondit pas. Elle avait un besoin, celui de voir Henri, de savoir � l'instant ce qu'il faisait, quelle figure il avait. Elle se souleva, le chercha dans le salon, finit par le trouver. Il causait, debout devant un gros homme bl�me, et il �tait bien tranquille, l'air satisfait, avec son sourire fin. Un moment, elle l'examina. Elle �prouvait pour lui une commis�ration qui le rapetissait un peu, en m�me temps qu'elle l'aimait davantage, d'une tendresse o� il entrait une vague id�e de protection. Son sentiment, tr�s-confus encore, �tait qu'elle devait � cette heure compenser autour de lui le bonheur perdu.
—Ah bien! murmurait mademoiselle Aur�lie, cela va �tre gai, si la soeur de madame de Guiraud chante.... C'est la dixi�me fois que j'entends les Tourterelles. Elle n'a que �a, cet hiver.... Vous savez qu'elle est s�par�e de son mari. Regardez ce monsieur brun, l�-bas, pr�s de la porte. Ils sont au mieux. Juliette est bien forc�e de le recevoir, sans cela elle ne viendrait pas....
—Ah! dit H�l�ne.
Madame Deberle, vivement, allait de groupe en groupe, priant qu'on f�t silence pour �couter la soeur de madame de Guiraud. Le salon s'�tait empli, une trentaine de dames en occupaient le milieu, assises, chuchotant et riant; deux, cependant, restaient debout, causant plus haut, avec de jolis mouvements d'�paules; tandis que cinq ou six hommes, tr�s � l'aise, semblaient l� chez eux, comme perdus sous les jupes. Quelques Chut! discrets coururent, le bruit des voix tomba, les visages prirent une expression immobile et ennuy�e; et il n'y eut plus que le battement des �ventails, dans l'air chaud.
La soeur de madame de Guiraud chantait, mais H�l�ne n'�coutait pas. Maintenant, elle regardait Malignon qui semblait go�ter les Tourterelles, en affectant un amour immod�r� de la musique. �tait-ce possible! ce gar�on-l�! Sans doute, c'�tait � Trouville qu'ils avaient jou� quelque jeu dangereux. Les paroles surprises par H�l�ne, semblaient indiquer que Juliette n'avait pas c�d� encore; mais la chute paraissait prochaine. Devant elle, Malignon marquait la mesure d'un balancement ravi; madame Deberle avait une admiration complaisante, pendant que le docteur se taisait, patient et aimable, attendant la fin du morceau pour reprendre son entretien avec la gros homme bl�me.
De l�gers applaudissements s'�lev�rent, lorsque la chanteuse se tut. Et des voix se p�maient.
—D�licieux! ravissant!
Mais le beau Malignon, allongeant les bras pardessus les coiffures des dames, tapait ses doigts gant�s, sans faire de bruit, en r�p�tant: �Brava! Brava!� d'une voix chantante qui dominait les autres.
Tout de suite, cet enthousiasme tomba, les visages d�tendus se sourirent, quelques dames se lev�rent, tandis que les conversations repartaient, au milieu du soulagement g�n�ral. La chaleur grandissait, une odeur musqu�e s'envolait des toilettes sous le battement des �ventails. Par moments, dans le murmure des causeries, un rire perl� sonnait, un Mot dit � voix haute faisait tourner les t�tes. � trois reprises d�j�, Juliette �tait all�e dans le petit salon, pour supplier les hommes qui s'y r�fugiaient, de ne pas abandonner ainsi les dames. Ils la suivaient; et, dix minutes apr�s, ils avaient encore disparu.
—C'est insupportable, murmurait-elle d'un air f�ch�, on ne peut en retenir un.
Cependant, mademoiselle Aur�lie nommait les dames � H�l�ne, qui venait seulement aux soir�es du docteur pour la seconde fois. Il y avait l� toute la haute bourgeoisie de Passy, des gens tr�s-riches. Puis, se penchant:
—D�cid�ment, c'est fait.... Madame de Chermette marie sa fille � ce grand blond avec lequel elle est rest�e dix-huit mois.... Au moins, voil� une belle-m�re qui aimera son gendre.
Mais elle s'interrompit, tr�s-surprise.
—Tiens! le mari de madame Levasseur qui cause avec l'amant de sa femme!...
Juliette avait pourtant jur� de ne plus les recevoir ensemble.
H�l�ne, d'un regard lent, faisait le tour du salon. Dans ce monde digne, parmi cette bourgeoisie d'apparence si honn�te, il n'y avait donc que des femmes coupables? Son rigorisme provincial s'�tonnait des promiscuit�s tol�r�es de la vie parisienne. Et, am�rement, elle se raillait d'avoir tant souffert, lorsque Juliette mettait sa main dans la sienne. Vraiment! elle �tait bien sotte de garder de si beaux scrupules! L'adult�re s'embourgeoisait l� d'une b�ate fa�on, aiguis� d'une pointe de raffinement coquet. Madame Deberle, maintenant, semblait remise avec Malignon; et, petite, pelotonnant dans un fauteuil ses rondeurs de jolie brune douillette, elle riait des mots d'esprit qu'il disait. M. Deberle vint � passer.
—Vous ne vous disputez donc pas ce soir? demanda-t-il.
—Non, r�pondit Juliette tr�s-gaiement. Il dit trop de b�tises.... Si tu savais toutes les b�tises qu'il nous dit....
On chanta de nouveau. Mais le silence fut plus difficile � obtenir. C'�tait le fils Tissot qui chantait un duo de la Favorite avec Une dame tr�s-m�re, coiff�e � l'enfant. Pauline, debout � une des portes, au milieu des habits noirs, regardait le chanteur d'un air d'admiration ouverte, comme elle avait vu regarder des oeuvres d'art.
—Oh! la belle t�te! laissa-t-elle �chapper, pendant une phrase �touff�e de l'accompagnement, et si haut, que tout le salon l'entendit. La soir�e s'avan�ait, une lassitude noyait les figures. Des dames, assises depuis trois heures sur le m�me fauteuil, avaient un air d'ennui inconscient, heureuses pourtant de s'ennuyer l�. Entre deux morceaux, �cout�s d'une oreille, les causeries reprenaient, et il semblait que ce f�t la sonorit� vide du piano qui continu�t. M. Letellier racontait qu'il �tait all� surveiller une commande de soie � Lyon; les eaux de la Sa�ne ne se m�langeaient pas aux eaux du Rh�ne, cela l'avait beaucoup frapp�. M. de Guiraud, un magistrat, laissait tomber des phrases sentencieuses sur la n�cessit� d'endiguer le vice � Paris. On entourait un monsieur qui connaissait un Chinois et qui donnait des d�tails. Deux dames, dans un coin, �changeaient des confidences sur leurs domestiques. Cependant, dans le groupe de femmes o� tr�nait Malignon, on causait litt�rature: madame Tissot d�clarait Balzac Illisible; il ne disait pas non, seulement il faisait remarquer que Balzac avait, de loin en loin, une page bien �crite.
—Un peu de silence! cria Pauline. Elle va jouer.
C'�tait la pianiste, la dame qui avait un si beau talent. Toutes les t�tes se tourn�rent par politesse. Mais, au milieu du recueillement, on entendit de grosses voix d'homme discutant dans le petit salon. Madame Deberle parut d�sesp�r�e. Elle se donnait un mal infini.
—Ils sont assommants, murmura-t-elle. Qu'ils restent l�-bas, puisqu'ils ne veulent pas venir; mais, au moins, qu'ils se taisent! Et elle envoya Pauline, qui, enchant�e, courut faire la commission.
—Vous savez, messieurs, on va jouer, dit-elle, avec sa tranquille hardiesse de vierge, dans sa robe de reine. On vous prie de vous taire.
Elle parlait tr�s-haut, elle avait la vois per�ante. Et comme elle resta l�, avec les hommes, � rire et � plaisanter, le bruit devint beaucoup plus fort. La discussion continuait, elle donnait des arguments. Dans le salon, madame Deberle �tait au supplice. D'ailleurs, on avait assez de musique, on resta froid. La pianiste se rassit, les l�vres pinc�es, malgr� les compliments exag�r�s que la ma�tresse de la maison crut devoir lui adresser.
H�l�ne souffrait. Henri ne semblait pas la voir. Il ne s'�tait plus approch� d'elle. Par moments, il lui souriait de loin. Au commencement de la soir�e, elle avait �prouv� un soulagement � le trouver si raisonnable. Mais, depuis qu'elle connaissait l'histoire des deux autres, elle aurait souhait� quelque chose, elle ne savait quoi, une marque de tendresse, quitte m�me � �tre compromise. Un d�sir l'agitait, confus, m�l� � toutes sortes de sentiments mauvais. Est-ce qu'il ne l'aimait plus, pour rester si indiff�rent? Certes, il choisissait son heure. Ah! si elle avait pu tout lui dire, lui apprendre l'indignit� de cette femme qui portait son nom! Alors, tandis que le piano �grenait de petites gammes vives, un r�ve la ber�ait: Henri avait chass� Juliette, et elle �tait avec lui comme sa femme, dans des pays lointains dont ils ignoraient la langue.
Une voix la fit tressaillir.
—Vous ne prenez donc rien? demandait Pauline.
Le salon �tait vide. On venait de passer dans la salle � manger, pour le th�. H�l�ne se leva p�niblement. Tout se brouillait dans sa t�te. Elle pensait qu'elle avait r�v� cela, les paroles entendues, la chute Prochaine de Juliette, l'adult�re bourgeois, souriant et paisible. Si ces choses �taient vraies, Henri serait pr�s d'elle, tous deux auraient d�j� quitt� cette maison.
—Vous prendrez bien une tasse de th�?
Elle sourit, elle remercia madame Deberle, qui lui avait gard� une place � la table. Des assiettes de p�tisseries et de sucreries couvraient la nappe, tandis qu'une grande brioche et deux g�teaux s'�levaient sym�triquement sur des compotiers; et, comme la place manquait, les tasses � th� se touchaient presque, s�par�es de deux en deux par d'�troites serviettes grises, � longues franges. Les dames seules �taient assises. Elles mangeaient du bout de leurs mains d�gant�es des petits fours et des fruits confits, se passant le pot � cr�me, versant elles-m�mes avec des gestes d�licats. Pourtant, trois ou quatre s'�taient d�vou�es et servaient les hommes. Ceux-ci, debout le long des murs, buvaient, en prenant toutes sortes de pr�cautions pour se garer des coups de coude involontaires. D'autres, rest�s dans les deux salons, attendaient que les g�teaux vinssent � eux. C'�tait l'heure o� Pauline triomphait. On causait plus fort, des rires et des bruits cristallins d'argenterie sonnaient, l'odeur de musc se chauffait encore des parfums p�n�trants du th�.
—Passez-moi donc la brioche, dit mademoiselle Aur�lie, qui se trouvait justement aupr�s d'H�l�ne. Toutes ces sucreries ne sont pas s�rieuses.
Elle avait d�j� vid� deux assiettes. Puis, la bouche pleine:
—Voil� le monde qui se retire.... On va �tre � son aise. Des dames s'en allaient en effet, apr�s avoir serr� la main de madame Deberle. Beaucoup d'hommes �taient partis, discr�tement. L'appartement se vidait. Alors, des messieurs s'assirent � leur tour devant la table. Mais mademoiselle Aur�lie ne l�cha pas la place. Mie aurait bien voulu un verre de punch.
—Je vais vous en chercher un, dit H�l�ne qui se leva.
—Oh! non, merci.... Ne prenez pas cette peine.
Depuis un instant, H�l�ne surveillait Malignon. Il �tait all� donner une poign�e de main au docteur, il saluait maintenant Juliette, sur le seuil de la porte. Elle avait son visage blanc, ses yeux clairs, et, � son sourire complaisant, on aurait pu croire qu'il la complimentait au sujet de sa soir�e. Comme Pierre versait le punch sur un dressoir, pr�s de la porte, H�l�ne s'avan�a et manoeuvra de fa�on � se trouver cach�e derri�re le retour de la porti�re. Elle �couta.
—Je vous en prie, disait Malignon, venez apr�s-demain.... Je vous attendrai � trois heures....
—Vous ne pouvez donc pas �tre s�rieux? r�pondait madame Deberle en riant. En dites-vous, des b�tises!
Mais il insistait, r�p�tant toujours:
—Je vous attendrai.... Venez apr�s-demain.... Vous savez o�?
Alors, rapidement, elle murmura:
—Eh bien, oui, apr�s-demain.
Malignon s'inclina et partit. Madame de Chermette se retirait avec madame Tissot. Juliette, gaiement, les accompagna dans l'antichambre, en disant � la premi�re, de son air le plus aimable:
—J'irai vous voir apr�s-demain.... J'ai un tas de visites, ce jour-l�.
H�l�ne �tait rest�e immobile, tr�s-p�le. Cependant, Pierre, qui avait vers� le punch lui tendait le verre. Elle le prit machinalement, elle le porta � mademoiselle Aur�lie, qui attaquait les fruits confits.
—Oh! vous �tes trop gentille, s'�cria la vieille demoiselle. J'aurais fait signe � Pierre.... Voyez-vous, on a tort de ne pas offrir de punch aux dames.... Quand on a mon �ge....
Mais elle s'interrompit, en remarquant la p�leur d'H�l�ne.
—Vous souffrez d�cid�ment.... Prenez donc un verre de punch.
—Merci, ce n'est rien.... La chaleur est si forte....
Elle chancelait, elle retourna dans le salon d�sert, et se laissa tomber sur un fauteuil. Les lampes br�laient, rouge�tres; les bougies du lustre, tr�s-basses, mena�aient de faire �clater les bob�ches. On entendait venir de la salle � manger les adieux des derniers invit�s. H�l�ne avait oubli� ce d�part, elle voulait rester l�, pour r�fl�chir. Ainsi, ce n'�tait pas un r�ve, Juliette irait chez cet homme. Apr�s-demain; elle savait le jour. Oh! elle ne se g�nerait plus, c'�tait le cri qui revenait en elle. Puis, elle pensa que son devoir �tait de parler � Juliette, de lui �viter la faute. Mais cette bonne pens�e la gla�ait, et elle l'�cartait comme importune. Dans la chemin�e, qu'elle regardait fixement, une b�che �teinte craquait. L'air alourdi et dormant gardait l'odeur des chevelures.
—Tiens! vous �tes l�, cria Juliette en entrant. Ah! c'est gentil, de ne pas �tre partie tout de suite.... Enfin, on respire!
Et comme H�l�ne, surprise, faisait mine de se lever:
—Attendez donc, rien ne vous presse.... Henri, donne-moi mon flacon.
Trois ou quatre personnes s'attardaient, des familiers. On s'assit devant le feu mort, on causa avec un abandon charmant, dans la lassitude d�j� ensommeill�e de la grande pi�ce. Les portes �taient ouvertes, on apercevait le petit salon vide, la salle � manger vide, tout l'appartement encore �clair� et tomb� � un lourd silence. Henri se montrait d'une galanterie tendre pour sa femme; il venait de monter prendre dans leur chambre son flacon, qu'elle respirait en fermant lentement les yeux; et il lui demandait si elle ne s'�tait pas trop fatigu�e. Oui, elle �prouvait un peu de fatigue; mais elle �tait ravie, tout avait bien march�. Alors, elle raconta que, les soirs o� elle recevait, elle ne pouvait s'endormir, elle s'agitait dans son lit jusqu'� six heures du matin. Henri eut un sourire, on plaisanta. H�l�ne les regardait, et elle frissonnait, dans cet engourdissement du sommeil qui semblait peu � peu prendre la maison enti�re.
Cependant, il n'y avait plus la que deux personnes. Pierre �tait all� chercher une voiture. H�l�ne demeura la derni�re. Une heure sonna. Henri, ne se g�nant plus, se haussa et souffla deux bougies du lustre qui chauffaient les bob�ches. On e�t dit un coucher, les lumi�res �teintes une � une, la pi�ce se noyant dans une ombre d'alc�ve.
—Je vous emp�che de vous mettre au lit, balbutia H�l�ne en se levant brusquement. Renvoyez-moi donc.
Elle �tait devenue tr�s-rouge, le sang l'�touffait. Ils raccompagn�rent dans l'antichambre. Mais l�, comme il faisait froid, le docteur s'inqui�ta pour sa femme, dont le corsage �tait tr�s-ouvert.
—Rentre; tu prendras du mal.... Tu as trop chaud.
—Eh bien! adieu, dit Juliette, qui embrassa H�l�ne, comme cela lui arrivait dans ses heures de tendresse. Venez me voir plus souvent.
Henri avait pris le manteau de fourrure, le tenait �largi, pour aider H�l�ne. Quand elle eut gliss� ses deux bras, il remonta lui-m�me le collet, l'habillant ainsi avec un sourire, devant une immense glace qui couvrait un mur de l'antichambre. Ils �taient seuls, ils se voyaient dans la glace. Alors, tout d'un coup, sans se tourner, empaquet�e dans sa fourrure, elle se renversa entre ses bras. Depuis trois mois, ils n'avaient �chang� que des poign�es de main amicales; ils voulaient ne plus s'aimer. Lui, cessa de sourire; sa figure changeait, ardente et gonfl�e. Il la serra follement, il la baisa au cou. Et elle plia la t�te en arri�re pour lui rendre son baiser.
H�l�ne n'avait pas dormi de la nuit. Elle se retournait, fi�vreuse, et lorsqu'elle glissait � un assoupissement, toujours la m�me angoisse la r�veillait en sursaut. Dans le cauchemar de ce demi-sommeil, elle �tait tourment�e d'une id�e fixe, elle aurait voulu conna�tre le lieu du rendez-vous. Il lui semblait que cela la soulagerait. Ce ne pouvait �tre le petit entresol de Malignon, rue Taitbout, dont on parlait souvent chez les Deberle. O� donc? o� donc? Et sa t�te travaillait malgr� elle, et elle avait tout oubli� de l'aventure pour s'enfoncer dans cette recherche pleine d'�nervement et de sourds d�sirs. Quand le jour parut, elle s'habilla, elle se surprit � dire tout haut:
—C'est pour demain.
Un pied chauss�, les mains abandonn�es, elle songeait maintenant que c'�tait peut-�tre dans quelque h�tel garni, une chambre perdue, lou�e au mois. Puis, cette supposition lui r�pugna. Elle s'imaginait un appartement d�licieux, avec des tentures �paisses, des fleurs, de grands feux clairs br�lant dans toutes les chemin�es. Et ce n'�tait plus Juliette et Malignon qui se trouvaient l�, elle se voyait avec Henri, au fond de cette molle retraite, o� les bruits du dehors n'arrivaient point. Elle frissonna dans son peignoir mal attach�. O� donc �tait-ce? o� donc?
—Bonjour, petite m�re! cria Jeanne, qui s'�veillait � son tour.
Elle couchait de nouveau dans le cabinet, depuis qu'elle �tait bien portante. Elle vint pieds nus et en chemise, comme tous les jours, se jeter au cou d'H�l�ne. Puis, elle repartit en courant, elle se fourra encore un instant dans son lit chaud. Cela l'amusait, elle riait sous la couverture. Une seconde fois, elle recommen�a.
—Bonjour, petite m�re!
Et elle repartit. Cette fois, elle riait aux �clats, elle avait rejet� le drap par-dessus sa t�te, elle disait l�-dessous, d'une grosse voix �touff�e:
—Je n'y suis plus.... je n'y suis plus....
Mais H�l�ne ne jouait pas comme les autres matins. Alors, Jeanne, ennuy�e, se rendormit. Il faisait trop petit jour. Vers huit heures, Rosalie se montra et se mit � conter sa matin�e. Oh! un beau g�chis dehors, elle avait failli laisser ses souliers dans la crotte, en allant chercher son lait. Un vrai temps de d�gel; l'air �tait doux avec �a, on �touffait. Puis, brusquement, elle se souvint: il �tait venu une vieille femme pour madame, la veille.
—Tiens! cria-t-elle en entendant sonner, je parie que la voil�!
C'�tait la m�re F�tu, mais tr�s-propre, superbe, avec un bonnet blanc, une robe neuve et un tartan crois� sur la poitrine. Elle gardait pourtant sa voix pleurarde.
—Ma bonne dame, c'est moi, je me suis permis.... C'est pour quelque chose que j'ai � vous demander....
H�l�ne la regardait, un peu surprise de la voir si cossue.
—Vous allez mieux, m�re F�tu?
—Oui, oui, je vais mieux, si on peut dire.... Vous savez, j'ai toujours quelque chose de bien dr�le dans le ventre; �a me bat, mais enfin �a va mieux.... Alors, j'ai eu une chance. �a m'a �tonn�e, parce que, voyez-vous, la chance et moi.... Un monsieur m'a charg�e de son m�nage. Oh! c'est une histoire....
Sa voix se ralentissait, ses petits yeux vifs tournaient dans les mille plis de son visage. Elle semblait attendre qu'H�l�ne la questionn�t. Mais celle-ci, assise pr�s du feu que Rosalie venait d'allumer, n'�coutait que d'une oreille distraite, l'air absorb� et souffrant.
—Qu'avez-vous � me demander, m�re F�tu? dit-elle.
La vieille ne r�pondit pas tout de suite. Elle examinait la chambre, les meubles de palissandre, les tentures de velours bleu. Et, de son air humble et flatteur de pauvre, elle murmura:
—C'est joliment beau chez vous, madame, excusez-moi.... Mon monsieur a une chambre comme �a, mais la sienne est rose.... Oh! toute une histoire! Imaginez-vous un jeune homme de la bonne soci�t�, qui est venu louer un appartement dans notre maison. Ce n'est pas pour dire, mais au premier et au second, les appartements chez nous sont tr�s-gentils. Et puis, c'est si tranquille! pas une voiture, on se croirait � la campagne.... Alors, les ouvriers sont rest�s plus de quinze jours; ils ont fait de la chambre un bijou....
Elle s'arr�ta, voyant qu'H�l�ne devenait attentive.
—C'est pour son travail, reprit-elle en tra�nant la voix davantage; il dit que c'est pour son travail.... Nous n'avons pas de concierge, vous savez. C'est �a qui lui pla�t. Il n'aime pas les concierges, cet homme, et, vrai! il a raison....
Mais, de nouveau, elle s'interrompit, comme frapp�e d'une id�e subite.
—Attendez donc! vous devez le conna�tre, mon monsieur.... Il voit une de vos amies.
—Ah! dit H�l�ne toute p�le.
—Bien s�r, la dame d'� c�t�, celle avec qui vous alliez � l'�glise.... Elle est venue, l'autre jour.
Les yeux de la m�re F�tu se rapetissaient, en guignant l'�motion de la bonne dame. Celle-ci t�cha de poser une question d'un ton calme.
—Elle est mont�e chez lui?
—Non, elle s'est ravis�e, elle avait peut-�tre oubli� quelque chose.... Moi, j'�tais sur la porte. Elle m'a demand� monsieur Vincent; puis, elle s'est refourr�e dans son fiacre, en criant au cocher: Il est trop tard, retournez.... Oh! c'est une dame bien vive, bien gentille, bien comme il faut. Le bon Dieu n'en met pas des masses comme �a sur la terre. Apr�s vous, il n'y a qu'elle.... Que le ciel vous b�nisse tous!
Et elle continuait, enfilant les phrases vides, avec une aisance de d�vote rompue � l'exercice du chapelet. D'ailleurs, le travail sourd qui se faisait dans les rides de sa face, n'en �tait pas interrompu. Elle rayonnait � pr�sent, tr�s-satisfaite.
—Alors, reprit-elle sans transition, je voudrais bien avoir une paire de bons souliers. Mon monsieur a �t� trop gentil, je ne puis pas lui demander �a.... Tous voyez, je suis couverte; seulement, il me faudrait une paire de bons souliers. Les miens sont trou�s, regardez, et, par ces temps de boue, on attrape des coliques.... Vrai, j'ai eu des coliques hier, je me suis tortill�e toute l'apr�s-midi.... Avec une paire de bons souliers....
—Je vous en porterai une paire, m�re F�tu, dit H�l�ne, en la cong�diant d'un geste.
Puis, comme la vieille s'en allait � reculons, avec des r�v�rences et des remerciements, elle lui demanda:
—A quelle heure vous trouve-t-on seule?
—Mon monsieur n'y est jamais apr�s six heures, r�pondit-elle. Mais ne vous donnez pas cette peine, je viendrai moi-m�me, je prendrai les souliers chez votre concierge.... Enfin, ce sera comme vous voudrez. Vous �tes un ange du paradis. Le bon Dieu vous rendra tout �a.
On l'entendit qui s'exclamait encore sur le palier. H�l�ne, assise, restait dans la stupeur du renseignement que cette femme venait de lui apporter, avec un si �trange �-propos. Elle savait o�, maintenant. Une chambre rose dans cette vieille maison d�labr�e! Elle revoyait l'escalier suintant l'humidit�, les portes jaunes, � chaque �tage, noircies par des mains grasses, toute cette mis�re qui l'apitoyait l'hiver pr�c�dent, lorsqu'elle montait visiter la m�re F�tu; et elle t�chait de s'imaginer la chambre rose au milieu de ces laideurs de la pauvret�. Mais, comme elle restait plong�e dans une profonde r�verie, deux petites mains ti�des se pos�rent sur ses yeux rougis par l'insomnie, tandis qu'une voix rieuse demandait:
—Qui est-ce?... qui est-ce?
C'�tait Jeanne qui venait de s'habiller toute seule. La voix de la m�re F�tu l'avait r�veill�e; et, voyant qu'on avait ferm� la porte du cabinet, elle s'�tait vite d�p�ch�e, pour attraper sa m�re.
—Qui est-ce?... qui est-ce?... r�p�tait-elle, gagn�e de plus en plus par le rire.
Puis, comme Rosalie entrait, apportant le d�jeuner:
—Tu sais, ne parle pas.... On ne te demande rien.
—Finis donc, folle! d�t H�l�ne. Je me doute bien que c'est toi.
L'enfant se laissa glisser sur les genoux de sa m�re, et l�, renvers�e, se balan�ant, heureuse de son invention, elle continuait d'un air convaincu:
—Dame! �a aurait pu �tre une autre petite fille.... Hein? une petite fille qui t'aurait apport� une lettre de sa maman pour t'inviter � d�ner.... Alors, elle t'aurait bouch� les yeux....
—Ne fais pas la b�te, reprit H�l�ne, en la mettant debout. Qu'est-ce que tu racontes?... Servez-nous, Rosalie.
Mais la bonne examinait la petite, en disant que mademoiselle s'�tait dr�lement attif�e. Jeanne, en effet, dans sa h�te, n'avait pas m�me mis ses souliers. Elle �tait en jupon, un court jupon de flanelle, dont la fente laissait passer un coin de la chemise. Sa camisole de molleton, d�graf�e, montrait sa nudit� de gamine, une poitrine plate et d'une finesse exquise, o� des lignes trembl�es s'indiquaient, avec les taches � peine ros�es du bout des seins. Et, les cheveux embroussaill�s, marchant sur ses bas entr�s de travers, elle �tait adorable ainsi, toute blanche dans ses linges � la diable.
Elle se pencha, se regarda, puis �clata de rire.
—Je suis gentille, maman, vois donc!... Dis, veux-tu? je vais rester comme �a.... C'est gentil!
H�l�ne, r�primant un geste d'impatience posa la question de tous les Matins:
—Est-ce que tu es d�barbouill�e?
—Oh! maman, murmura l'enfant, subitement chagrine, oh! maman.... Il pleut, il fait trop laid....
—Alors, tu n'auras pas � d�jeuner.... D�barbouillez-la, Rosalie.
D'ordinaire, c'�tait elle qui veillait � ce soin. Mais elle �prouvait un v�ritable malaise, elle se serrait contre la flamme, grelottante, bien que le temps f�t tr�s-doux. Rosalie venait d'approcher de la chemin�e le gu�ridon, sur lequel elle avait mis une serviette et pos� deux bols de porcelaine blanche. Devant le feu, le caf� au lait, dans une bouillotte d'argent, un cadeau de M. Rambaud, fr�missait. � cette heure matinale, la chambre d�faite, assoupie encore et pleine du d�sordre de la nuit, avait une intimit� souriante.
—Maman, maman! criait Jeanne du fond du cabinet, elle me frotte trop fort, �a m'�corche.... Oh! la, la, que c'est froid!
H�l�ne, les yeux fix�s sur la bouillotte, r�vait profond�ment. Elle voulait savoir, elle irait. Cela l'irritait et la troublait, de penser au myst�re du rendez-vous, dans ce coin sordide de Paris. Elle trouvait ce myst�re d'un go�t d�testable, elle reconnaissait l'esprit de Malignon, une imagination de roman, une toquade de faire revivre � bon compte les petites maisons de la R�gence. Et pourtant, malgr� ses r�pugnances, elle restait enfi�vr�e, attir�e, les sens occup�s du silence et du demi-jour qui devaient r�gner dans la chambre rose.
—Mademoiselle, r�p�tait Rosalie, si vous ne vous laissez pas faire, je vais appeler madame....
—Tiens! tu me mets du savon dans les yeux, r�pondait Jeanne, dont la voix �tait grosse de larmes.
J'en ai assez, l�che-moi.... Les oreilles, ce sera pour demain.
Mais le ruissellement de l'eau continuait, on entendait l'�ponge s'�goutter dans la cuvette. Il y eut un bruit de lutte. L'enfant pleura. Presque aussit�t, elle reparut, tr�s-gaie, criant:
—C'est fini, c'est fini....
Et elle se secouait, les cheveux mouill�s encore, toute rose d'avoir �t� frott�e, d'une fra�cheur qui sentait bon. En se d�battant, elle avait fait glisser sa camisole; son jupon se d�nouait; ses bas tombaient, montrant ses petites jambes. Pour le coup, comme disait Rosalie, mademoiselle ressemblait � un J�sus. Mais Jeanne �tait tr�s-fi�re d'�tre propre; elle ne voulait pas qu'on la rhabill�t.
—Regarde un peu, maman, regarde mes mains, et mon cou, et mes oreilles.... Hein! laisse-moi me chauffer, je suis trop bien.... Tu ne diras pas, j'ai m�rit� de d�jeuner, aujourd'hui.
Elle s'�tait pelotonn�e devant le feu, dans son petit fauteuil. Alors, Rosalie versa le caf� au lait. Jeanne prit son bol sur ses genoux, trempant sa r�tie gravement, avec des mines de grande personne. H�l�ne, d'habitude, lui d�fendait de manger ainsi. Mais elle demeurait pr�occup�e. Elle laissa son pain, se contenta de boire le caf�. � la derni�re bouch�e, Jeanne eut un remords. Un chagrin lui gonflait le coeur, elle posa le bol et se jeta au cou de sa m�re, en la voyant si p�le.
—Maman, est-ce que tu es malade � ton tour?... Je ne t'ai pas fait de la peine, dis?
—Non, ma ch�rie, tu es bien gentille au contraire, murmura H�l�ne, qui l'embrassa. Mais je suis un peu lasse, j'ai mal dormi.... Joue, ne t'inqui�te pas.
Elle pensait que la journ�e serait terriblement longue. Qu'allait-elle faire, en attendant la nuit? Depuis quelque temps, elle ne touchait plus � une aiguille, le travail lui semblait d'un poids �norme. Pendant des heures, elle restait assise, les mains abandonn�es, �touffant dans sa chambre, ayant le besoin de sortir pour respirer, et ne bougeant pas. C'�tait cette chambre qui la rendait malade; elle la d�testait, irrit�e des deux ann�es qu'elle y avait v�cues; elle la trouvait odieuse avec son velours bleu, son immense horizon de grande ville, et r�vait un petit appartement dans le tapage d'une rue, qui l'aurait �tourdie. Mon Dieu! comme les heures �taient lentes! Elle prit un livre, mais l'id�e fixe qui battait dans sa t�te, levait continuellement les m�mes images entre ses yeux et la page commenc�e. Cependant, Rosalie avait fait la chambre, Jeanne �tait coiff�e et habill�e. Alors, au milieu des meubles rang�s, tandis que sa m�re, devant la fen�tre, s'effor�ait de lire, l'enfant, qui �tait dans un de ses jours de gaiet� bruyante, commen�a une grande partie. Elle �tait toute seule; mais cela ne l'embarrassait gu�re, elle faisait tr�s-bien trois et quatre personnes, avec une conviction et une gravit� fort dr�les. D'abord, elle joua � la dame qui va en visite. Elle disparaissait dans la salle � manger; puis, elle rentrait en saluant, en souriant, en tournant la t�te d'une fa�on coquette.
—Bonjour, madame.... Comment allez-vous, madame?... Il y a si longtemps qu'on ne vous a vue. C'est un miracle, vraiment.... Mon Dieu! j'ai �t� souffrante, madame. Oui, j'ai eu le chol�ra, c'est tr�s-d�sagr�able.... Oh! �a ne para�t pas du tout, vous rajeunissez, ma parole d'honneur. Et vos enfants, madame? Moi, j'en ai eu trois, depuis l'�t� dernier....
Elle continuait ses r�v�rences devant le gu�ridon, qui repr�sentait sans doute la dame chez laquelle elle �tait en visite. Puis, elle approchait des si�ges, soutenait une conversation g�n�rale qui durait une heure, avec une abondance de phrases vraiment extraordinaire.
—Ne fais pas la b�te, Jeanne, disait sa m�re de loin en loin, lorsque le bruit l'impatientait.
—Mais, maman, je suis chez mon amie.... Elle me parle, il faut bien que je lui r�ponde.... N'est-ce pas que, lorsqu'on sert du th�, on ne met pas des g�teaux dans ses poches?
Et elle repartait:
—Adieu, madame. Il �tait d�licieux, votre th�.... Bien des choses � monsieur votre mari....
Tout d'un coup, ce fut autre chose. Elle sortait en voiture, elle allait faire des emplettes, � califourchon sur une chaise, comme un gar�on.
—Jean, pas si vite, j'ai peur.... Arr�tez-moi donc! nous sommes devant la modiste.... Mademoiselle, combien ce chapeau? Trois cents francs, ce n'est pas cher. Mais il n'est pas joli. Je voudrais un oiseau dessus, un oiseau gros comme �a.... Allons, Jean, conduisez-moi chez l'�picier. Vous n'avez pas du miel? Si, madame, en voil�. Oh! qu'il est bon! Je n'en veux pas; donnez-moi deux sous de sucre.... Mais, faites donc attention, Jean! Voil� que la voiture a vers�! Monsieur le sergent de ville, c'est la charrette qui s'est jet�e sur nous.... Vous n'avez pas de mal, madame? Non, monsieur, pas du tout.... Jean, Jean! nous rentrons. Hope l�! Hope l�! Attendez, je vais commander des chemises. Trois douzaines de chemises pour madame.... il me faut aussi des bottines et un corset.... Hope l�! Hope l� Mon Dieu, on n'en finit plus!
Et elle s'�ventait, elle faisait la dame qui rentre chez elle et qui Gronde ses gens. Jamais elle ne restait � court; c'�tait une fi�vre, un �panouissement continu d'imaginations fantasques, tout le raccourci de la vie bouillant dans sa petite t�te et sortant par lambeaux. La matin�e, l'apr�s-midi, elle tourna, dansa, bavarda; quand elle �tait lasse, un tabouret, une ombrelle aper�ue dans un coin, un chiffon ramass� par terre, suffisaient pour la lancer dans un autre jeu, avec de nouvelles fus�es d'invention. Elle cr�ait tout, les personnages, les lieux, les sc�nes; elle s'amusait comme si elle avait eu avec elle douze enfants de son �ge.
Enfin, la nuit arriva. Six heures allaient sonner. H�l�ne, s'�veillant de la somnolence inqui�te o� elle avait pass� l'apr�s-midi, jeta vivement un ch�le sur ses �paules.
—Tu sors, maman? demanda Jeanne �tonn�e.
—Oui, ma ch�rie, une course dans le quartier. Je ne resterai pas longtemps.... Sois sage.
Dehors, le d�gel continuait. Un fleuve de boue coulait sur les chauss�es. H�l�ne entra, rue de Passy, dans un magasin de chaussures, o� elle avait d�j� conduit la m�re F�tu. Puis, elle revint rue Raynouard. Le ciel �tait gris, un brouillard montait du pav�. La rue s'enfon�ait devant elle, d�serte et inqui�tante, malgr� l'heure peu avanc�e, avec ses rares becs de gaz, qui, dans la bu�e d'humidit�, faisaient des taches jaunes. Elle pressait le pas, rasant les maisons, se cachant comme si elle f�t all�e � un rendez-vous. Mais, lorsqu'elle tourna brusquement dans le passage des Eaux, elle s'arr�ta sous la vo�te, prise d'une v�ritable peur. Le passage s'ouvrait sous ses pieds comme un trou noir. Elle n'en voyait pas le fond, elle apercevait seulement, au milieu de ce boyau de t�n�bres, la lueur tremblotante au seul r�verb�re qui l'�clairait. Enfin, elle se d�cida, elle prit la rampe de fer pour ne pas tomber. Du bout des pieds, elle t�tait les larges marches. � droite et � gauche, les murs se resserraient, allong�s d�mesur�ment par la nuit, tandis que les branches d�pouill�es des arbres, au-dessus, mettaient vaguement des profils de bras gigantesques, aux mains tendues et crisp�es. Elle tremblait � la pens�e que la porte d'un des jardins allait s'ouvrir et qu'un homme se jetterait sur elle. Personne ne passait, elle descendait le plus vite possible. Tout d'un coup, une ombre sortit de l'obscurit�; un frisson la gla�ait, lorsque l'ombre toussa; c'�tait une vieille femme qui montait p�niblement. Alors, elle se sentit rassur�e, elle releva plus soigneusement sa robe dont la queue tra�nait dans la crotte. La boue �tait si �paisse, que ses bottines restaient coll�es sur les marches. En bas, elle se tourna d'un mouvement instinctif. L'humidit� des branches s'�gouttait dans le passage, le r�verb�re avait une clart� de lampe de mineur, accroch�e au flanc d'un puits que des infiltrations ont rendu dangereux.
H�l�ne monta droit au grenier o� elle �tait venue si souvent, en haut de la grande maison du passage. Mais elle eut beau frapper, rien ne bougea. Elle redescendit alors, tr�s-embarrass�e. La m�re F�tu se trouvait sans doute � l'appartement du premier. Seulement, H�l�ne n'osait se pr�senter l�. Elle resta cinq minutes dans l'all�e, qu'une lampe � p�trole �clairait. Elle remonta, h�sita, regarda les portes; et elle s'en allait, lorsque la vieille femme se pencha sur la rampe.
—Comment, vous �tes dans l'escalier, ma bonne dame! cria-t-elle. Mais entrez donc! ne restez pas � prendre du mal.... Oh! il est tra�tre, une vraie petite mort....
—Non, merci, dit H�l�ne, voici votre paire de souliers, m�re F�tu....
Et elle regardait la porte que la m�re F�tu avait laiss�e ouverte derri�re elle. On apercevait le coin d'un fourneau.
—Je suis toute seule, je vous jure, r�p�tait la vieille. Entrez.... C'est la cuisine par ici.... Ah! vous n'�tes pas fi�re avec le pauvre monde. �a, on peut bien le dire....
Alors, malgr� sa r�pugnance, honteuse de ce qu'elle faisait l�, H�l�ne la suivit.
—Voici votre paire de souliers, m�re F�tu....
—Mon Dieu! comment vous remercier?... Oh! les bons souliers!... Attendez, je vais les mettre. C'est tout mon pied, �a entre comme un gant.... � la bonne heure! au moins, on peut marcher avec �a, on ne craint pas la pluie.... Vous me sauvez, vous me prolongez de dix ans, ma bonne dame.... Ce n'est pas une flatterie, c'est ce que je pense, aussi vrai que voil� une lampe qui nous �claire. Non, je ne suis pas flatteuse....
Elle s'attendrissait en parlant, elle avait pris les mains d'H�l�ne et les baisait. Du vin chauffait dans une casserole; sur la table, pr�s de la lampe, une bouteille de bordeaux � moiti� vide allongeait son cou mince. D'ailleurs, il n'y avait l� que quatre assiettes, un verre, deux po�lons, une marmite. On sentait que la m�re F�tu campait dans cette cuisine de gar�on, dont elle n'allumait les fourneaux que pour elle. En voyant les yeux d'H�l�ne se diriger vers la casserole, elle toussa, elle se fit dolente.
—�a me reprend dans le ventre, g�mit-elle. Le m�decin a beau dire, je dois avoir un ver.... Alors, une goutte de vin me remet.... Je suis bien afflig�e, ma bonne dame. Je ne souhaite mon mal � personne, c'est trop mauvais.... Enfin, je me dorlote un peu, maintenant; lorsqu'on en a vu de toutes les couleurs, il est permis de se dorloter, n'est-ce pas?... J'ai eu la chance de tomber sur un monsieur bien aimable. Que le ciel le b�nisse!
Et elle mit deux gros morceaux de sucre dans son vin. Elle engraissait encore, ses petits yeux disparaissaient sous la bouffissure de son visage. Une f�licit� b�ate ralentissait ses mouvements. L'ambition de toute sa vie semblait enfin satisfaite. Elle �tait n�e pour �a. Comme elle serrait son sucre, H�l�ne aper�ut au fond d'une armoire des gourmandises, un pot de confiture, un paquet de biscuits, jusqu'� des cigares vol�s au monsieur.
—Eh bien! adieu, m�re F�tu, je m'en vais, dit-elle.
Mais la vieille poussait la casserole sur le coin du fourneau, en murmurant:
—Attendez donc, c'est trop chaud, je boirai �a tout � l'heure.... Non, non, ne sortez pas par ici. Je vous demande pardon de vous avoir re�ue dans la cuisine.... Faisons le tour. Elle avait pris la lampe, elle s'�tait engag�e dans un �troit couloir. H�l�ne, dont le coeur battait, passa derri�re elle. Le couloir, l�zard�, enfum�, suait l'humidit�. Une porte tourna, elle marchait maintenant sur un �pais tapis. La m�re F�tu avait fait quelques pas, au milieu d'une chambre close et silencieuse.
—Hein? dit-elle en levant la lampe, c'est gentil.
C'�taient deux pi�ces carr�es qui communiquaient entre elles par une porte dont on avait enlev� les vantaux; une porti�re seulement les s�parait. Toutes deux �taient tendues de la m�me cretonne rose � m�daillons Louis XV, avec des Amours joufflus s'�battant parmi des guirlandes de fleurs. Dans la premi�re pi�ce, il y avait un gu�ridon, deux berg�res, des fauteuils; dans la seconde, plus petite, un lit immense tenait toute la place. La m�re F�tu fit remarquer au plafond une veilleuse de cristal, suspendue par des cha�nes dor�es. Cette veilleuse repr�sentait, pour elle, le comble du luxe. Et elle donnait des explications.
—Vous ne vous imaginez pas le dr�le de corps. Il allume tout en plein midi, il reste l�, � fumer un cigare, en regardant en l'air.... �a l'amuse, para�t-il, cet homme.... N'importe, il a d� en d�penser, de l'argent!
H�l�ne, sans parler, faisait le tour des pi�ces. Elle les trouvait inconvenantes. Elles �taient trop roses, le lit �tait trop grand, les meubles trop neufs. On sentait l� une tentative de s�duction blessante dans sa fatuit�. Une modiste aurait succomb� tout de suite. Et, cependant, un trouble peu � peu agitait H�l�ne, tandis que la vieille continuait, en clignant les yeux:
—Il se fait appeler monsieur Vincent.... Moi, �a m'est �gal. Du moment qu'il paie, ce gar�on....
—Au revoir, m�re F�tu, r�p�ta H�l�ne qui �touffait.
Elle voulut s'en aller, ouvrit une porte et se trouva dans une enfilade de trois petites pi�ces d'une nudit� et d'une salet� horribles. Les papiers arrach�s pendaient, les plafonds �taient noirs, des pl�tras tra�naient sur les carreaux d�fonc�s. Une odeur de mis�re ancienne suintait.
—Pas par l�, pas par l�! criait la m�re F�tu. D'ordinaire, cette porte est ferm�e pourtant.... Ce sont les autres chambres, celles qu'il n'a point fait arranger. Dame! �a lui avait d�j� co�t� assez cher.... Ah! c'est moins joli, bien s�r.... Par ici, ma bonne dame, par ici....
Et, lorsque H�l�ne repassa dans le boudoir aux tentures roses, elle l'arr�ta pour lui baiser la main de nouveau.
—Allez, je ne suis pas ingrate.... Je me souviendrai toujours de ces souliers-l�. C'est qu'ils me vont, et qu'ils sont chauds, et que je marcherais trois lieues avec!... Qu'est-ce que je pourrais donc demander au bon Dieu pour vous? O mon Dieu, entendez-moi, faites qu'elle soit la plus heureuse des femmes! Vous qui lisez dans mon coeur, vous savez ce que je lui souhaite. Au nom du P�re, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il!
Une exaltation d�vote l'avait subitement prise, elle multipliait les signes de croix, elle envoyait des g�nuflexions au grand lit et � la veilleuse de cristal. Puis, ouvrant la porte qui donnait sur le palier, elle ajouta � l'oreille d'H�l�ne, d'une voix chang�e:
—Quand vous voudrez, frappez � la cuisine: j'y suis toujours.
H�l�ne, �tourdie, regardant derri�re elle comme si elle sortait d'un lieu suspect, descendit l'escalier, remonta le passage des Eaux, se retrouva rue Vineuse, sans avoir conscience du chemin parcouru. L� seulement, la derni�re phrase de la vieille femme l'�tonna. Certes, non, elle ne remettrait pas les pieds dans cette maison. Elle n'avait plus d'aum�nes � y porter. Pourquoi donc aurait-elle frapp� � la cuisine? � pr�sent, elle �tait satisfaite, elle avait vu. Et elle �prouvait un m�pris contre elle et contre les autres. Quelle vilenie d'�tre all�e la! Les deux chambres, avec leur cretonne, reparaissaient sans cesse devant ses yeux; elle en avait emport� dans un regard les moindres d�tails, jusqu'� la place occup�e par les si�ges et aux plis des rideaux qui drapaient le lit. Mais, toujours, � la suite, les trois autres petites pi�ces, les pi�ces sales, vides et abandonn�es, d�filaient; et cette vision, ces murs l�preux cach�s sous les Amours joufflus, soulevaient en elle autant de col�re que de d�go�t.
—Ah bien! madame, cria Rosalie, qui guettait dans l'escalier, le d�ner sera bon! Voil� une demi-heure que tout br�le!
Jeanne, � table, accabla sa m�re de questions. O� �tait-elle all�e? qu'avait-elle fait? Puis, comme elle ne recevait que des r�ponses br�ves, elle s'�gaya toute seule en jouant � la d�nette. Pr�s d'elle, sur une chaise, elle avait assis sa poup�e. Fraternellement, elle lui passait la moiti� de son dessert.
—Surtout, mademoiselle, mangez proprement.... Essuyez-vous donc.... Oh! la petite sale, elle ne sait pas seulement mettre sa serviette.... La, vous �tes belle.... Tenez, voici un biscuit. Qu'est-ce que vous dites? Vous voulez de la confiture dessus?... Hein! c'est meilleur comme �a.... Laissez-moi vous peler votre quartier de pomme....
Et elle posait la part de la poup�e sur la chaise. Mais, lorsque son assiette fut vide, elle reprit une � une les friandises, elle les mangea, en parlant pour la poup�e.
—Oh! c'est exquis!... Jamais je n'ai mang� d'aussi bonne confiture. O� donc prenez-vous cette confiture-l�, madame? Je dirai � mon mari de m'en apporter un pot.... Est-ce que c'est dans votre jardin, madame, que vous cueillez ces belles pommes?
Elle s'endormit en jouant, elle tomba dans la chambre avec sa poup�e entre les bras. Depuis le matin, elle ne s'�tait pas arr�t�e. Ses petites jambes n'en pouvaient plus, la fatigue du jeu l'avait foudroy�e; et, endormie, elle riait encore, elle devait r�ver qu'elle jouait toujours. Sa m�re la coucha, inerte, abandonn�e, en train de faire quelque grande partie avec les anges.
Maintenant, H�l�ne �tait seule dans la chambre. Elle s'enferma, elle passa une soir�e affreuse, pr�s du feu mort. Sa volont� lui �chappait, des pens�es inavouables faisaient en elle un travail sourd. C'�tait comme une femme m�chante et sensuelle qu'elle ne connaissait point et qui lui parlait d'une voix souveraine, � laquelle elle ne pouvait d�sob�ir. Lorsque minuit sonna, elle se coucha p�niblement. Mais, au lit, ses tourments devinrent intol�rables. Elle dormait � moiti�, se retournait comme sur une braise. Des images, grandies par l'insomnie, la poursuivaient. Puis, une id�e se planta dans son cr�ne. Elle avait beau la repousser, l'id�e s'enfon�ait, la serrait � la gorge, la prenait tout enti�re. Vers deux heures, elle se leva avec la raideur et la p�le r�solution d'une somnambule, elle ralluma la lampe et �crivit une lettre, en d�guisant son �criture. C'�tait une d�nonciation vague, un billet de trois lignes priant le docteur Deberle de se rendre le jour m�me, � tel lieu, � telle heure, sans explication, sans signature. Elle cacheta l'enveloppe, mit la lettre dans la poche de sa robe, jet�e sur un fauteuil. Et, quand elle se fut couch�e, elle s'endormit tout de suite, elle resta sans souffle, an�antie par un sommeil de plomb.
Le lendemain, Rosalie ne put servir le caf� au lait que vers neuf heures. H�l�ne s'�tait lev�e tard, courbatur�e, toute p�le du cauchemar de la nuit. Elle fouilla dans la poche de sa robe, sentit la lettre, la renfon�a et vint s'asseoir devant le gu�ridon, sans parler. Jeanne aussi avait la t�te lourde, la mine grise et inqui�te. Elle quittait son petit lit � regret, n'ayant pas le coeur au jeu, ce matin-l�. Le ciel �tait couleur de suie, une lumi�re louche attristait la chambre, tandis que de brusques averses, de temps � autre, cinglaient les vitres.
—Mademoiselle est dans ses noirs, disait Rosalie, qui causait toute seule. Elle ne peut pas �tre dans ses roses deux jours de suite.... Voil� ce que c'est que d'avoir tant saut� hier!
—Est-ce que tu es malade, Jeanne? demanda H�l�ne.
—Non, maman, r�pondit la petite. C'est ce vilain ciel.
H�l�ne retomba dans son silence. Elle acheva son caf�, resta l�, absorb�e, les yeux sur la flamme. En se levant, elle venait de se dire que son devoir lui commandait de parler � Juliette, de la faire renoncer au rendez-vous de l'apr�s-midi. Comment? elle l'ignorait; mais la n�cessit� de sa d�marche l'avait tout d'un coup frapp�e, et il n'y avait plus, dans sa t�te, que la pens�e de cette tentative, qui s'imposait, et l'obs�dait. Dix heures sonn�rent, elle s'habilla. Jeanne la regardait. Lorsqu'elle la vit prendre son chapeau, elle serra ses petites mains, comme si elle avait eu froid, tandis qu'une ombre de souffrance descendait sur son visage. D'habitude, elle se montrait tr�s-jalouse des sorties de sa m�re, ne voulant pas la quitter, exigeant d'aller partout avec elle.
—Rosalie, dit H�l�ne, d�p�chez-vous de finir la chambre.... Ne sortez pas. Je reviens � l'instant. Et elle se pencha, embrassa rapidement Jeanne, sans remarquer son chagrin. D�s qu'elle fut partie, l'enfant, qui avait mis sa dignit� � ne pas se plaindre, eut un sanglot.
—Oh! que c'est laid, mademoiselle! r�p�tait la bonne en mani�re de consolation. Pardi! on ne vous la volera pas, votre maman. Il faut bien lui laisser faire ses affaires.... Vous ne pouvez pas �tre toujours pendue � ses jupes. Cependant, H�l�ne avait tourn� le coin de la rue Vineuse, filant le long des murs, pour se prot�ger contre une averse. Ce fut Pierre qui lui ouvrit; mais il parut embarrass�.
—Madame Deberle est chez elle?
—Oui, madame; seulement, je ne sais pas....
Et comme H�l�ne, en intime, se dirigeait vers le salon, il se permit de l'arr�ter.
—Attendez, madame, je vais voir.
Il se coula dans la pi�ce, en entrouvrant la porte le moins possible, et l'on entendit aussit�t la voix de Juliette qui se f�chait.
—Comment, vous avez laiss� entrer! Je vous avais formellement d�fendu.... C'est incroyable, on ne peut �tre tranquille une minute.
H�l�ne poussa la porte, r�solue � accomplir ce qu'elle croyait �tre son devoir.
—Tiens, c'est vous! dit Juliette, en l'apercevant. J'avais mal entendu.... Mais elle gardait son air contrari�. �videmment, la visiteuse la g�nait.
—Est-ce que je vous d�range? demanda celle-ci.
—Non, non.... Vous allez comprendre. C'est une surprise que nous m�nageons. Nous r�p�tons le Caprice, pour le jouer � un de mes mercredis. Pr�cis�ment, nous avions choisi le matin, afin que personne ne p�t se douter.... Oh! restez maintenant. Vous serez discr�te, voil� tout.
Et, tapant dans ses mains, s'adressant � madame Berthier, qui �tait debout au milieu du salon, elle reprit, sans plus s'occuper d'H�l�ne:
—Voyons, voyons, travaillons.... Vous ne mettez pas assez de finesse dans cette phrase: �Faire une bourse en cachette de son mari, cela passerait, aux yeux de bien des gens, pour un peu plus que romanesque....� R�p�tez cela.
H�l�ne, tr�s-�tonn�e de l'occupation o� elle la trouvait, s'�tait assise en arri�re. On avait pouss� contre les murs les si�ges et les tables, le tapis restait libre. Madame Berthier, une blonde d�licate, disait son monologue, en levant les yeux au plafond, pour chercher les mots; tandis que la forte madame de Guiraud, une belle brune, qui s'�tait charg�e du r�le de madame de L�ry, attendait dans un fauteuil le moment de faire son entr�e. Ces dames, en petite toilette du matin, n'avaient retir� ni leurs chapeaux ni leurs gants. Et, devant elles, tenant � la main le volume de Musset, Juliette, �bouriff�e, envelopp�e dans un grand peignoir de cachemire blanc, prenait des airs convaincus de r�gisseur qui indique aux artistes des inflexions de voix et des jeux de sc�ne. Comme le jour �tait tr�s-bas, les petits rideaux de tulle brod�, relev�s et crois�s sur le bouton de l'espagnolette, laissaient voir le jardin, qui s'enfon�ait, noir d'humidit�.
—Vous n'�tes pas assez �mue, d�clarait Juliette. Mettez plus d'intention, chaque mot doit porter. �Nous allons donc, ma ch�re petite bourse, vous faire votre derni�re toilette....� Recommencez.
—Je serai tr�s-mauvaise, dit languissamment madame Berthier. Pourquoi ne jouez-vous pas �a � ma place? Vous feriez une Mathilde d�licieuse.
—Oh! moi, non.... Il faut une blonde d'abord. Ensuite, je suis un tr�s-bon professeur, mais je n'ex�cute pas.... Travaillons, travaillons.
H�l�ne restait dans son coin. Madame Berthier, tout � son r�le, ne s'�tait pas m�me tourn�e. Madame de Guiraud lui avait adress� un l�ger signe de t�te. Et elle sentait qu'elle �tait de trop, qu'elle aurait d� refuser de s'asseoir. Ce qui la retenait, ce n'�tait plus tant la pens�e d'un devoir � accomplir, qu'un singulier sentiment, profond et confus, qu'elle avait parfois �prouv� l�. Elle souffrait de la fa�on indiff�rente dont Juliette la recevait. Il y avait, chez celle-ci, de continuels caprices d'amiti�; elle adorait les gens pendant trois mois, se jetait � leur cou, ne semblait vivre que pour eux; puis, un matin, sans dire pourquoi, elle ne paraissait plus les conna�tre. Sans doute, elle ob�issait, en cela comme en toutes choses, � une mode au besoin d'aimer les personnes qu'on aimait autour d'elle. Ces brusques sautes de tendresse blessaient beaucoup H�l�ne, dont l'esprit large et calme r�vait toujours d'�ternit�. Elle �tait souvent sortie de chez les Deberle tr�s-triste, emportant un v�ritable d�sespoir du peu de fondement qu'on pouvait faire sur les affections humaines. Mais, ce jour-l�, dans la crise qu'elle traversait, c'�tait une douleur plus vive encore.
—Nous passons la sc�ne de Chavigny, dit Juliette. Il ne viendra pas, ce matin.... Voyons l'entr�e de madame de L�ry. � vous, madame de Guiraud.... Prenez la r�plique.
Et elle lut:
—�Figurez-vous que je lui montre cette bourse....�
Madame de Guiraud s'�tait lev�e. Parlant d'une voix de t�te, prenant un air fou, elle commen�a:
—�Tiens, c'est assez gentil. Voyons donc.�
Lorsque le domestique lui avait ouvert, H�l�ne s'imaginait une tout autre sc�ne. Elle croyait trouver Juliette nerveuse, tr�s-p�le, frissonnant � la pens�e du rendez-vous, h�sitante et attir�e; et elle se voyait elle-m�me la conjurant de r�fl�chir, jusqu'� ce que la jeune femme, �trangl�e de sanglots, se jet�t dans ses bras. Alors, elles auraient pleur� ensemble, H�l�ne se serait retir�e avec la pens�e qu'Henri d�sormais �tait perdu pour elle, mais qu'elle avait assur� son bonheur. Et, nullement, elle tombait sur cette r�p�tition, � laquelle elle ne comprenait rien; elle trouvait Juliette le visage repos�, ayant bien dormi � coup s�r, l'esprit assez libre pour discuter les gestes de madame Berthier, ne se pr�occupant pas le moins du monde de ce qu'elle pourrait faire l'apr�s-midi. Cette indiff�rence, cette l�g�ret� gla�aient H�l�ne, qui arrivait toute br�lante de passion.
Elle voulut parler. Elle demanda, au hasard:
—Qui est-ce qui fait ce Chavigny?
—Malignon, dit Juliette, en se tournant d'un air �tonn�. Il a jou� Chavigny tout l'hiver dernier.... L'ennuyeux, c'est qu'on ne peut pas l'avoir aux r�p�titions.... �coutez, mesdames, je vais lire le r�le de Chavigny. Sans cela, nous n'en sortirons jamais.
Et, d�s lors, elle aussi joua, faisant l'homme, avec un grossissement involontaire de la voix et des airs cavaliers qu'elle prenait, entra�n�e par la situation. Madame Berthier roucoulait, la grosse madame de Guiraud se donnait une peine infinie pour �tre vive et spirituelle. Pierre entra mettre du bois au feu; et, d'un regard en dessous, il examinait ces dames, qu'il trouvait dr�les.
Cependant, H�l�ne, toujours r�solue, malgr� le serrement de son coeur, essaya de prendre Juliette � l'�cart.
—Une minute seulement. J'ai quelque chose � vous dire.
—Oh! impossible, ma ch�re.... Vous voyez bien, je suis prise.... Demain, si vous avez le temps.
H�l�ne se tut. Le ton d�tach� de la jeune femme l'irritait. Elle sentait une col�re, � la voir si paisible, lorsque elle-m�me endurait depuis la veille une si douloureuse agonie. Un instant, elle fut sur le point de se lever et de laisser aller les choses. Elle �tait bien sotte de vouloir sauver cette femme; tout son cauchemar de la nuit recommen�ait; sa main, qui venait de chercher la lettre dans sa poche, la serrait, br�lante de fi�vre. Pourquoi donc aurait-elle aim� les autres, puisque les autres ne l'aimaient pas et ne souffraient pas comme elle?
—Oh! tr�s-bien, cria tout d'un coup Juliette.
Madame Berthier appuyait la t�te � l'�paule de madame de Guiraud, en sanglotant, en r�p�tant:
—�Je suis s�re qu'il l'aime, j'en suis s�re.�
—Vous aurez un succ�s fou, dit Juliette. Prenez un temps, n'est-ce pas?... �Je suis s�re qu'il l'aime, j'en suis s�re....� Et laissez votre t�te. C'est adorable.... � vous, madame de Guiraud.
—�Non, mon enfant, �a ne se peut pas; c'est un caprice, une fantaisie....�, d�clama la grosse dame.
—Parfait! Mais la sc�ne est longue. Hein? reposons-nous un instant.... Il faut que nous r�glions bien ce mouvement-l�.
Alors, toutes trois, elles discut�rent l'arrangement du salon. La porte de la salle � manger, � gauche, servirait pour les entr�es et les sorties; on placerait un fauteuil � droite, un canap� au fond, et l'on pousserait la table pr�s de la chemin�e. H�l�ne, qui s'�tait lev�e, les suivait, comme si elle se f�t int�ress�e � cette mise en place. Elle avait renonc� au projet de provoquer une explication, elle voulait simplement faire une derni�re tentative, en emp�chant Juliette de se trouver au rendez-vous.
—Je venais, lui dit-elle, vous demander si ce n'est pas aujourd'hui que vous faites une visite � madame de Chermette.
—Oui, cette apr�s-midi.
—Alors, si vous le permettez, je viendrai vous prendre, car il y a longtemps que j'ai promis � cette dame d'aller la voir.
Juliette eut une seconde d'embarras. Mais elle se remit tout de suite.
—Certainement, je serais tr�s-heureuse.... Seulement, j'ai un tas de courses, je passe chez des fournisseurs d'abord, je ne sais vraiment pas � quelle heure j'arriverai chez madame de Chermette.
—�a ne fait rien, reprit H�l�ne; �a me prom�nera.
—�coutez, je puis vous parler franchement.... Eh bien! n'insistez pas, vous me g�neriez.... Ce sera pour l'autre lundi.
Cela �tait dit sans une �motion, si nettement, avec un si tranquille sourire, qu'H�l�ne, confondue, n'ajouta rien. Elle dut donner un coup de main � Juliette, qui voulait tout de suite porter le gu�ridon pr�s de la chemin�e. Puis, elle se recula, tandis que la r�p�tition continuait. Apr�s la fin de la sc�ne, madame de Guiraud, dans son monologue, lan�a avec beaucoup de force ces deux phrases:
—�Mais quel ab�me est donc le coeur de l'homme! Ah! ma foi, nous valons mieux qu'eux!�
Que devait-elle faire, maintenant? Et H�l�ne, dans le tumulte que cette question soulevait en elle, n'avait plus que des pens�es confuses de violence. Elle �prouvait l'irr�sistible besoin de se venger du beau calme de Juliette, comme si cette s�r�nit� �tait une injure � la fi�vre qui l'agitait. Elle r�vait sa perte, pour voir si elle garderait toujours le sang-froid de son indiff�rence. Puis, elle se m�prisait d'avoir eu des d�licatesses et des scrupules. Vingt fois, elle aurait d� dire � Henri: �Je t'aime, prends-moi, allons-nous-en,� et ne pas frissonner, et montrer le visage blanc et repos� de cette femme, qui, trois heures avant un premier rendez-vous, jouait la com�die chez elle. � cette minute encore, elle tremblait plus qu'elle; c'�tait l� ce qui l'affolait, la conscience de son emportement au milieu de la paix rieuse de ce salon, la peur d'�clater tout d'un coup en paroles passionn�es. Elle �tait donc l�che?
Une porte s'�tait ouverte, elle entendit tout d'un coup la voix d'Henri qui disait:
—Ne vous d�rangez pas.... Je passe seulement.
La r�p�tition allait finir. Juliette, qui lisait toujours le r�le de Chavigny, venait de saisir la main de madame de Guiraud.
—�Ernestine, je vous adore!� cria-t-elle, dans un �lan plein de conviction.
—�Vous n'aimez donc plus madame de Blainville?� r�cita madame de Guiraud.
Mais Juliette refusa de continuer, tant que son mari resterait l�. Les hommes n'avaient pas besoin de savoir. Alors, le docteur se montra tr�s-aimable pour ces dames; il les complimenta, il leur promit un grand succ�s. Gant� de noir, tr�s-correct avec son visage ras�, il rentrait de ses visites. En arrivant, il avait simplement salu� H�l�ne d'un petit signe de t�te. Lui, avait vu, � la Com�die-Fran�aise, une tr�s-grande actrice dans le r�le de madame de L�ry; et il indiquait � madame de Guiraud des jeux de sc�ne.
—Au moment o� Chavigny va tomber � vos pieds vous vous approchez de la chemin�e, vous jetez la bourse au feu. Froidement, n'est-ce pas? sans col�re, en femme qui joue l'amour....
—Bon, bon, laisse-nous, r�p�tait Juliette. Nous savons tout �a.
Et, comme il poussait enfin la porte de son cabinet, elle reprit le mouvement.
—Ernestine, je vous adore!
Henri, avant de sortir, avait salu� H�l�ne du m�me signe de t�te. Elle �tait rest�e muette, s'attendant � quelque catastrophe. Ce brusque passage du mari lui semblait plein de menaces. Mais lorsqu'il ne fut plus l�, il lui apparut ridicule, avec sa politesse et son aveuglement. Lui aussi s'occupait de cette com�die imb�cile! Et il n'avait pas eu une flamme dans le regard en la voyant l�! Alors, toute la maison lui devint hostile et glaciale. C'�tait un �croulement, rien ne la retenait plus, car elle d�testait Henri autant que Juliette. Au fond de sa poche, elle avait repris la lettre entre ses doigts crisp�s. Elle balbutia un �au revoir�, elle s'en alla, dans un vertige qui faisait tourner les meubles autour d'elle; tandis que ces mots prononc�s par madame de Guiraud retentissaient � ses oreilles sonnantes:
—�Adieu. Vous m'en voudrez peut-�tre aujourd'hui, mais vous aurez demain quelque amiti� pour moi, et, croyez-moi, cela vaut mieux qu'un caprice.�
Sur le trottoir, lorsque H�l�ne eut referm� la porte, elle tira la lettre d'un geste violent et comme m�canique, elle la glissa dans la botte. Puis, elle demeura quelques secondes, stupide, � regarder l'�troite lame de cuivre qui �tait retomb�e.
—C'est fait, dit-elle � demi-voix.
Elle revoyait les deux chambres tendues de cretonne rose, les berg�res, le grand lit; il y avait l� Malignon et Juliette; tout d'un coup le mur se fendait, le mari entrait; et elle ne savait plus, elle �tait tr�s-calme. D'un regard instinctif, elle regarda si personne ne l'avait aper�ue mettant la lettre. La rue �tait vide. Elle tourna le coin, elle remonta.
—Tu as �t� sage, ma ch�rie? dit-elle en embrassant Jeanne.
La petite, assise sur le m�me fauteuil, leva son visage boudeur. Sans r�pondre, elle jeta ses deux bras autour du cou de sa m�re, elle la baisa, en poussant un gros soupir. Elle avait bien du chagrin. Au d�jeuner, Rosalie s'�tonna.
—Madame a donc fait une longue course?
—Pourquoi donc? demanda H�l�ne.
—C'est que madame mange d'un tel app�tit.... Il y a longtemps que madame n'a si bien mang�....
C'�tait vrai. Elle avait tr�s-faim, un brusque soulagement lui creusait l'estomac. Elle se sentait dans une paix, dans un bien-�tre indicibles. Apr�s les secousses de ces deux derniers jours, un silence venait de se faire en elle, ses membres �taient d�lass�s, assouplis comme au sortir d'un bain. Elle n'�prouvait plus que la sensation d'une lourdeur quelque part, un poids vague qui l'appesantissait.
Lorsqu'elle rentra dans la chambre, ses regards all�rent droit � la pendule, dont les aiguilles marquaient midi vingt-cinq minutes. Le rendez-vous de Juliette �tait pour trois heures. Encore deux heures et demie. Elle fit ce calcul machinalement. D'ailleurs, elle n'avait aucune h�te, les aiguilles marchaient, personne au monde, maintenant, n'avait le pouvoir de les arr�ter; et elle laissait les faits s'accomplir. Depuis longtemps, un bonnet d'enfant commenc� tra�nait sur le gu�ridon. Elle le prit et se mit � coudre devant la fen�tre. Un grand silence endormait la chambre. Jeanne s'�tait assise � sa place habituelle; mais elle restait les mains lasses, abandonn�es.
—Maman, dit-elle, je ne peux pas travailler, �a ne m'amuse pas.
—Eh bien, ma ch�rie, ne fais rien.... Tiens, tu enfileras mes aiguilles.
Alors, l'enfant, muette, s'occupa avec des gestes ralentis. Elle coupait soigneusement des bouts de fil �gaux, mettait un temps infini � trouver le trou de l'aiguille; et elle n'arrivait que juste, sa m�re usait une � une les aiguill�es qu'elle lui pr�parait.
—Tu vois, murmura-t-elle, �a va plus vite.... Ce soir, mes six petits bonnets seront termin�s.
Et elle se tourna pour regarder la pendule. Une heure dix minutes. Encore pr�s de deux heures. Maintenant, Juliette devait commencer � s'habiller. Henri avait re�u la lettre. Oh! certainement, il irait. Les indications �taient pr�cises, il trouverait tout de suite. Mais ces choses lui semblaient tr�s-loin encore et la laissaient froide. Elle cousait � points r�guliers, avec une application d'ouvri�re. Les minutes, une � une, s'�coulaient. Deux heures sonn�rent.
Un coup de sonnette l'�tonna.
—Qui est-ce donc, petite m�re? demanda Jeanne, qui avait tressailli sur sa chaise.
Et comme M. Rambaud entrait:
—C'est toi!... Pourquoi sonnes-tu si fort? Tu m'as fait peur.
Le digne homme parut constern�. Il avait eu la main un peu lourde, en effet.
—Je ne suis pas gentille aujourd'hui, j'ai mal, continuait l'enfant. Il ne faut pas me faire peur.
M. Rambaud s'inqui�ta. Qu'avait donc la pauvre ch�rie? Et il ne s'assit, rassur�, qu'en apercevant H�l�ne lui adresser un l�ger signe, pour l'avertir que l'enfant �tait dans ses noirs, comme disait Rosalie. D'ordinaire, il venait tr�s-rarement dans la journ�e. Aussi voulut-il expliquer tout de suite sa visite. C'�tait pour un compatriote, un vieil ouvrier qui ne trouvait plus de travail, � cause de son grand �ge, et qui avait sa femme paralytique, dans une petite chambre, grande comme la main. On ne se figurait pas une pareille mis�re. Le matin m�me, il �tait mont� chez eux, afin de se rendre compte. Un trou sous les toits, avec une fen�tre � tabati�re, dont les vitres cass�es laissaient tomber la pluie; l� dedans, une paillasse, une femme envelopp�e dans un ancien rideau, et l'homme h�b�t�, accroupi par terre, n'ayant m�me plus le courage de donner un coup de balai.
—Oh! les malheureux, les malheureux! r�p�tait H�l�ne, �mue aux larmes.
Ce n'�tait pas le vieil ouvrier qui embarrassait M. Rambaud. Il le prendrait chez lui, il trouverait bien � l'occuper. Mais la femme, cette paralytique que son mari n'osait laisser un instant seule et qu'il fallait rouler comme un paquet, o� la mettre, qu'en faire?
—J'ai song� � vous, continua-t-il, il faut que vous la fassiez entrer tout de suite dans un hospice.... Je serais all� directement chez monsieur Deberle, mais j'ai pens� que vous le connaissez davantage, que vous auriez plus d'influence.... S'il veut bien s'en occuper, l'affaire sera arrang�e demain.
Jeanne avait �cout�, toute p�le, tremblante d'un frisson de piti�. Elle joignit les mains, elle murmura:
—Oh! maman, sois bonne, fais entrer la pauvre femme....
—Mais bien s�r! dit H�l�ne, dont l'�motion grandissait. D�s que je vais pouvoir, je parlerai au docteur, il s'occupera lui-m�me des d�marches.... Donnez-moi les noms et l'adresse, monsieur Rambaud.
Celui-ci �crivit une note sur le gu�ridon. Puis, se levant:
—Il est deux heures trente-cinq, dit-il. Vous pourriez peut-�tre trouver le docteur chez lui.
Elle s'�tait lev�e �galement, elle regarda la pendule, avec un sursaut de tout son corps. Il �tait bien deux heures trente-cinq, et les aiguilles marchaient. Elle balbutia, elle dit que le docteur devait �tre parti pour ses visites. Ses regards ne quittaient plus la pendule. Cependant, M. Rambaud, son chapeau � la main, la tenait debout, recommen�ait son histoire. Ces pauvres gens avaient tout vendu, jusqu'� leur po�le; depuis le commencement de l'hiver, ils passaient les jours et les nuits sans feu. � la fin de d�cembre, ils �taient rest�s quatre jours sans manger. H�l�ne eut une exclamation douloureuse. Les aiguilles marquaient trois heures moins vingt. M. Rambaud mit encore deux grandes minutes � partir.
—Eh bien! je compte sur vous, dit-il.
Et, se penchant pour embrasser Jeanne:
—Au revoir, ma ch�rie.
—Au revoir.... Sois tranquille, maman n'oubliera pas, je lui ferai souvenir.
Lorsque H�l�ne revint de l'antichambre, o� elle avait accompagn� M. Rambaud, l'aiguille �tait aux trois quarts. Dans un quart d'heure, tout serait fini. Immobile devant la chemin�e, elle eut la brusque vision de la sc�ne qui allait se passer: Juliette se trouvait d�j� l�, Henri entrait et la surprenait. Elle connaissait la chambre, elle percevait les moindres d�tails avec une nettet� effrayante. Alors, secou�e encore par l'histoire lamentable de M. Rambaud, elle sentit un grand frisson qui lui montait des membres � la face. Et un cri �clatait en elle. C'�tait une infamie, ce qu'elle avait fait, cette lettre �crite, cette d�nonciation l�che. Cela lui apparaissait tout d'un coup ainsi, dans une lueur aveuglante. Vraiment, elle avait commis une infamie pareille! Et elle se rappelait le geste dont elle avait jet� la lettre dans la bo�te, avec la stupeur d'une personne qui en aurait regard� une autre faire une mauvaise action, sans avoir eu l'id�e d'intervenir. Elle sortait comme d'un r�ve. Que s'�tait-il donc pass�? pourquoi �tait-elle l�, � suivre toujours les aiguilles sur ce cadran? Deux minutes nouvelles s'�taient �coul�es.
—Maman, dit Jeanne, si tu veux, nous irons voir le docteur ensemble, ce soir.... �a me prom�nera. J'�touffe aujourd'hui.
H�l�ne n'entendait pas. Encore treize minutes. Elle ne pouvait pourtant pas laisser s'accomplir une telle abomination. Il n'y avait plus en elle, dans ce r�veil tumultueux, qu'une volont� furieuse d'emp�cher cela. Il le fallait, elle ne vivrait plus. Et, folie, elle courut dans la chambre.
—Ah! tu m'emm�nes! cria Jeanne joyeusement. Nous allons voir le docteur tout de suite, n'est-ce pas, petite m�re?
—Non, non, r�pondait-elle, cherchant ses bottines, se baissant pour regarder sous le lit.
Elle ne les trouva pas; elle eut un geste de supr�me insouciance, en pensant qu'elle pouvait bien sortir avec les petits souliers d'appartement qu'elle avait aux pieds. Maintenant, elle bouleversait l'armoire � glace pour trouver son ch�le. Jeanne s'�tait approch�e, tr�s-c�line.
—Alors, tu ne vas pas chez le docteur, petite m�re?
—Non.
—Dis, emm�ne-moi tout de m�me.... Oh! emm�ne moi, tu me feras tant plaisir!
Mais elle avait enfin son ch�le, elle le jetait sur ses �paules. Mon Dieu! plus que douze minutes, juste le temps de courir. Elle irait l�-bas, elle ferait quelque chose, n'importe quoi. En chemin, elle verrait.
—Petite m�re, emm�ne-moi, r�p�tait Jeanne d'une voix de plus en plus basse et touchante.
—Je ne puis t'emmener, dit H�l�ne. Je vais quelque part o� les enfants ne vont pas.... Donne-moi mon chapeau.
Le visage de Jeanne avait bl�mi. Ses yeux noircirent, sa voix devint br�ve. Elle demanda:
—O� vas-tu?
La m�re ne r�pondit pas, occup�e � nouer les brides de son chapeau. L'enfant continuait:
—Tu sors toujours sans moi, � pr�sent.... Hier, tu es sortie; aujourd'hui, tu es sortie; et voil� que tu t'en vas encore. Moi, j'ai trop de peine, j'ai peur ici, toute seule.... Oh! je mourrai, si tu me laisses.... Entends-tu, je mourrai, petite m�re....
Puis, sanglotante, prise d'une crise de douleur et de rage, elle se cramponna � la jupe d'H�l�ne.
—Voyons, l�che-moi, sois raisonnable, je vois revenir, r�p�tait celle-ci.
—Non, je ne veux pas.... non, je ne veux pas.... b�gayait l'enfant. Oh! tu ne m'aimes plus, sans cela tu m'emm�nerais.... Oh! je sens bien que tu aimes mieux les autres.... Emm�ne-moi, emm�ne-moi, ou je vais rester l� par terre, tu me retrouveras par terre....
Et elle nouait ses petits bras autour des jambes de sa m�re, elle pleurait dans les plis de sa robe, s'accrochant � elle, se faisant lourde pour l'emp�cher d'avancer. Les aiguilles marchaient, il �tait trois heures moins dix. Alors, H�l�ne pensa que jamais elle n'arriverait assez t�t; et, la t�te perdue, elle repoussa Jeanne violemment, en criant:
—Quelle enfant insupportable! C'est une vraie tyrannie!... Si tu pleures, tu auras affaire � moi!
Elle sortit, referma rudement la porte. Jeanne avait recul� en chancelant jusqu'� la fen�tre, les larmes coup�es par cette brutalit�, raidie et toute blanche. Elle tendit les bras vers la porte, cria encore � deux reprises: �Maman! maman!� Et elle resta l�, retomb�e sur sa chaise, les yeux agrandis, la face boulevers�e par cette pens�e jalouse que sa m�re la trompait.
Dans la rue, H�l�ne h�tait le pas. La pluie avait cess�; seules, de grosses gouttes, coulant des goutti�res, lui mouillaient lourdement les �paules. Elle s'�tait promis de r�fl�chir dehors, d'arr�ter un plan. Mais elle n'avait plus que le besoin d'arriver. Lorsqu'elle s'engagea dans le passage des Eaux, elle h�sita une seconde. L'escalier se trouvait chang� en torrent, les ruisseaux de la rue Raynouard d�bordaient et s'engouffraient. Il y avait, le long des marches, entre les murs resserr�s, des rejaillissements d'�cume; tandis que des pointes de pav� miroitaient, lav�es par l'averse. Un coup de lumi�re blafarde, tombant du ciel gris, blanchissait le passage, entre les branches noires des arbres. Elle retroussa � peine sa jupe, elle descendit. L'eau montait � ses chevilles, ses petits souliers manqu�rent de rester dans les flaques; et elle entendait autour d'elle, le long de la descente, un chuchotement clair, pareil au murmure des petites rivi�res qui coulent sous les herbes, au fond des bois.
Tout d'un coup, elle se trouva dans l'escalier, devant la porte. Elle demeura l�, haletante, tortur�e. Puis, elle se souvint, elle pr�f�ra frapper � la cuisine.
—Comment, c'est vous! dit la m�re F�tu.
Elle n'avait pas sa voix larmoyante. Ses yeux minces luisaient, pendant qu'un rire de vieille complaisante fr�tillait dans les mille rides de son visage. Elle ne se g�nait plus, elle lui tapota dans les mains, en �coutant ses paroles entrecoup�es. H�l�ne lui donna vingt francs.
—Dieu vous le rende! balbutia la m�re F�tu par habitude. Tout ce que vous voudrez, ma petite.
Malignon, renvers� dans un fauteuil, allongeant les jambes devant le grand feu qui flambait, attendait tranquillement. Il avait eu le raffinement de fermer les rideaux des fen�tres et d'allumer les bougies. La premi�re pi�ce, o� il se trouvait, �tait vivement �clair�e par un petit lustre et deux cand�labres. Dans la chambre, au contraire, une obscurit� r�gnait; seule la suspension de cristal mettait l� un cr�puscule � demi �teint. Malignon tira sa montre.
—Fichtre! murmura-t-il, est-ce qu'elle me ferait encore poser aujourd'hui?
Et il eut un l�ger b�illement. Il attendait depuis une heure, il ne s'amusait gu�re. Cependant, il se leva, donna un coup d'oeil aux pr�paratifs. L'arrangement des fauteuils ne lui plut pas, il roula une causeuse devant la chemin�e. Les bougies br�laient avec des reflets roses dans les tentures de cretonne, la pi�ce se chauffait, silencieuse, �touff�e; tandis que, au dehors, soufflaient de brusques coups de vent. Puis, il visita une derni�re fois la chambre, et l� il go�ta une satisfaction de vanit�: elle lui paraissait tr�s-bien, tout � fait �chic�, capitonn�e comme une alc�ve, le lit perdu dans une ombre voluptueuse. Au moment o� il donnait une bonne tournure aux dentelles des oreillers, on frappa trois coups rapides. C'�tait le signal.
—Enfin, dit-il tout haut, d'un air triomphant.
Et il courut ouvrir. Juliette entra, la voilette baiss�e, empaquet�e dans un manteau de fourrures. Pendant que Malignon refermait doucement la porte, elle resta un instant immobile, sans qu'on p�t voir l'�motion qui lui coupait la parole. Mais, avant que le jeune homme ait eu le temps de lui prendre la main, elle releva sa voilette, elle montra son visage souriant, un peu p�le, tr�s-calme.
—Tiens! vous avez allum�, s'�cria-t-elle. Je croyais que vous d�testiez �a, les bougies en plein jour.
Malignon, qui s'appr�tait � la serrer dans ses bras, d'un geste passionn� qu'il avait m�dit�, f�t d�contenanc� et expliqua que le jour �tait trop laid, que ses fen�tres donnaient sur des terrains vagues. D'ailleurs, il adorait la nuit.
—On ne sait jamais avec vous, reprit-elle en le plaisantant. Le printemps dernier, � mon bal d'enfants, vous m'avez fait toute une affaire: on �tait dans un caveau, on aurait cru entrer chez un mort.... Enfin, mettons que votre go�t a chang�.
Elle semblait en visite, affectant une assurance qui grossissait un peu sa voix. C'�tait le seul indice de son trouble. Par moments, elle avait une l�g�re contraction du menton, comme si elle e�t �prouv� une g�ne dans la gorge. Mais ses yeux brillaient, elle go�tait le vif plaisir de son imprudence. Cela la changeait, elle songeait � madame de Chermette, qui avait un amant. Mon Dieu! c'�tait dr�le tout de m�me.
—Voyons votre installation, reprit-elle.
Et elle fit le tour de la pi�ce. Il la suivait, r�fl�chissant qu'il aurait d� l'embrasser tout de suite; maintenant, il ne pouvait plus, il devait attendre. Pourtant, elle regardait les meubles, examinait les murs, levait la t�te, se reculait, tout en parlant.
—Je n'aime gu�re votre cretonne. Elle est d'un commun! O� avez-vous trouv� ce rose abominable?... Tiens, voil� une chaise qui serait gentille, si le bois n'�tait pas si dor�.... Et pas un tableau, pas un bibelot; rien que votre lustre et vos cand�labres qui manquent de style.... Ah bien! mon cher, je vous conseille de vous moquer encore de mon pavillon japonais!
Elle riait, elle se vengeait de ses anciennes attaques, dont elle lui avait toujours tenu rancune.
—Il est joli, votre go�t, parlons-en!... Mais vous ne savez pas que mon magot vaut mieux que tout votre mobilier!... Un commis de nouveaut�s n'aurait pas voulu de ce rose-l�. Vous avez donc fait le r�ve de s�duire votre blanchisseuse?
Malignon, tr�s-vex�, ne r�pondait rien. Il essayait de la conduire dans la chambre. Elle resta sur le seuil, en disant qu'elle n'entrait pas dans les endroits o� il faisait si noir. D'ailleurs, elle voyait suffisamment, la chambre valait le salon. Tout �a sortait du faubourg Saint-Antoine. Et ce fut surtout la suspension qui l'�gaya. Elle fut impitoyable, elle revenait sans cesse � cette veilleuse de camelote, le r�ve des petites ouvri�res qui ne sont pas dans leurs meubles. On trouvait des suspensions pareilles dans tous les bazars pour sept francs cinquante.
—Je l'ai pay�e quatre-vingt-dix francs, finit par crier Malignon, impatient�.
Alors, elle parut enchant�e de l'avoir mis en col�re. Il s'�tait calm�, il lui demanda sournoisement:
—Vous ne retirez pas votre manteau?
—Si, r�pondit-elle; il fait une chaleur chez vous!
Elle �ta m�me son chapeau, qu'il alla porter avec la fourrure sur le lit. Quand il revint, il la trouva assise devant le feu, regardant encore autour d'elle. Elle �tait redevenue s�rieuse; elle consentit � se montrer conciliante.
—C'est tr�s-laid, mais vous n'�tes tout de m�me pas mal. Les deux pi�ces auraient pu �tre tr�s-bien.
—Oh! pour ce que je veux en faire! laissa-t-il �chapper, avec un geste d'insouciance.
Il regretta tout de suite cette parole stupide. On ne pouvait pas �tre plus grossier ni plus maladroit. Elle avait baiss� la t�te, reprise d'une g�ne douloureuse � la gorge. Pendant un instant, elle venait d'oublier pourquoi elle �tait l�. Il voulut au moins profiter de l'embarras o� il l'avait mise.
—Juliette, murmura-t-il en se penchant vers elle.
Elle le fit asseoir d'un geste. C'�tait aux bains de mer, � Trouville, que Malignon, ennuy� par la vue de l'Oc�an, avait eu la belle id�e de tomber amoureux. Depuis trois ann�es d�j�, ils vivaient dans une familiarit� querelleuse. Un soir, il lui prit la main. Elle ne se f�cha pas, plaisanta d'abord. Puis, la t�te vide, le coeur libre, elle s'imagina qu'elle l'aimait. Jusqu'� ce jour, elle avait � peu pr�s fait tout ce que faisaient ses amies, autour d'elle; mais une passion lui manquait, la curiosit� et la besoin d'�tre comme les autres la pouss�rent. Dans les commencements, si le jeune homme s'�tait montr� brutal, elle aurait infailliblement succomb�. Il eut la fatuit� de vouloir vaincre par son esprit, il la laissa s'habituer au jeu de coquette qu'elle jouait. Aussi, d�s sa premi�re violence, une nuit qu'ils regardaient la mer ensemble, comme des amants d'op�ra-comique, l'avait-elle chass�, �tonn�e, irrit�e de ce qu'il d�rangeait ce roman dont elle s'amusait. � Paris, Malignon s'�tait jur� d'�tre plus habile. Il venait de la reprendre dans une p�riode d'ennui, � la fin d'un hiver fatigant, lorsque les plaisirs connus, les d�ners, les bals, les premi�res repr�sentations, commen�aient � la d�soler par leur monotonie. L'id�e d'un appartement meubl� tout expr�s dans un quartier perdu, le myst�re d'un pareil rendez-vous, la pointe d'odeur suspecte qu'elle flairait, l'avaient s�duite. Cela lui semblait original, il fallait bien tout voir. Et elle avait, au fond d'elle, un si beau calme, qu'elle n'�tait gu�re plus troubl�e chez Malignon que chez les peintres o� elle montait qu�ter des toiles pour ses ventes de charit�.
—Juliette, Juliette, r�p�tait le jeune homme, en cherchant des inflexions de voix caressantes.
—Allons, soyez raisonnable, dit-elle simplement.
Et elle prit un �cran chinois sur la chemin�e, elle continua, tr�s � l'aise, comme si elle se trouvait dans son propre salon:
—Vous savez que nous avons r�p�t� ce matin.... Je crains bien de n'avoir pas eu la main heureuse en choisissant madame Berthier. Elle fait une Mathilde pleurnicheuse, insupportable.... Ce monologue si joli, quand elle s'adresse � sa bourse: �Pauvre petite, je te baisais tout � l'heure....� eh bien! elle le r�cite comme une pensionnaire qui a pr�par� un compliment.... Je suis tr�s-inqui�te.
—Et madame de Guiraud? demanda-t-il, en rapprochant sa chaise et en lui prenant la main.
—Oh! elle est parfaite.... J'ai d�nich� l� une excellente madame de L�ry, qui aura du mordant, de la verve....
Elle lui abandonnait sa main qu'il baisait entre deux phrases, sans qu'elle par�t s'en apercevoir.
—Mais le pis, voyez-vous, disait-elle, c'est que vous ne soyez pas l�. D'abord, vous feriez des observations � madame Berthier; ensuite, il est impossible que nous arrivions � un bon ensemble, si vous ne venez jamais.
Il avait r�ussi � lui passer un bras derri�re la taille.
—Du moment o� je sais mon r�le...., murmura-t-il.
—Oui, c'est tr�s-bien; seulement, il y a la mise en sc�ne � r�gler.... Vous n'�tes gu�re gentil, de ne pas nous consacrer trois ou quatre matin�es.
Elle ne put continuer, il lui mettait une pluie de baisers sur le cou. Alors, elle dut remarquer qu'il la tenait dans ses bras, elle le repoussa, en le souffletant l�g�rement avec l'�cran chinois qu'elle avait gard�. Sans doute elle s'�tait jur� de ne pas le laisser aller plus loin. Son visage blanc rougissait sous l'ardent reflet du feu, ses l�vres s'amincissaient dans la moue d'une curieuse que ses sensations �tonnent. Vraiment, ce n'�tait que cela! Il aurait fallu voir jusqu'au bout; et une peur la prenait.
—Laissez moi, balbutia-t-elle en souriant d'un air contraint, je vais encore me f�cher....
Mais il crut l'avoir touch�e. Il pensait tr�s-froidement: �Si je la laisse sortir d'ici comme elle est entr�e, elle est perdue pour moi.� Les paroles �taient inutiles, il lui reprit les mains, voulut remonter aux �paules. Un instant, elle parut s'abandonner. Elle n'avait qu'� fermer les yeux, elle saurait. Cette envie lui venait, et elle la discutait au fond d'elle, avec une grande lucidit�. Cependant, il lui sembla que quelqu'un criait non. C'�tait elle qui avait cri�, avant m�me de s'�tre r�pondu.
—Non, non, r�p�tait-elle. L�chez-moi, vous me faites du mal.... Je ne veux pas, je ne veux pas.
Comme il ne disait toujours rien, la poussant vers la chambre, elle se d�gagea violemment. Elle ob�issait � des mouvements singuliers, en dehors de ses d�sirs; elle �tait irrit�e contre elle-m�me et contre lui. Dans son trouble, des paroles entrecoup�es lui �chappaient. Ah! certes, il la r�compensait bien mal de sa confiance. Qu'esp�rait-il donc en montrant cette brutalit�? Elle le traita m�me de l�che. Jamais de la vie elle ne le reverrait. Mais il la laissait parler pour s'�tourdir, il la poursuivait avec un rire m�chant et b�te. Elle finit par balbutier, r�fugi�e derri�re un fauteuil, tout d'un coup vaincue, comprenant qu'elle lui appartenait, sans qu'il e�t encore avan�a les mains pour la prendre. Ce fut une des minutes les plus d�sagr�ables de son existence.
Et ils �taient l�, face � face, le visage chang�, honteux et violent, lorsqu'un bruit �clata. Ils ne comprirent pas d'abord. On avait ouvert une porte, des pas traversaient la chambre, tandis qu'une voix leur criait:
—Sauvez-vous, sauvez-vous.... Vous allez �tre surpris.
C'�tait H�l�ne. Tous deux, stup�fi�s, la regardaient. Leur �tonnement �tait si grand, qu'ils en oubliaient l'embarras de leur situation; Juliette n'eut pas un mouvement de g�ne.
—Sauvez-vous, r�p�tait H�l�ne. Votre mari sera ici dans deux minutes.
—Mon mari, b�gaya la jeune femme, mon mari.... Pourquoi �a? � propos de quoi?
Elle devenait imb�cile. Tout se brouillait dans sa t�te. Cela lui paraissait prodigieux qu'H�l�ne f�t l� et qu'elle lui parl�t de son mari. Mais celle-ci eut un geste de col�re.
—Ah! si vous croyez que j'ai le temps de vous expliquer.... Il va venir. Vous voil� avertie. Partez vite, partez tous les deux.
Alors, Juliette entra dans une agitation extraordinaire. Elle courait au milieu des pi�ces, boulevers�e, l�chant des mots sans suite:
—Ah! mon Dieu, ah! mon Dieu.... Je vous remercie. O� est mon manteau? Que c'est b�te, cette chambre toute noire! Donnez-moi mon manteau, apportez une bougie que je trouve mon manteau.... Ma ch�re, ne faites pas attention, si je ne vous remercie pas.... Je ne sais o� sont les manches; non, je ne sais plus, je ne peux plus.... La peur la paralysait, il fallut qu'H�l�ne l'aid�t � mettre son manteau. Elle posa son chapeau de travers, ne noua pas m�me les brides. Mais le pis fut qu'on perdit une grande minute � chercher sa voilette, qui �tait tomb�e sous le lit.... Elle balbutiait, les mains �perdues et tremblantes, t�tant sur elle si elle n'oubliait rien de compromettant.
—Quelle le�on! quelle le�on!... Ah! c'est bien fini, par exemple! Malignon, tr�s-pale, avait une figure sotte. Il pi�tinait, se sentant d�test� et ridicule. La seule r�flexion nette qu'il f�t en �tat de faire, �tait que d�cid�ment il n'avait pas de chance. Il ne lui vint aux l�vres que cette pauvre question:
—Alors, vous croyez que je dois m'en aller aussi?
Et comme on ne lui r�pondait pas, il prit sa canne, en continuant de causer, pour affecter un beau sang-froid. On avait tout le temps. Justement, il existait un autre escalier, un petit escalier de service abandonn�, mais o� l'on pouvait passer encore. Le fiacre de madame Deberle �tait rest� devant la porte; il les emm�nerait tous deux par les quais. Et il r�p�tait:
—Calmez-vous donc. �a s'arrange tr�s-bien.... Tenez, c'est par ici.
Il avait ouvert une porte, on apercevait l'enfilade des trois petites pi�ces, noires et d�labr�es, laiss�es dans toute leur crasse. Une bouff�e d'air humide entra. Juliette, avant de s'engager dans cette mis�re, eut une derni�re r�volte, demandant tout haut:
—Comment ai-je pu venir! Quelle abomination!... Jamais je ne me pardonnerai.
—D�p�chez-vous, disait H�l�ne, aussi anxieuse qu'elle.
Elle la poussa. Alors, la jeune femme se jeta � son cou en pleurant. C'�tait une r�action nerveuse. Une honte la prenait; elle aurait voulu se d�fendre, dire pourquoi on l'avait trouv�e chez cet homme. Puis, d'un mouvement instinctif, elle retroussa ses jupons, comme si elle allait traverser un ruisseau. Malignon, qui �tait pass� le premier, d�blayait du bout de sa botte les pl�tras encombrant l'escalier de service. Les portes se referm�rent.
Cependant, H�l�ne �tait rest�e debout au milieu du petit salon. Elle �coutait. Un silence s'�tait fait autour d'elle, un grand silence, chaud et enferm�, que troublait seul le p�tillement des b�ches r�duites en braise. Ses oreilles sonnaient, elle n'entendait rien. Mais, au bout d'un temps qui lui parut interminable, il y eut un brusque roulement de voiture. C'�tait le fiacre de Juliette qui partait. Alors, elle soupira, elle eut toute seule un geste muet de remerciement. La pens�e qu'elle n'aurait pas l'�ternel remords d'avoir bassement agi, la noyait d'un sentiment plein de douceur et de vague reconnaissance. Elle �tait soulag�e, tr�s-attendrie, mais tout d'un coup si faible, apr�s la crise atroce dont elle sortait, qu'elle ne se sentait plus la force de s'�loigner � son tour. Au fond, elle songeait qu'Henri allait venir et qu'il devait trouver quelqu'un l�. On frappa, elle ouvrit tout de suite.
Ce fut d'abord une grande surprise. Henri entrait, pr�occup� de cette lettre sans signature qu'il avait re�ue, le visage bl�mi d'inqui�tude. Mais, quand il l'aper�ut, un cri lui �chappa.
—Vous!... Mon Dieu! c'�tait vous!
Et il y avait, dans ce cri, encore plus de stupeur que de joie. Il ne comptait gu�re sur ce rendez-vous donn� avec tant de hardiesse. Puis, tous ses d�sirs d'homme furent �veill�s par une offre si impr�vue, dans le myst�re voluptueux de cette retraite.
—Vous m'aimez, vous m'aimez, balbutia-t-il, Enfin, vous voil�, et moi qui n'avais pas compris!
Il ouvrit les bras, il voulait la prendre. H�l�ne lui avait souri � son entr�e. Maintenant, elle reculait, toute p�le. Sans doute, elle l'attendait, elle s'�tait dit qu'ils causeraient ensemble un instant, qu'elle inventerait une histoire. Et, brusquement, la situation lui apparaissait. Henri croyait � un rendez-vous. Jamais elle n'avait voulu cela. Elle se r�voltait.
—Henri, je vous en supplie.... Laissez-moi....
Mais il lui avait saisi les poignets, il l'attirait lentement, comme pour la vaincre tout de suite d'un baiser. L'amour grandi en lui pendant des mois, endormi plus tard par la rupture de leur intimit�, �clatait d'autant plus violent, qu'il commen�ait � oublier H�l�ne. Tout le sang de son coeur montait � ses joues; et elle se d�battait, en lui voyant cette face ardente, qu'elle reconnaissait et qui l'effrayait. D�j� deux fois il l'avait regard�e avec ces regards fous.
—Laissez moi, vous me faites peur.... Je vous jure que vous vous trompez.
Alors, il parut surpris de nouveau.
—C'est bien vous qui m'avez �crit? demanda-t-il. Elle h�sita une seconde. Que dire, que r�pondre?
—Oui, murmura-t-elle enfin.
Elle ne pouvait pourtant pas livrer Juliette apr�s l'avoir sauv�e. C'�tait comme un ab�me o� elle se sentait glisser elle-m�me. Henri, � pr�sent, examinait les deux pi�ces, s'�tonnant de l'�clairage et de leur d�coration. Il osa l'interroger.
—Vous �tes ici chez vous?
Et comme elle se taisait.
—Votre lettre m'a beaucoup tourment�.... H�l�ne, vous me cachez quelque chose. De gr�ce, rassurez-moi.
Elle n'�coutait pas, elle songeait qu'il avait raison de croire � un rendez-vous. Qu'aurait-elle fait l�, pourquoi l'aurait-elle attendu? Elle ne trouvait aucune histoire. Elle n'�tait m�me plus certaine de ne pas lui avoir donn� ce rendez-vous. Une �treinte l'enveloppait, dans laquelle elle disparaissait lentement.
Lui, la pressait davantage. Il la questionnait de tout pr�s, les l�vres sur les l�vres, pour lui arracher la v�rit�.
—Vous m'attendiez, vous m'attendiez?
Alors, s'abandonnant, sans force, reprisa par cette lassitude et cette douceur qui la brisaient, elle consentit � dire ce qu'il dirait, � vouloir ce qu'il voudrait.
—Je vous attendais, Henri....
Leurs bouches se rapprochaient encore.
—Mais pourquoi cette lettre?... Et je vous trouve ici!... O� sommes-nous donc?
—Ne m'interrogez pas, ne cherchez jamais � savoir.... Il faut me jurer cela.... C'est moi, je suis pr�s de vous, vous le voyez bien. Que demandez-vous de plus?
—Vous m'aimez?
—Oui, je vous aime.
—Vous �tes � moi, H�l�ne, � moi tout enti�re?
—Oui, tout enti�re.
Les l�vres sur les l�vres, ils s'�taient bais�s. Elle avait tout oubli�, elle c�dait � une force sup�rieure. Cela lui semblait maintenant naturel et n�cessaire. Une paix s'�tait faite en elle, il ne lui venait plus que des sensations et des souvenirs de jeunesse. Par une journ�e d'hiver semblable, lorsqu'elle �tait jeune fille, rue des Petites-Maries, elle avait manqu� mourir, dans une pi�ce sans air, devant un grand feu de charbon allum� pour un repassage. Un autre jour, en �t�, les fen�tres �taient ouvertes, et un pinson �gar� dans la rue noire avait d'un coup d'aile fait le tour de sa chambre. Pourquoi donc songeait-elle � sa mort, pourquoi voyait-elle cet oiseau s'envoler? Elle se sentait pleine de m�lancolie et d'enfantillage, dans l'an�antissement d�licieux de tout son �tre.
—Mais tu es mouill�e, murmura Henri. Tu es donc venue � pied?
Il baissait la voix pour la tutoyer, il lui parlait � l'oreille, comme si on avait pu l'entendre. Maintenant qu'elle se livrait, ses d�sirs tremblaient devant elle, il l'entourait d'une caresse ardente et timide, n'osant plus, retardant l'heure. Un souci fraternel lui venait pour sa sant�, il avait le besoin de s'occuper d'elle, dans quelque chose d'intime et de petit.
—Tu as les pieds tremp�s, tu vas prendre du mal, r�p�tait-il. Mon Dieu! s'il y a du bon sens � courir les rues avec des souliers pareils!
Il l'avait fait asseoir devant le feu. Elle souriait, sans se d�fendre, lui abandonnant ses pieds pour qu'il la d�chauss�t. Ses petits souliers d'appartement, crev�s dans les flaques du passage des Eaux, �taient lourds comme des �ponges. Il les retira, les posa aux deux c�t�s de la chemin�e. Les bas, eux aussi, restaient humides, marqu�s d'une tache boueuse jusqu'� la cheville. Alors, sans qu'elle songe�t � rougir, d'un geste f�ch� et plein de tendresse dans sa brusquerie, il les lui enleva, en disant:
—C'est comme �a qu'on s'enrhume. Chauffe-toi. Et il avait pouss� un tabouret.
Les deux pieds de neige, devant la flamme, s'�clairaient d'un reflet rose. On �touffait un peu. Au fond, la chambre avec son grand lit dormait; la veilleuse s'�tait noy�e, un des rideaux de la porti�re, d�tach� de son embrasse, masquait � moiti� la porte. Dans le petit salon, les bougies, qui br�laient tr�s-hautes, avaient mis l'odeur chaude d'une fin de soir�e. Par moments, on entendait au dehors le ruissellement d'une averse, un roulement sourd dans le grand silence.
—Oui, c'est vrai, j'ai froid, murmura-t-elle avec un frisson, malgr� la grosse chaleur.
Ses pieds de neige �taient glac�s. Alors, il voulut absolument les prendre dans ses mains. Ses mains br�laient, elles les r�chaufferaient tout de suite.
—Les sens-tu? demandait-il. Tes pieds sont si petits que je puis les envelopper tout entiers.
Il les serrait dans ses doigts fi�vreux. Les bouts roses passaient seulement. Elle haussait les talons, en entendait le l�ger fr�lement des chevilles. Il ouvrait les mains, les regardait quelques secondes, si fins, si d�licats, avec leur pouce un peu �cart�. La tentation fut trop forte, il les baisa. Puis, comme elle tressaillait:
—Non, non, chauffe-toi.... Quand tu auras chaud.
Tous deux avaient perdu la conscience du temps et des lieux. Ils �prouvaient la vague sensation d'�tre tr�s-avant dans une longue nuit d'hiver. Ces bougies qui s'achevaient dans la moiteur ensommeill�e de la pi�ce, leur faisaient croire qu'ils avaient d� veiller pendant des heures. Mais ils ne savaient plus o�. Autour d'eux, un d�sert se d�roulait; pas un bruit, pas une voix humaine, l'impression d'une mer noire o� soufflait une temp�te. Ils �taient hors du monde, � mille lieues des terres. Et cet oubli des liens qui les attachaient aux �tres et aux choses, �tait si absolu, qu'il leur semblait na�tre l�, � l'instant m�me, et devoir mourir l�, tout � l'heure, lorsqu'ils se prendraient aux bras l'un de l'autre.
M�me ils ne trouvaient plus de paroles. Les mots ne rendaient plus leurs sentiments. Peut-�tre s'�taient-ils connus ailleurs, mais cette ancienne rencontre n'importait pas. Seule, la minute pr�sente existait, et ils la vivaient longuement, ne parlant pas de leur amour, habitu�s d�j� l'un � l'autre comme apr�s dix ans de mariage.
—As-tu chaud?
—Oh! oui, merci.
Une inqui�tude la fit se pencher. Elle murmura:
—Jamais mes souliers ne seront secs.
Lui, la rassura, prit les petits souliers, les appuya contre les chenets, en disant � voix tr�s-basse:
—Comme cela, ils s�cheront, je t'assure.
Il se retourna, baisa encore ses pieds, monta � sa taille. La braise qui emplissait l'�tre les br�lait tous les deux. Elle n'eut pas une r�volte devant ces mains t�tonnantes, que le d�sir �garait de nouveau. Dans l'effacement de tout ce qui l'entourait et de ce qu'elle �tait elle-m�me, le seul souvenir de sa jeunesse demeurait encore, une pi�ce o� il faisait une chaleur aussi forte, un grand fourneau avec des fers, sur lequel elle se penchait; et elle se rappelait qu'elle avait �prouv� un an�antissement pareil, que cela n'�tait pas plus doux, que les baisers dont Henri la couvrait ne lui donnaient pas une mort lente plus voluptueuse. Lorsque, tout d'un coup, il la saisit entre ses bras, pour l'emmener dans la chambre, elle eut pourtant une anxi�t� derni�re. Elle croyait que quelqu'un avait cri�, il lui semblait qu'elle oubliait quelqu'un sanglotant dans l'ombre. Mais ce ne fut qu'un frisson, elle regarda autour de la pi�ce, elle ne vit personne. Cette pi�ce lui �tait inconnue, aucun objet ne lui parla. Une averse plus violente tombait avec une clameur prolong�e. Alors, comme prise d'un besoin de sommeil, elle s'abattit sur l'�paule d'Henri, elle se laissa emporter. Derri�re eux, l'autre rideau de la porti�re s'�chappa de son embrasse.
Quand H�l�ne revint, les pieds nus, chercher ses souliers devant le feu qui se mourait, elle pensait que jamais ils ne s'�taient moins aim�s que ce jour-la.
Jeanne, les yeux sur la porte, restait dans le gros chagrin du brusque d�part de sa m�re. Elle tourna la t�te, la chambre �tait vide et silencieuse; mais elle entendait encore le prolongement des bruits, des pas pr�cipit�s qui s'en allaient, un froissement de jupe, la porte du palier referm�e violemment. Puis, il n'y avait plus rien. Et elle �tait seule. Toute seule, toute seule. Sur le lit, le peignoir de sa m�re, jet� � la vol�e, pendait, la jupe �largie, une manche contre le traversin, dans l'attitude �trangement �cras�e d'une personne qui serait tomb�e l� sanglotante et comme vid�e par une immense douleur. Des linges tra�naient. Un fichu noir faisait par terre une tache de deuil. Dans le d�sordre des si�ges bouscul�s, du gu�ridon pouss� devant l'armoire � glace, elle �tait toute seule, elle sentait des larmes l'�trangler, en regardant ce peignoir o� sa m�re n'�tait plus, �tir� dans une maigreur de morte. Elle joignit les mains, elle appela une derni�re fois: �Maman! maman!� Mais les tentures de velours bleu assourdissaient la chambre. C'�tait fini, elle �tait seule.
Alors, le temps coula. Trois heures sonneront � la pendule. Un jour bas et louche entrait par les fen�tres. Des nu�es couleur de suie passaient, qui assombrissaient encore le ciel. � travers les vitres, couvertes d'une l�g�re bu�e, on apercevait un Paris brouill�, effac� dans une vapeur d'eau, avec des lointains perdus dans de grandes fum�es. La ville elle-m�me n'�tait pas l� pour tenir compagnie � l'enfant, comme par ces claires apr�s-midi, o� il lui semblait qu'en se penchant un peu, elle allait toucher les quartiers avec la main.
Qu'allait-elle faire? Ses petits bras d�sesp�r�s se serr�rent contre sa poitrine. Son abandon lui apparaissait noir, sans bornes, d'une injustice et d'une m�chancet� qui l'enrageaient. Elle n'avait jamais rien vu d'aussi vilain, elle pensait que tout allait dispara�tre, que rien ne reviendrait jamais plus. Puis, elle aper�ut pr�s d'elle, dans un fauteuil, sa poup�e, assise le dos contre un coussin, les jambes allong�es, en train de la regarder, comme une personne. Ce n'�tait pas sa poup�e m�canique, mais une grande poup�e avec une t�te de carton, des cheveux fris�s, des yeux d'�mail, dont le regard fixe la troublait parfois; depuis deux ans qu'elle la d�shabillait et la rhabillait, la t�te s'�tait �corch�e au menton et aux joues, les membres de peau rose bourr�s de son avaient pris un alanguissement, une mollesse d�gingand�e de vieux linges. La poup�e, pour le moment, �tait en toilette de nuit, v�tue d'une seule chemise, les bras disloqu�s, l'un en l'air, l'autre en bas. Alors, Jeanne, en voyant que quelqu'un �tait avec elle, se sentit un instant moins malheureuse. Elle la prit entre ses bras, la serra bien fort, tandis que la t�te sa balan�ait en arri�re, le cou cass�. Et elle lui parlait, elle �tait la plus sage, elle avait bon coeur, jamais elle ne sortait et ne la laissait toute seule. C'�tait son tr�sor, son petit chat, son cher petit coeur. Toute fr�missante, se retenant pour ne pas pleurer encore, elle la couvrit de baisers.
Cette furie de caresses la vengeait un peu, la poup�e retomba sur son bras comme une loque. Elle s'�tait lev�e, elle regardait dehors, le front appuy� contre une vitre. La pluie avait cess�, les nuages de la derni�re averse, emport�s par un coup de vent, roulaient � l'horizon, vers les hauteurs du P�re-Lachaise que noyaient des hachures grises; et Paris, sur ce fond d'orage, �clair� d'une lumi�re uniforme, prenait une grandeur solitaire et triste. Il semblait d�peupl�, pareil � ces villes des cauchemars que l'on aper�oit dans un reflet d'astre mort. Bien s�r, ce n'�tait gu�re joli. Vaguement, elle songeait aux gens qu'elle avait aim�s, depuis qu'elle �tait au monde. Son bon ami le plus ancien, � Marseille, �tait un gros chat rouge, qui pesait tr�s-lourd; elle le prenait sous le ventre en serrant ses petits bras, elle le portait comme �a d'une chaise � une autre, sans qu'il se mit en col�re; puis, il avait disparu, c'�tait la premi�re m�chancet� dont elle se souv�nt. Ensuite, elle avait eu un moineau; celui-l� �tait mort, elle l'avait ramass� un matin par terre, dans la cage; �a faisait deux. Elle ne comptait pas ses joujoux qui se cassaient pour lui causer du chagrin, toutes sortes d'injustices dont elle souffrait beaucoup, parce qu'elle �tait trop b�te. Une poup�e surtout, pas plus haute que la main, l'avait d�sesp�r�e en se laissant �craser la t�te; m�me elle la ch�rissait tant, qu'elle l'avait enterr�e en cachette dans un coin de la cour; et plus tard, prise du besoin de la revoir et l'ayant d�terr�e, elle s'�tait rendue malade de peur, en la retrouvant si noire et si laide. Toujours les autres cessaient de l'aimer les premiers. Ils s'ab�maient, ils partaient; enfin, il y avait de leur faute. Pourquoi donc? Elle ne changeait pas, elle. Quand elle aimait les gens, �a durait toute la vie. Elle ne comprenait pas l'abandon. Cela �tait une chose �norme, monstrueuse, qui ne pouvait entrer dans son petit coeur sans le faire �clater. Un frisson la prenait, aux pens�es confuses, lentement �veill�es en elle. Alors, on se quittait un jour, on s'en allait chacun de son c�t�, on ne se voyait plus, on ne s'aimait plus. Et les yeux sur Paris, immense et m�lancolique, elle restait toute froide, devant ce que sa passion de douze ans devinait des cruaut�s de l'existence.
Cependant, son baleine avait encore terni la vitre. Elle effa�a de la main la bu�e qui l'emp�chait de voir. Des monuments, au loin, lav�s par l'averse, avaient des miroitements de glaces brunies. Des files de maisons, propres et nettes, avec leurs fa�ades p�les, au milieu des toitures, semblaient des pi�ces de linge �tendues, quelque lessive colossale s�chant sur des pr�s � l'herbe rousse. Le jour blanchissait, la queue du nuage qui couvrait encore la ville d'une vapeur, laissait percer le rayonnement laiteux du soleil; et l'on sentait une gaiet� h�sitante au-dessus des quartiers, certains coins o� le ciel allait rire. Jeanne regardait en bas, sur le quai et sur les pentes du Trocad�ro, la vie des rues recommencer, apr�s cette rude pluie, qui tombait par brusques averses. Les fiacres reprenaient leurs cahots ralentis, tandis que les omnibus, dans le silence des chauss�es encore d�sertes, passaient avec un redoublement de sonorit�. Des parapluies se fermaient, des passants abrit�s sous les arbres se hasardaient d'un trottoir � l'autre, au milieu du ruissellement des flaques coulant aux ruisseaux. Elle s'int�ressait surtout � une dame et � une petite fille tr�s-bien mises, qu'elle voyait debout sous la tente d'une marchande de jouets, pr�s du pont. Sans doute, elles s'�taient r�fugi�es l�, surprises par la pluie. La petite d�valisait la boutique, tourmentait la dame pour avoir un cerceau; et toutes deux s'en allaient maintenant, l'enfant qui courait, rieuse et l�ch�e, poussait le cerceau sur le trottoir. Alors, Jeanne redevint tr�s-triste, sa poup�e lui parut affreuse. C'�tait un cerceau qu'elle voulait, et �tre l�-bas, et courir, pendant que sa m�re, derri�re elle, aurait march� � petits pas, en lui criant de ne pas aller si loin. Tout se brouillait. A chaque minute, elle essuyait la vitre. On lui avait d�fendu d'ouvrir la fen�tre; mais elle se sentait pleine de r�volte, elle pouvait regarder dehors au moins, puisqu'on ne l'emmenait pas. Elle ouvrit, elle s'accouda comme une grande personne, comme sa m�re, lorsqu'elle se mettait l� et qu'elle ne parlait plus.
L'air �tait doux, d'une douceur humide, qui lui semblait tr�s-bonne. Une ombre, peu � peu �tendue sur l'horizon, lui fit lever la t�te. Elle avait, au-dessus d'elle, la sensation d'un oiseau g�ant, les ailes �largies. D'abord, elle ne vit rien, le ciel restait clair; mais une tache sombre se montra � l'angle de la toiture, d�borda, envahit le ciel. C'�tait un nouveau grain, pouss� par un terrible vent d'ouest. Le jour avait baiss� rapidement, la ville �tait noire, dans une lueur livide qui donnait aux fa�ades un ton de vieille rouille. Presque aussit�t la pluie tomba. Les chauss�es furent balay�es. Des parapluies sa retourn�rent, des promeneurs, fuyant de tous c�t�s, disparurent comme des pailles. Une vieille dame tenait � deux mains ses jupons, tandis que l'averse s'abattait sur son chapeau avec une raideur de goutti�re. Et la pluie marchait, on pouvait suivre le vol du nuage � la course furieuse de l'eau vers Paris; la barre des grosses gouttes enfilait les avenues des quais, dans un galop de cheval emport�, soulevant une poussi�re, dont la petite fum�e blanche roulait au ras du sol avec une vitesse prodigieuse; elle descendait les Champs-�lys�es, s'engouffrait dans les longues rues droites du quartier Saint-Germain, emplissait d'un bond les larges �tendues, les places vides, les carrefours d�serts. En quelques secondes, derri�re cette trame de plus en plus �paisse, la ville p�lit, sembla se fondre. Ce fut comme un rideau tir� obliquement du vaste ciel � la terre. Des vapeurs montaient, l'immense clapotement avait un bruit assourdissant de ferrailles remu�es.
Jeanne, �tourdie par la clameur, se reculait. Il lui semblait qu'un mur blafard s'�tait b�ti devant elle. Mais elle adorait la pluie, elle revint s'accouder, allongea les bras, pour sentir les grosses gouttes froides s'�craser sur ses mains. Cela l'amusait, elle se trempait jusqu'aux manches. Sa poup�e devait, comme elle, avoir mal � la t�te. Aussi venait-elle de la poser � califourchon sur la barre, le dos contre le mur. Et, en voyant les gouttes l'�clabousser, elle pensait que �a lui faisait du bien. La poup�e, tr�s-raide, avec l'�ternel sourire de ses petites dents, avait une �paule qui ruisselait, tandis que des souffles de vent enlevaient sa chemise. Son pauvre corps, vide de son, grelottait.
Pourquoi donc sa m�re ne l'avait-elle pas emmen�e? Jeanne trouvait, dans cette eau qui lui battait les mains, une nouvelle tentation d'�tre dehors. On devait �tre tr�s-bien dans la rue. Et elle revoyait, derri�re le voile de l'averse, la petite fille poussant un cerceau sur le trottoir. On ne pouvait pas dire, celle-l� �tait sortie avec sa m�re. M�me elles paraissaient joliment contentes toutes les deux. �a prouvait qu'on emmenait les petites filles, quand il pleuvait. Mais il fallait vouloir. Pourquoi n'avait-on pas voulu? Alors, elle songeait encore � son chat rouge qui s'en �tait all�, la queue en l'air, sur les maisons d'en face, puis � cette petite b�te de moineau, qu'elle avait essay� de faire manger, quand il �tait mort, et qui avait fait semblant de ne pas comprendre. Ces histoires lui arrivaient toujours, on ne l'aimait pas assez fort. Oh! elle aurait �t� pr�te en deux minutes; les jours o� �a lui plaisait, elle s'habillait vite; les bottines que Rosalie boutonnait, le paletot, le chapeau, et c'�tait fini. Sa m�re aurait bien pu l'attendre deux minutes. Quand elle descendait chez ses amis, elle ne bousculait pas comme �a ses affaires; quand elle allait au bois de Boulogne, elle la promenait doucement par la main, elle s'arr�tait avec elle � chaque boutique de la rue de Passy. Et Jeanne ne devinait pas, ses sourcils noirs se fron�aient, ses traits si fins prenaient cette duret� jalouse qui lui donnait un visage bl�me de vieille fille m�chante. Elle sentait confus�ment que sa m�re �tait quelque part o� les enfants ne vont pas. On ne l'avait pas emmen�e, pour lui cacher des choses. � ces pens�es, son coeur se serrait d'une tristesse indicible, elle avait mal.
La pluie devenait plus fine, des transparences se faisaient � travers le rideau qui voilait Paris. Le d�me des Invalides reparut le premier, l�ger et tremblant, dans la vibration luisante de l'averse. Puis, des quartiers �merg�rent du flot qui se retirait, la ville sembla sortir d'un d�luge, avec ses toits ruisselants, tandis que des fleuves emplissaient encore les rues d'une vapeur. Mais, tout d'un coup, une flamme jaillit, un rayon tomba au milieu de l'ond�e. Alors, pendant un instant, ce fut un sourire dans des larmes. Il ne pleuvait plus sur le quartier des Champs-�lys�es, la pluie sabrait la rive gauche, la Cit�, les lointains des faubourgs; et l'on en voyait les gouttes filer comme des traits d'acier, minces et drus dans le soleil. Vers la droite, un arc-en-ciel s'allumait. � mesure que le rayon s'�largissait, des hachures roses et bleues peinturluraient l'horizon d'un bariolage d'aquarelle enfantine. Il y eut un flamboiement, une tomb�e de neige d'or sur une ville de cristal. Et le rayon s'�teignit, un nuage avait roul�, le sourire se noyait dans les larmes, Paris s'�gouttait avec un long bruit de sanglots, sous le ciel couleur de plomb.
Jeanne, les manches tremp�es, eut un acc�s de toux. Mais elle ne sentait pas le froid qui la p�n�trait, occup�e maintenant de la pens�e que sa m�re �tait descendue dans Paris. Elle avait fini par conna�tre trois monuments, les Invalides, le Panth�on, la tour Saint-Jacques; elle r�p�tait leurs noms, elle les d�signait du doigt, sans s'imaginer comment ils pouvaient �tre, quand on les regardait de pr�s. Sans doute sa m�re se trouvait l�-bas, et elle la mettait au Panth�on, parce que celui-l� l'�tonnait le plus, �norme et plant� tout en l'air comme le panache de la ville. Puis, elle se questionnait. Paris restait pour elle cet endroit o� les enfants ne vont pas. On ne la menait jamais. Elle aurait voulu savoir, pour se dire tranquillement: �Maman est l�, elle fait ceci.� Mais �a lui semblait trop vaste, on ne retrouvait personne. Ses regards sautaient � l'autre bout de la plaine. N'�tait-ce pas plut�t dans ce tas de maisons, � gauche, sur une colline? ou tout pr�s, sous les grands arbres dont les branches nues ressemblaient � des fagots de bois mort? Si elle avait pu soulever les toitures! Qu'�tait-ce donc, ce monument si noir? et cette rue, o� courait quelque chose de gros? et tout ce quartier dont elle avait peur, parce que bien s�r on s'y battait. Elle ne distinguait pas nettement; mais, sans mentir, �a remuait, c'�tait tr�s-laid, les petites filles ne devaient pas regarder. Toutes sortes de suppositions vagues, qui lui donnaient envie de pleurer, troublaient son ignorance d'enfant. L'inconnu de Paris, avec ses fum�es, son grondement continu, sa vie puissante, soufflait jusqu'� elle, par ce temps mou de d�gel, une odeur de mis�re, d'ordure et de crime, qui faisait tourner sa jeune t�te, comme si elle s'�tait pench�e au-dessus d'un de ces puits empest�s, exhalant l'asphyxie de leur boue invisible. Les Invalides, le Panth�on, la tour Saint-Jacques, elle les nommait, elle les comptait; puis, elle ne savait plus, elle restait effray�e et honteuse, avec la pens�e ent�t�e que sa m�re �tait dans ces vilaines choses, quelque part qu'elle ne devinait point, tout au fond, l�-bas.
Brusquement, Jeanne se tourna. Elle aurait jur� qu'on avait march� dans la chambre; m�me une main l�g�re venait de lui effleurer l'�paule. Mais la chambre �tait vide, dans le lourd d�sordre o� H�l�ne l'avait laiss�e; le peignoir pleurait toujours, allong�, �cras� sur le traversin. Alors, Jeanne, toute blanche, fit d'un regard le tour de la pi�ce, et son coeur se brisa. Elle �tait seule, elle �tait seule. Mon Dieu! sa m�re, en partant, l'avait pouss�e, et tr�s-fort, � la jeter par terre. Cela lui revenait dans une angoisse, la douleur de cette brutalit� la reprenait aux poignets et aux �paules. Pourquoi l'avait-on battue? Elle �tait gentille, elle n'avait rien � se reprocher. On lui parlait si doucement d'ordinaire, cette correction la r�voltait. Elle �prouvait cette sensation de ses peurs d'enfant, lorsqu'on la mena�ait du loup et qu'elle regardait, sans l'apercevoir; c'�tait dans l'ombre comme des choses qui allaient l'�craser. Pourtant, elle se doutait, la face bl�mie, peu � peu gonfl�e d'une col�re jalouse. Tout d'un coup, la pens�e que sa m�re devait aimer plus qu'elle les gens o� elle avait couru, en la bousculant si fort, lui fit porter les deux mains � sa poitrine. Elle savait � pr�sent. Sa m�re la trahissait.
Sur Paris, une grande anxi�t� s'�tait faite, dans l'attente d'une nouvelle bourrasque. L'air obscurci avait un murmure, d'�pais nuages planaient. Jeanne, � la fen�tre, toussa violemment; mais elle se sentait comme veng�e d'avoir froid, elle aurait voulu prendre du mal. Les mains contre la poitrine, elle sentait l� grandir son malaise. C'�tait une angoisse, dans laquelle son corps s'abandonnait. Elle tremblait de peur, et n'osait plus se retourner, toute froide � l'id�e de regarder encore dans la chambre. Quand on est petite, on n'a pas de force. Qu'�tait-ce donc, ce mal nouveau, dont la crise l'emplissait de honte et d'am�re douceur? Lorsqu'on la taquinait, qu'on la chatouillait malgr� ses rires, elle avait eu parfois ce frisson exasp�r�. Toute raidie, elle attendait dans une r�volte de ses membres innocents et vierges. Et, du fond de son �tre, de son sexe de femme �veill�, une vive douleur jaillit comme un coup re�u de loin. Alors, d�faillante, elle poussa un cri �touff�: �Maman! maman!� sans qu'on p�t savoir si elle appelait sa m�re � son secours, ou si elle l'accusait de lui envoyer ce mal dont elle se mourait.
� ce moment, la temp�te �clatait. Dans le silence lourd d'anxi�t�, au- dessus de la ville devenue noire, le vent hurla; et l'on entendit le craquement prolong� de Paris, les persiennes qui battaient, les ardoises qui volaient, les tuyaux de chemin�e et les goutti�res qui rebondissaient sur le pav� des rues. Il y eut un calme de quelques secondes; puis, un nouveau souffla passa, emplit l'horizon d'une baleine si colossale, que l'oc�an des toitures, �branl�, sembla soulever ses vagues et disparut dans un tourbillon. Pendant un instant, ce fut le chaos. D'�normes nuages, �largis comme des taches d'encre, couraient au milieu de plus petits, dispers�s et flottants, pareils � des haillons que le vent d�chiquetait et emportait fil � fil. Un instant, deux nu�es s'attaqu�rent, se bris�rent avec des �clats, qui sem�rent de d�bris l'espace couleur de cuivre; et chaque fois que l'ouragan sautait ainsi, soufflant de tous les points du ciel, il y avait en l'air un �crasement d'arm�es, un �croulement immense dont les d�combres suspendus allaient �craser Paris. Il ne pleuvait pas encore. Tout � coup, un nuage creva sur le centre de la ville, une trombe d'eau remonta le cours de la Seine. Le ruban vert du fleuve, cribl� et sali par le clapotement des gouttes, se changeait en un ruisseau de boue; et, un � un, derri�re l'averse, les ponts reparaissaient, amincis, l�gers dans la vapeur; tandis que, � droite et � gauche, les quais d�serts secouaient furieusement leurs arbres, le long de la ligne grise des trottoirs. Au fond, sur Notre-Dame, le nuage se partagea, versa un tel torrent, que la Cit� fut submerg�e; seules, en haut du quartier noy�, les tours nageaient dans une �claircie, comme des �paves. Mais, de toutes parts, le ciel s'ouvrait, la rive droite � trois reprises parut engloutie. Une premi�re ond�e ravagea les faubourgs lointains, s'�largissant, battant les pointes de Saint-Vincent-de-Paul et de la tour Saint-Jacques qui blanchissaient sous le flot. Deux autres, coup sur coup, ruissel�rent sur Montmartre et sur les Champs-�lys�es. Par instants, on distinguait les verri�res du Palais de l'Industrie fumant dans le rejaillissement de la pluie, Saint-Augustin dont la coupole roulait au fond d'un brouillard comme une lune �teinte, la Madeleine qui allongeait sa toiture plate, pareille aux dalles lav�es � grande eau de quelque parvis en ruine; pendant que, en arri�re, la masse �norme et sombr�e de l'Op�ra faisait penser � un vaisseau d�m�t�, la car�ne prise entre deux rocs, r�sistante aux assauts de la temp�te. Sur la rive gauche, que voilait une poussi�re d'eau, on apercevait le d�me des Invalides, les fl�ches de Sainte-Clotilde, les tours de Saint-Sulpice mollissant, se fondant dans l'air tremp� d'humidit�. Un nuage s'�largit, la colonnade du Panth�on l�cha des nappes qui mena�aient d'inonder les quartiers bas. Et, d�s ce moment, les coups de pluie frapp�rent la ville � toutes places; on e�t dit que le ciel se jetait sur la terre; des rues s'ab�maient, coulant � fond et surnageant, dans des secousses dont la violence semblait annoncer la fin de la cit�. Un grondement continu montait, la voix des ruisseaux grossis, le tonnerre des eaux se vidant aux �gouts. Cependant, au-dessus de Paris boueux, que ces giboul�es salissaient du m�me ton jaune, les nuages s'effrangeaient, devenaient d'une p�leur livide, �galement �pandue, sans une fissure ni une tache. La pluie s'amincissait, raide et pointue; et quand une rafale soufflait encore, de grandes ondes moiraient les hachures grises, on entendait les gouttes obliques, presque horizontales, fouetter lus murs avec un sifflement, jusqu'� ce que, le vent tomb�, elles redevinssent droites, piquant la sol dans un apaisement obstin�, du coteau de Passy � la campagne plate de Charenton. Alors, l'immense cit�, comme d�truite et morte � la suite d'une supr�me convulsion, �tendit son champ de pierres renvers�es, sous l'effacement du ciel.
Jeanne, affaiss�e � la fen�tre, avait de nouveau balbuti�: �Maman! maman!� et une immense fatigue la laissait toute faible, en face de Paris englouti. Dans cet an�antissement, les cheveux envol�s, le visage mouill� de gouttes de pluie, elle gardait le go�t de l'am�re douceur dont elle venait de frissonner, tandis que le regret de quelque chose d'irr�m�diable pleurait en elle. Tout lui semblait fini, elle comprenait qu'elle devenait tr�s-vieille. Les heures pouvaient couler, elle ne regardait m�me plus dans la chambre. Cela lui �tait �gal, d'�tre oubli�e et seule. Un tel d�sespoir emplissait son coeur d'enfant, qu'il faisait noir autour d'elle. Si on la grondait comme autrefois, quand elle �tait malade, ce serait tr�s-injuste. �a la br�lait, �a la prenait comme un mal de t�te. S�rement, tout � l'heure, on lui avait cass� quelque part une chose. Elle ne pouvait emp�cher �a. Il lui fallait bien se laisser faire ce qu'on voulait. � la fin, elle �tait trop lasse. Sur la barre d'appui, elle avait nou� ses deux petits bras, et une somnolence la prenait, la t�te appuy�e, ouvrant de temps � autre ses yeux tr�s-grands, pour voir l'averse.
Toujours, toujours la pluie tombait, le ciel bl�me fondait en eau. Un dernier souffle avait pass�, on entendait un roulement monotone. La pluie souveraine battait sans fin, au milieu d'une solennelle immobilit�, la ville qu'elle avait conquise, silencieuse et d�serte. Et c'�tait, derri�re le cristal ray� de ce d�luge, un Paris fant�me, aux lignes tremblantes, qui paraissait se dissoudre. Il n'apportait plus � Jeanne qu'un besoin de sommeil, avec de vilains r�ves, comme si tout son inconnu, le mal qu'elle ignorait, se fut exhal� en brouillard pour la p�n�trer et la faire tousser. Chaque fois qu'elle ouvrait les yeux, des hoquets de toux la secouaient, et elle restait l� quelques secondes � le regarder; puis, en laissant retomber la t�te, elle en emportait l'image, il lui semblait qu'il s'�talait sur elle et l'�crasait.
La pluie tombait toujours. Quelle heure pouvait-il �tre, maintenant? Jeanne n'aurait pas pu dire. Peut-�tre la pendule ne marchait-elle plus. Cela lui paraissait trop fatigant de se retourner. Il y avait au moins huit jours que sa m�re �tait partie. Elle avait cess� de l'attendre, elle se r�signait � ne plus la revoir. Puis, elle oubliait tout, les mis�res qu'on lui avait faites, le mal �trange dont elle venait de souffrir, m�me l'abandon o� le monde la laissait. Une pesanteur descendait en elle avec un froid de pierre. Elle �tait seulement bien malheureuse, oh! malheureuse autant que les petits pauvres perdus sous les portes, auxquels elle donnait des sous. Jamais �a ne s'arr�terait, elle serait ainsi pendant des ann�es, c'�tait trop grand et trop lourd pour une petite fille. Mon Dieu! comme on toussait, comme on avait froid, quand on ne vous aimait plus! Elle fermait ses paupi�res appesanties, dans le vertige d'un assoupissement fi�vreux, et sa derni�re pens�e �tait un vague souvenir d'enfance, une visite � un moulin, avec du bl� jaune, des graines toutes petites, qu coulaient sous des meules grosses comme des maisons.
Des heures, des heures passaient, chaque minute apportait un si�cle. La pluie tombait sans rel�che, du m�me train tranquille, comme ayant tout le temps, l'�ternit�, pour noyer la plaine. Jeanne dormait. Pr�s d'elle, sa poup�e, pli�e sur la barre d'appui, les jambes dans la chambre et la t�te dehors, semblait une noy�e, avec sa chemise qui se collait � sa peau rose, ses yeux fixes, ses cheveux ruisselants d'eau; et elle �tait maigre � faire pleurer, dans sa posture comique et navrante de petite morte. Jeanne, endormie, toussait; mais elle n'ouvrait plus les yeux, sa t�te roulait sur ses bras crois�s, la toux s'achevait en un sifflement, sans qu'elle s'�veill�t. Il n'y avait plus rien, elle dormait dans le noir, elle ne retirait m�me pas sa main, dont les doigts rougis laissaient couler des gouttes claires, une � une, au fond des vastes espaces qui se creusaient sous la fen�tre. Cela dura encore des heures, des heures. � l'horizon, Paris s'�tait �vanoui comme une ombre de ville, le ciel se confondait dans le chaos brouill� de l'�tendue, la pluie grise tombait toujours, ent�t�e.
Il faisait nuit depuis longtemps, lorsque H�l�ne rentra.
Pendant qu'elle montait p�niblement l'escalier en s'aidant de la rampe, son parapluie s'�gouttait sur les marches. Devant sa porte, elle resta quelques secondes � souffler, encore �tourdie du roulement de l'averse autour d'elle, du coudoiement des gens qui couraient, du reflet des r�verb�res dansant le long des flaques. Elle marchait dans un r�ve, dans la surprise de ces baisers qu'elle venait de recevoir et de rendre; et, tandis qu'elle cherchait sa clef, elle songeait qu'elle n'avait ni remords ni joie. Cela �tait ainsi, elle ne pouvait faire que cela f�t autrement. Mais elle ne trouvait pas sa clef; sans doute elle l'avait oubli�e dans la poche de son autre robe. Alors, elle fut tr�s-contrari�e, il lui sembla qu'elle s'�tait mise � la porte de chez elle. Elle dut sonner.
—Ah! c'est madame, dit Rosalie en ouvrant. Je commen�ais � �tre inqui�te. Et, prenant le parapluie pour le porter � la cuisine, sur la pierre de l'�vier:
—Hein? quelle pluie!... Z�phyrin, qui vient d'arriver, �tait tremp� comme une soupe.... Je me suis permis de le retenir � d�ner, madame. Il a la permission de dix heures.
H�l�ne, machinalement, la suivait. Elle semblait avoir le besoin de revoir toutes les pi�ces de son appartement, avant d'�ter son chapeau.
—Vous avez bien fait, ma fille, r�pondit-elle.
Un instant, elle se tint sur le seuil de la cuisine, regardant les fourneaux allum�s. D'un geste instinctif, elle ouvrit une armoire et la referma. Tous les meubles �taient � leur place; elle les retrouvait, cela lui causait un plaisir. Cependant, Z�phyrin s'�tait lev� respectueusement. Elle sourit, en lui adressant un l�ger signe de t�te.
—Je ne savais plus si je devais mettre le r�ti, reprit la bonne.
—Quelle heure est-il donc? demanda-t-elle.
—Mais bient�t sept heures, madame.
—Comment! sept heures!
Et elle resta tr�s-�tonn�e. Elle avait perdu la conscience du temps. Ce fut pour elle un r�veil.
—Et Jeanne? dit-elle.
—Oh! elle a �t� bien sage, madame. M�me je crois qu'elle s'est endormie, car je ne l'ai plus entendue.
—Vous ne lui avez donc pas donn� de la lumi�re?
Rosalie resta embarrass�e, ne voulant pas raconter que Z�phyrin lui avait apport� des images. Mademoiselle n'avait pas boug�, c'�tait que mademoiselle n'avait besoin de rien. Mais H�l�ne ne l'�coutait plus. Elle entra dans la chambre, o� un grand froid la saisit.
—Jeanne! Jeanne! appela-t-elle.
Aucune voix ne r�pondait. Ella se heurta contra un fauteuil. La porte de la salle � manger, qu'elle avait laiss�e entre-b�ill�e, �clairait un coin du tapis. Elle eut un frisson, on aurait dit que la pluie tombait dans la pi�ce, avec ses souffles humides et son ruissellement continu. Alors, en se tournant, elle aper�ut le carr� p�le que la fen�tre taillait dans le gris du ciel.
—Qui donc a ouvert cette fen�tre! cria-t-elle. Jeanne! Jeanne!
Toujours pas de r�ponse. Une inqui�tude mortelle la serrait au coeur. Elle voulut voir � cette fen�tre; mais, en t�tant, elle sentit une chevelure, Jeanne �tait l�. Et, comme Rosalie arrivait avec une lampe, l'enfant apparut, toute blanche, dormant la joue sur ses bras crois�s, tandis que l'�claboussement des gouttes tombant du toit la mouillait. Elle ne soufflait plus, abattue de d�sespoir et de fatigue. Ses grandes paupi�res bleu�tres retenaient dans leurs cils deux grosses larmes.
—Malheureuse enfant! balbutiait H�l�ne, s'il est permis!... Mon Dieu, elle est toute froide!... S'endormir l�, et par un pareil temps, lorsqu'on lui avait d�fendu de toucher � la fen�tre!... Jeanne, Jeanne, r�ponds-moi, r�veille-toi! Rosalie s'�tait prudemment esquiv�e. La petite, que sa m�re avait enlev�e entre ses bras, laissait aller sa t�te, comme ne pouvant secouer le sommeil de plomb qui s'�tait empar� d'elle. Pourtant, elle ouvrit enfin les paupi�res; et elle restait engourdie, h�b�t�e, les yeux bless�s par la lampe.
—Jeanne, c'est moi.... Qu'as-tu? Regarde, je viens de rentrer.
Mais elle ne comprenait pas, murmurant d'un air de stupeur:
—Ah!... ah!...
Elle examinait sa m�re, comme si elle ne l'e�t pas reconnue. Pois, tout d'un coup, elle grelotta, elle parut sentir le grand froid de la chambre. Ses id�es revenaient, les larmes de ses cils roul�rent sur ses joues. Elle se d�battait, voulant qu'on ne la touch�t pas.
—C'est toi, c'est toi.... Oh! laisse, tu me serres trop. J'�tais si bien.
Et, gliss�e de ses bras, elle avait peur d'elle. D'un regard inquiet, elle remontait de ses mains � ses �paules; une des mains �tait d�gant�e, elle reculait devant le poignet nu, la paume moite, les doigts ti�des, de l'air sauvage dont elle fuyait devant la caresse d'une main �trang�re. Ce n'�tait plus la m�me odeur de verveine, les doigts avaient d� s'allonger, la paume gardait une mollesse; et elle restait exasp�r�e au contact de cette peau qui lui semblait chang�e.
—Voyons, je ne te gronde pas, continuait H�l�ne. Mais, vraiment, est-ce raisonnable?... Embrasse-moi.
Jeanne reculait toujours. Elle ne se souvenait pas d'avoir vu cette robe, ni ce manteau � sa m�re. La ceinture �tait l�che, les plis tombaient d'une fa�on qui l'irritait. Pourquoi donc revenait-elle si mal habill�e, avec quelque chose de tr�s-laid et de si triste dans toutes ses affaires? Elle avait de la boue � son jupon, ses souliers �taient crev�s, rien ne lui tenait sur le corps, comme elle le disait elle-m�me, lorsqu'elle se f�chait contre les petites filles qui ne savaient pas s'habiller.
—Embrasse-moi, Jeanne.
Mais l'enfant ne reconnaissait pas davantage la voix, qui lui paraissait plus forte. Elle �tait mont�e au visage, elle s'�tonnait de la petitesse lass�e des yeux, de la rougeur fi�vreuse des l�vres, de l'ombre �trange dont la face enti�re �tait noy�e. Elle n'aimait pas �a, elle recommen�ait � avoir du mal dans la poitrine, comme lorsqu'on lui faisait de la peine. Alors, �nerv�e par l'approche de ces choses subtiles et rudes qu'elle flairait, comprenant qu'elle respirait l� l'odeur de la trahison, elle �clata en sanglots.
—Non, non, je t'en prie.... Oh! tu m'as laiss�e seule, oh! j'ai �t� trop malheureuse....
—Mais puisque je suis rentr�e, ma ch�rie.... Ne pleure pas, je suis rentr�e.
—Non, non, c'est fini.... Je ne te veux plus.... Oh! j'ai attendu, j'ai attendu, j'ai trop de mal.
H�l�ne l'avait reprise et l'attirait doucement, tandis que l'enfant s'ent�tait, r�p�tant:
—Non, non, ce n'est plus la m�me chose, tu n'es plus la m�me.
—Comment? Qu'est-ce que tu dis l�, mon enfant?
—Je ne sais pas, tu n'es plus la m�me.
—Tu veux dire que je ne t'aime plus?
—Je ne sais pas, tu n'es plus la m�me.... Ne dis pas non.... Tu ne sens plus la m�me chose. C'est fini, fini, fini. Je veux mourir.
Toute p�le, H�l�ne la tenait de nouveau dans ses bras. �a se voyait donc sur son visage? Elle la baisa, mais la petite frissonnait, d'un air de si profond malaise, qu'elle ne lui mit pas au front un second baiser. Elle la garda pourtant. Ni l'une ni l'autre ne parlait plus. Jeanne pleurait tout bas, dans la r�volte nerveuse qui la raidissait. H�l�ne songeait qu'il ne fallait pas donner d'importance aux caprices des enfants. Au fond, elle avait une sourde honte, le poids de sa fille sur son �paule la faisait rougir. Alors, elle posa Jeanne par terre. Toutes deux furent soulag�es.
—Maintenant, sois raisonnable, essuie tes yeux, reprit H�l�ne. Nous arrangerons tout �a.
L'enfant ob�it, se montra tr�s-douce, un peu craintive, avec des regards en dessous. Mais, brusquement, une quinte de toux la secoua.
—Mon Dieu! te voila malade, maintenant. Je ne puis vraiment m'absenter une seconde.... Tu as eu froid?
—Oui, maman, dans le dos.
—Tiens! mets ce ch�le. Le po�le de la salle � manger est allum�. Tu vas avoir chaud.... Est-ce que tu as faim?
Jeanne h�sita. Elle allait dire la v�rit�, r�pondre non; mais elle eut un nouveau regard oblique, et se recula, en disant � mi-voix:
—Oui, maman.
—Allons, ce ne sera rien, d�clara H�l�ne, qui avait besoin de se rassurer. Mais, je t'en prie, m�chante enfant, ne me fais plus de ces peurs.
Comme Rosalie revenait annoncer que madame �tait servie, elle la gronda vivement. La petite bonne baissait la t�te, en murmurant que c'�tait bien vrai, qu'elle aurait d� veiller sur mademoiselle. Puis, pour calmer madame, elle l'aida � se d�shabiller. Bon Dieu! madame �tait dans un joli �tat! Jeanne suivait les v�tements qui tombaient un � un, comme si elle les e�t interrog�s, en s'attendant � voir glisser de ces linges tremp�s de boue les choses qu'on lui cachait. Le cordon d'un jupon surtout ne voulait pas c�der; Rosalie dut travailler un instant pour en d�faire le noeud; et l'enfant se rapprocha, attir�e, partageant l'impatience de la bonne, se f�chant contre ce noeud, prise de la curiosit� de savoir comment il �tait fait. Mais elle ne put rester, elle sa r�fugia derri�re un fauteuil, loin des v�tements dont la ti�deur l'importunait. Elle tournait la t�te. Jamais sa m�re changeant de robe ne l'avait g�n�e ainsi.
—Madame doit se sentir � son aise, disait Rosalie. C'est joliment bon, du linge sec, lorsqu'on est mouill�.
H�l�ne, dans son peignoir de molleton bleu, poussa un l�ger soupir, comme si elle e�t en effet �prouv� un bien-�tre. Elle se retrouvait chez elle, all�g�e, n'ayant plus � ses �paules le poids de ces v�tements qu'elle avait tra�n�s. La bonne eut beau lui r�p�ter que le potage �tait sur la table, elle voulut m�me se laver le visage et les mains � grande eau. Quand elle fut toute blanche, humide encore, le peignoir boutonn� jusqu'au menton, Jeanne revint pr�s d'elle, lui prit une main et la baisa.
A table pourtant, la m�re et la fille ne parl�rent point. Le po�le ronflait, la petite salle � manger s'�gayait avec son acajou luisant et ses porcelaines claires. Mais H�l�ne semblait retomb�e dans cette torpeur qui l'emp�chait de penser; elle mangeait machinalement, d'un air d'app�tit. Jeanne, en face d'elle, levait ses regards par-dessus son verre, sournoisement, ne perdant pas un de ses gestes. Elle toussa. Sa m�re, qui l'oubliait, s'inqui�ta tout d'un coup.
—Comment! tu tousses encore!... Tu ne te r�chauffes donc pas?
—Oh! si, maman, j'ai bien chaud.
Elle voulut lui t�ter la main, pour voir si elle mentait. Alors, elle s'aper�ut que son assiette restait pleine.
—Tu disais que tu avais faim.... Tu n'aimes donc pas �a?
—Mais si, maman. Je mange.
Jeanne faisait un effort, avalait une bouch�e. H�l�ne la surveillait un instant, puis son souvenir retournait l�-bas, dans cette chambre pleine d'ombre. Et l'enfant voyait bien qu'elle ne comptait plus. Vers la fin du repas, ses pauvres membres bris�s s'�taient affaiss�s sur la chaise, elle ressemblait � une petite vieille, avec les yeux p�les des filles tr�s-�g�es que jamais plus personne n'aimera.
—Mademoiselle ne prend pas de la confiture? demanda Rosalie. Alors, je puis �ter le couvert?
H�l�ne restait les yeux perdus.
—Maman, j'ai sommeil, dit Jeanne, d'une voix chang�e; veux-tu me permettre de me coucher?... Je serai mieux dans mon lit.
De nouveau, sa m�re parut s'�veiller en sursaut.
—Tu souffres, ma ch�rie! O� souffres-tu? parle donc!
—Mais non, quand je te dis!... J'ai sommeil, il est bien l'heure de dormir.
Elle quitta sa chaise et se redressa, pour faire croire qu'elle n'avait pas de mal. Ses petits pieds engourdis butaient sur le parquet. Dans la chambre, elle s'appuya aux meubles, elle eut le courage de ne pas pleurer, malgr� le feu qui la br�lait partout. Sa m�re venait la coucher; et elle ne put que nouer ses cheveux pour la nuit, tellement l'enfant avait mis de h�te � �ter elle-m�me ses v�tements. Elle se glissa toute seule entre les draps, elle ferma vite les yeux.
—Tu es bien? demandait H�l�ne, en remontant les couvertures et en la bordant.
—Tr�s-bien. Laisse-moi, ne me remue pas.... Emporte la lumi�re.
Elle ne d�sirait qu'une chose, �tre dans le noir pour rouvrir les yeux et sentir son mal, sans que personne la regard�t. Quand la lampe ne fut plus l�, elle ouvrit les yeux tout grands. Cependant, � c�t�, dans la chambre, H�l�ne marchait. Un singulier besoin de mouvement la tenait debout, la pens�e de se coucher lui �tait insupportable. Elle regarda la pendule; neuf heures moins vingt, qu'allait-elle faire? Elle fouilla dans un tiroir, ne se souvint plus de ce qu'elle cherchait. Puis, elle s'approcha de la biblioth�que, jeta un coup d'oeil sur les livres, sans se d�cider, ennuy�e par la seule lecture des titres. Le silence de la chambre bourdonnait � ses oreilles; cette solitude, cet air lourd lui devenaient une souffrance. Elle aurait souhait� du bruit, du monde, quelque chose qui la tir�t d'elle-m�me. A deux reprises, elle �couta � la porte de la petite pi�ce o� Jeanne ne mettait pas un souffle. Tout dormait, elle tourna encore, d�pla�ant et repla�ant les objets qui lui tombaient sous la main. Mais elle eut une pens�e brusque, elle songeait que Z�phyrin devait �tre encore avec Rosalie. Alors, soulag�e, heureuse � l'id�e de n'�tre plus seule, elle se dirigea vers la cuisine, en tra�nant ses pantoufles.
Comme elle �tait dans l'antichambre et qu'elle poussait d�j� la porte vitr�e du petit couloir, elle surprit le claquement sonore d'un soufflet lanc� � toute vol�e. La voix de Rosalie criait:
—Hein! tu me pinceras encore, peut-�tre!... � bas les pattes!
Tandis que Z�phyrin murmurait en grasseyant:
—�a ne fait rien, ma belle, c'est comme je t'aime.... Et �a y est..
Mais la porte avait craqu�. Lorsque H�l�ne entra, le petit soldat et la cuisini�re, attabl�s bien tranquillement, avaient tous les deux le nez dans leur assiette. Ils jouaient l'indiff�rence, ce n'�taient pas eux. Seulement, ils �taient tr�s-rouges, leurs yeux luisaient comme des chandelles, des fr�tillements les faisaient sauter sur leurs chaises de paille. Rosalie se leva, se pr�cipita.
—Madame d�sire quelque chose?
H�l�ne n'avait pas pr�par� de pr�texte. Elle venait pour les voir, pour causer, pour �tre avec du monde. Mais une honte la prit, elle n'osa pas dire qu'elle ne voulait rien.
—Vous avez de l'eau chaude? demanda-t-elle enfin.
—Non, madame, et mon feu s'�teignait.... Oh! �a n'emp�che pas, je vais vous donner �a dans cinq minutes. �a bout tout de suite.
Elle remit du charbon, posa la bouillotte. Puis, voyant que sa ma�tresse restait l�, sur le seuil:
—Dans cinq minutes, madame, je vous porte �a. Alors, H�l�ne eut un geste vague.
—Je ne suis pas press�e, j'attendrai.... Ne vous d�rangez pas, ma fille; mangez, mangez.... Voil� un gar�on qui va �tre oblig� de rentrer � la caserne.
Rosalie consentit � se rasseoir. Z�phyrin, qui se tenait debout, salua militairement et coupa de nouveau sa viande, en �largissant les coudes, pour montrer qu'il savait se conduire. Quand ils mangeaient ainsi ensemble, apr�s le d�ner de madame, ils ne tiraient m�me pas la table au milieu de la cuisine, ils pr�f�raient se mettre c�te � c�te, le nez tourn� vers la muraille. De cette fa�on, ils pouvaient se donner des coups de genoux, se pincer, s'allonger des claques, sans perdre un morceau; et, s'ils levaient les yeux, ils avaient la vue r�jouissante des casseroles. Un bouquet de laurier et de thym pendait, la bo�te aux �pices avait une odeur poivr�e. Autour d'eux, la cuisine, qui n'�tait pas rang�e encore, �talait la d�bandade de la desserte; mais elle restait bien agr�able tout de m�me pour des amoureux de bel app�tit, se payant l� des choses dont on ne servait jamais � la caserne. �a sentait surtout le r�ti, relev� d'une pointe de vinaigre, le vinaigre de la salade. Les reflets du gaz dansaient dans les cuivres et dans les fers battus. Comme le fourneau chauffait terriblement, ils avaient entr'ouvert la fen�tre, et des souffles de vent frais, venus du jardin, gonflaient le rideau de cotonnade bleue.
—Vous devez rentrer � dix heures pr�cises? demanda H�l�ne.
—Oui, madame, sauf votre respect, r�pondit Z�phyrin.
—C'est qu'il y a une belle course!... Vous prenez l'omnibus?
—Oh! madame, des fois.... Voyez-vous, avec un bon petit trot gymnastique, �a va encore mieux.
Elle avait fait un pas dans la cuisine, elle s'appuyait contre le buffet, les mains tomb�es et nou�es sur son peignoir. Elle causa encore du vilain temps de la journ�e, de ce qu'on mangeait au r�giment, de la chert� des oeufs. Mais chaque fois qu'elle avait pos� une question et qu'ils avaient r�pondu, la conversation cessait. Elle les g�nait, ainsi derri�re leurs dos; ils ne se retournaient plus, parlant dans leurs assiettes, pliant les �paules sous ses regards, tandis qu'ils avalaient de toutes petites bouch�es, pour �tre propres. Elle, calm�e, se trouvait bien l�.
—Ne vous impatientez pas, madame, dit Rosalie, voil� d�j� l'eau qui chante.... Si le feu �tait plus vif....
H�l�ne l'emp�cha de se d�ranger. Tout � l'heure. Elle �prouvait seulement une grande lassitude dans les jambes. Machinalement, elle traversa la cuisine, alla pr�s de la fen�tre, o� elle voyait la troisi�me chaise, une chaise de bois, tr�s-haute, qui se transformait en escabeau, lorsqu'on la renversait. Mais elle ne s'assit pas tout de suite. Elle avait aper�u, sur un coin de la table, un tas d'images.
—Tiens! dit-elle en les prenant, avec le d�sir d'�tre agr�able � Z�phyrin.
Le petit soldat eut un rire silencieux. Il rayonnait, suivant les images du regard, hochant la t�te, quand un beau morceau passait sous les yeux de madame.
—Celle-l�, dit-il tout d'un coup, je l'ai trouv�e rue du Temple.... C'est une belle femme, qui a des fleurs dans son panier....
H�l�ne s'�tait assise. Elle examinait la belle femme, un couvercle de bo�te � pastilles, dor� et verni, que Z�phyrin avait essuy� avec soin. Sur le dossier de la chaise, un torchon l'emp�chait de s'appuyer. Elle le repoussa, s'absorba de nouveau. Alors, les deux amoureux, en voyant madame si bonne, ne se g�n�rent plus. Ils finirent m�me par l'oublier. H�l�ne avait laiss�, une � une, tomber les images sur ses genoux; et, vaguement souriante, elle les regardait, elle les �coutait.
—Dis donc, mon petit, murmurait la cuisini�re, tu ne reprends pas du gigot?
Il ne r�pondait ni oui ni non, se balan�ait comme si on l'e�t chatouill�, puis s'�largissait d'aise, lorsqu'elle lui mettait une �paisse tranche sur son assiette. Ses �paulettes rouges sautaient, tandis que sa t�te ronde, aux grandes oreilles �cart�es, avait le branlement d'une t�te de magot, dans son collet jaune. Il riait du dos, �clatant dans sa tunique, qu'il ne d�boutonnait jamais � la cuisine, par respect pour madame.
—�a vaut mieux que les raves du p�re Rouvet, finit-il par dire, la bouche pleine.
�a, c'�tait un souvenir du pays. Tous deux crev�rent de rire; et Rosalie se retint apr�s la table, pour ne pas tomber. Un jour, c'�tait avant leur premi�re communion, Z�phyrin avait vol� trois raves au p�re Rouvet; elles �taient dures, les raves, oh! dures � se casser les dents; mais Rosalie, tout de m�me, avait croqu� sa part, derri�re l'�cole. Alors, toutes les fois qu'ils mangeaient ensemble, Z�phyrin ne manquait pas de dire:
—�a vaut mieux que les raves du p�re Rouvet.
Et, toutes les fois, Rosalie crevait si fort, qu'elle cassait le cordon de son jupon. On entendit le cordon qui partait.
—Hein! tu l'as cass�? dit le petit soldat triomphant.
Il envoya les mains, il voulait savoir. Mais il re�ut des tapes.
—Reste tranquille, tu ne le raccommoderas pas, peut-�tre.... C'est b�te, de me casser mon cordon. J'en remets un chaque semaine. Puis, comme il t�tait tout de m�me, elle lui prit entre ses gros doigts une pinc�e de chair sur la main et la tortilla. Cette gentillesse allait encore l'exciter, lorsque, d'un coup d'oeil furieux, elle lui montra madame, qui les regardait. Sans trop se troubler, il se gonfla la joue d'une �norme bouch�e, clignant les paupi�res de son air de troupier d�gourdi, faisant mine de dire que les femmes ne d�testent pas �a, m�me les dames. Bien s�r, quand les gens s'aiment, on a toujours du plaisir � les voir.
—Vous avez encore cinq ans � rester soldat? demanda H�l�ne, affaiss�e sur la haute chaise de bois, s'oubliant dans une grande douceur.
—Oui, madame, peut-�tre quatre seulement, si on n'a pas besoin de moi.
Rosalie comprit que madame songeait � son mariage. Elle s'�cria, en affectant d'�tre en col�re:
—Oh! madame, il peut rester dix ans encore, ce n'est pas moi qui irai le r�clamer au gouvernement.... Il devient trop chatouilleur. Je crois bien qu'on le d�bauche.... Oui, tu as beau rire. Mais, avec moi, �a ne prend pas. Quand monsieur le maire sera l�, nous verrons � plaisanter.
Et, comme il ricanait plus fort, pour se poser en s�ducteur devant madame, la cuisini�re se f�cha tout � fait.
—Va, je te conseille!... Au fond, vous savez, madame, qu'il est aussi godiche. On n'a pas id�e comme l'uniforme les rend b�tes. Ce sont des airs qu'il se donne avec les camarades. Si je le mettais � la porte, vous l'entendriez pleurer dans l'escalier.... Je me fiche de toi, mon petit! Quand je voudrai, est-ce que tu ne seras pas toujours l�, pour savoir comment mes bas sont faits?
Elle le regardait de tout pr�s; mais, � le voir ainsi, avec sa bonne figure couleur de son qui commen�ait � �tre inqui�te, elle fut brusquement attendrie. Et, sans transition apparente:
—Ah! je ne t'ai pas dit, j'ai re�u une lettre de la tante.... Les Guignard voudraient vendre leur maison. Oui, presque pour rien.... On pourra peut-�tre, plus tard....
—Bigre! dit Z�phyrin �panoui, on serait chez soi l� dedans.... Il y a de quoi mettre deux vaches.
Alors, ils se turent. Ils �taient au dessert. Le petit soldat l�chait du raisin� sur son pain avec une gourmandise d'enfant, tandis que la cuisini�re pelait une pomme, soigneusement, d'un air maternel. Lui, pourtant, avait fourr� sous la table sa main rest�e libre, et il lui faisait des minettes le long des genoux, mais si doucement, qu'elle feignait de ne pas les sentir. Quand il restait honn�te, elle ne se f�chait point. M�me elle devait aimer �a, sans l'avouer, car elle avait de l�gers sauts de contentement sur sa chaise. Enfin, ce jour-l�, c'�tait un r�gal complet.
—Madame, voil� votre eau qui bout, dit Rosalie apr�s un silence.
H�l�ne ne bougeait pas. Elle se sentait comme envelopp�e dans leur tendresse. Et elle continuait pour eux leurs r�ves, elle se les imaginait l�-bas, dans la maison des Guignard, avec leurs deux vaches. Cela la faisait sourire, de le voir si s�rieux, la main sous la table, tandis que la petite bonne se tenait tr�s-raide, pour ne pas avoir l'air. Toutes les distances se trouvaient rapproch�es, elle n'avait plus une conscience nette d'elle ni des autres, du lieu o� elle �tait ni de ce qu'elle venait y faire. Les cuivres flambaient sur les murs, une mollesse la retenait, le visage noy�, sans qu'elle f�t bless�e du d�sordre de la cuisine. Cet abaissement d'elle-m�me lui donnait la profonde jouissance d'un besoin content�. Elle avait seulement tr�s- chaud, le fourneau mettait des gouttes de sueur � son front p�le; et, derri�re elle, la fen�tre entr'ouverte soufflait sur sa nuque des frissons d�licieux.
—Madame, votre eau bout, r�p�ta Rosalie. Il ne va rien rester dans la bouillotte.
Et elle posa la bouillotte devant elle. H�l�ne, un instant surprise, dut se lever.
—Ah! oui.... Je vous remercie.
Elle n'avait plus de pr�texte, elle s'en alla lentement, � regret. Dans sa chambre, la bouillotte l'embarrassa. Mais toute une passion �clatait en elle. Cet engourdissement qui l'avait tenue comme imb�cile, se fondait en un flot de vie ardente, dont le ruissellement la br�lait. Elle frissonnait de la volupt� qu'elle n'avait point �prouv�e. Des souvenirs lui revenaient, ses sens s'�veillaient trop tard, avec un immense d�sir inassouvi, Droite au milieu de la pi�ce, elle eut un �tirement de tout son corps, les mains lev�es et tordues, faisant craquer ses membres �nerv�s. Oh! elle l'aimait, elle le voulait, elle se donnerait comme �a, la fois prochaine.
Et, au moment o� elle �tait son peignoir en regardant ses bras nus, un bruit l'inqui�ta, elle crut que Jeanne avait touss�. Alors, elle prit la lampe. L'enfant, les paupi�res closes, semblait endormie. Mais, lorsque sa m�re tranquillis�e eut tourn� le dos, elle ouvrit ses yeux tout grands, des yeux noirs qui la suivaient, pendant qu'elle retournait dans la chambre. Elle ne dormait pas encore, elle ne voulait pas qu'on la fit dormir. Une nouvelle crise de toux lui d�chira la gorge, et elle enfon�a la t�te sous la couverture, elle l'�touffa. Maintenant, elle pouvait s'en aller, sa m�re ne s'en apercevrait plus. Elle gardait ses yeux ouverts dans la nuit, sachant tout, comme si elle venait de r�fl�chir, et mourant de �a, sans une plainte.
H�l�ne, le lendemain, eut toutes sortes d'id�es pratiques. Elle s'�veilla avec l'imp�rieux besoin de veiller elle-m�me sur son bonheur, frissonnante � la crainte de perdre Henri par quelque imprudence. � cette heure frileuse du lever, tandis que la chambre engourdie dormait encore, elle l'adorait, elle le d�sirait, dans un �lan de tout son �tre. Jamais elle ne s'�tait connu ce souci d'�tre habile. Sa premi�re pens�e fut qu'elle devait voir Juliette le matin m�me. Elle �viterait ainsi des explications f�cheuses, des recherches qui pouvaient tout compromettre.
Lorsqu'elle arriva chez madame Deberle, vers neuf heures, elle la trouva d�j� lev�e, p�le et les yeux rougis comme une h�ro�ne de drame. Et, d�s qu'elle l'aper�ut, la pauvre femme se jeta dans ses bras en pleurant, en l'appelant son bon ange. Elle n'aimait pas du tout ce Malignon, oh! elle le jurait! Mon Dieu! quelle aventure stupide! Elle en serait morte, c'�tait certain! car, maintenant, elle ne se sentait pas faite le moins du monde pour ces machines-l�, les mensonges, les souffrances, les tyrannies d'un sentiment toujours le m�me. Comme cela lui semblait bon de se retrouver libre! Elle riait d'aise; puis, elle sanglota de nouveau en suppliant son amie de ne pas la m�priser. Au fond de sa fi�vre, il y avait de la peur, elle croyait que son mari savait tout. La veille, il �tait rentr� agit�. Elle accabla H�l�ne de questions. Alors, celle-ci, avec une audace et une facilit� qui l'�tonnaient elle-m�me, lui conta une histoire dont elle inventait les d�tails un � un, abondamment. Elle lui jura que son mari ne se doutait de rien. C'�tait elle qui, ayant tout appris et voulant la sauver, avait imagin� d'aller ainsi troubler le rendez-vous. Juliette l'�coutait, acceptait ce roman, le visage �clair� d'une joie d�bordante, au milieu de ses larmes. Elle se jeta une fois encore � son cou. Et H�l�ne n'�tait nullement g�n�e par ses caresses, elle n'�prouvait aucun des scrupules de loyaut� dont elle avait souffert autrefois. Lorsqu'elle la quitta, apr�s lui avoir fait promettre d'�tre calme, elle riait au fond d'elle de son adresse, elle sortait ravie.
Quelques jours se pass�rent. Toute l'existence d'H�l�ne se trouvait d�plac�e; elle ne vivait plus chez elle, elle vivait chez Henri, par ses pens�es de chaque heure. Plus rien n'existait que le petit h�tel voisin, o� son coeur battait. D�s qu'elle trouvait un pr�texte, elle accourait, elle s'oubliait, satisfaite de respirer le m�me air. Dans ce premier ravissement de la possession, la vue de Juliette l'attendrissait comme une d�pendance d'Henri. Pourtant celui-ci n'avait pu encore la rencontrer un instant seule. Elle semblait mettre un raffinement � retarder l'heure du second rendez-vous. Un soir, comme il la reconduisait jusqu'au vestibule, elle lui avait seulement fait jurer de ne pas revoir la maison du passage des Eaux, en ajoutant qu'il la compromettrait. Tous deux fr�missaient dans l'attente de l'�treinte passionn�e dont ils se reprendraient, ils ne savaient plus o�, quelque part, une nuit. Et H�l�ne, hant�e de ce d�sir, n'existait d�sormais que pour cette minute-l�, indiff�rente aux autres, passant ses journ�es � l'esp�rer, tr�s-heureuse et ayant seulement dans son bonheur la sensation inqui�te que Jeanne toussait autour d'elle.
Jeanne toussait d'une petite toux s�che, fr�quente, qui s'accentuait davantage vers le soir. Elle avait alors de l�gers acc�s de fi�vre; des sueurs l'affaiblissaient pendant son sommeil. Lorsque sa m�re l'interrogeait, elle r�pondait qu'elle n'�tait pas malade, qu'elle ne souffrait pas. C'�tait sans doute une fin de rhume. Et H�l�ne, tranquillis�e par cette explication, n'ayant plus la conscience nette de ce qui se passait � ses c�t�s, gardait pourtant, dans le ravissement o� elle vivait, le sentiment confus d'une douleur, comme un poids dont la meurtrissure la faisait saigner � une place qu'elle n'aurait pu dire. Parfois, au milieu d'une de ces joies sans cause qui la baignaient de tendresse, une anxi�t� la prenait, il lui semblait qu'un malheur �tait derri�re elle. Elle se retournait et elle souriait. Quand on est trop heureuse, on tremble toujours. Personne n'�tait l�. Jeanne venait de tousser, mais elle buvait de la tisane, ce ne serait rien.
Cependant, une apr�s-midi, le vieux docteur Bodin, qui montait en ami de la maison, avait fait tra�ner sa visite, pr�occup�, �tudiant Jeanne du coin de ses petits yeux bleus. Il l'interrogeait en ayant l'air de jouer avec elle. Ce jour-l�, il ne dit rien. Mais, deux jours apr�s, il reparut; et, cette fois, sans examiner Jeanne, avec la gaiet� d'un vieillard qui a vu beaucoup de choses, il mit la conversation sur les voyages. Autrefois, il avait servi comme chirurgien militaire; il connaissait toute l'Italie. C'�tait un pays superbe qu'il fallait admirer au printemps. Pourquoi madame Grandjean n'y menait-elle pas sa fille? Il en vint ainsi, apr�s d'habiles transitions, � conseiller un s�jour l�-bas, au pays du soleil, comme il le disait. H�l�ne le regardait fixement. Alors, il se r�cria; ni l'une ni l'autre n'�tait malade, certes! seulement, cela rajeunissait de changer d'air. Elle �tait devenue toute blanche, prise d'un froid mortel, � la pens�e de quitter Paris. Mon Dieu! s'en aller si loin, si loin! perdre Henri tout d'un coup, laisser leurs amours sans lendemain! C'�tait en elle un tel d�chirement, qu'elle se pencha vers Jeanne, pour cacher son trouble. Est-ce que Jeanne voulait partir? L'enfant avait nou� frileusement ses petits doigts. Oh! oui, elle voulait bien! elle voulait bien aller dans du soleil, toutes seules, elle et sa m�re, oh! toutes seules; et sur sa pauvre figure maigrie, dont la fi�vre br�lait les joues, l'espoir d'une vie nouvelle rayonnait. Mais H�l�ne n'�coutait plus, r�volt�e et m�fiante, persuad�e maintenant que tout le monde s'entendait, l'abb�, le docteur Bodin, Jeanne elle-m�me, pour la s�parer d'Henri. En la voyant si bl�me, le vieux m�decin crut qu'il avait manqu� de prudence; il se h�ta de dire que rien ne pressait, d�cid� � revenir sur cet entretien.
Justement, madame Deberle devait rester chez elle, ce jour-l�. D�s que le docteur fut parti, H�l�ne se h�ta de mettre son chapeau. Jeanne refusait de sortir; elle �tait mieux aupr�s du feu; elle serait bien sage et n'ouvrirait pas la fen�tre. Depuis quelque temps, elle ne tourmentait plus sa m�re pour l'accompagner, elle la suivait seulement d'un long regard. Puis, lors-qu'elle �tait seule, elle se rapetissait sur sa chaise et demeurait ainsi des heures, sans bouger.
—Maman, est-ce loin, l'Italie? demanda-t-elle, quand H�l�ne s'approcha pour l'embrasser.
—Oh! tr�s-loin, ma mignonne.
Mais Jeanne la tenait par le cou. Elle ne la laissa pas se relever tout de suite, murmurant:
—Hein? Rosalie garderait ici tes affaires. Nous n'aurions pas besoin d'elle.... Vois-tu, avec une malle pas grosse.... Oh! ce serait bon, petite m�re! Rien que nous deux!... Je reviendrais engraiss�e, tiens! comme �a.
Elle gonflait les joues et arrondissait les bras. H�l�ne dit qu'on verrait; puis, elle s'�chappa, en recommandant � Rosalie de bien veiller sur mademoiselle. Alors, l'enfant se pelotonna au coin de la chemin�e, regardant le feu br�ler, enfonc�e dans une r�verie. De temps � autre, elle avan�ait machinalement les mains, pour les chauffer. Le reflet de la flamme fatiguait ses grands yeux. Elle �tait si perdue qu'elle n'entendit pas entrer M. Rambaud. Il multipliait ses visites, il venait, disait-il, pour cette femme paralytique que le docteur Deberle n'avait pu encore faire entrer aux Incurables. Quand il trouvait Jeanne seule, il s'asseyait � l'autre coin de la chemin�e, il causait avec elle comme avec une grande personne. C'�tait bien ennuyeux, cette pauvre femme attendait depuis une semaine; mais il descendrait tout � l'heure, il verrait le docteur, qui lui donnerait peut-�tre une r�ponse. Pourtant, il ne bougeait pas.
—Ta m�re ne t'a donc pas emmen�e? demanda-t-il.
Jeanne eut un mouvement des �paules, plein de lassitude. Cela la d�rangerait trop d'aller chez les autres. Plus rien ne lui plaisait.
Elle ajouta:
—Je deviens vieille, je ne peux pas jouer toujours.... Maman s'amuse dehors, moi, je m'amuse dedans; alors, nous ne sommes pas ensemble.
Il y eut un silence. L'enfant frissonna, pr�senta les deux mains au brasier qui br�lait avec une grande lueur rose; et elle ressemblait, en effet, � une bonne femme, emmitoufl�e dans un immense ch�le, un foulard au cou, un autre sur la t�te. Au fond de tous ces linges, on la sentait pas plus grosse qu'un oiseau malade, �bouriff� et soufflant dans ses plumes. M. Rambaud, les mains nou�es sur ses genoux, contemplait le feu. Puis, se tournant vers Jeanne, il lui demanda si sa m�re �tait sortie la veille. Elle r�pondit d'un signe affirmatif. Et l'avant-veille, et le jour d'auparavant. Elle disait toujours oui, d'un hochement du menton. Sa m�re sortait tons les jours. Alors, M. Rambaud et la petite se regard�rent longuement, avec des figures blanchies et graves, comme s'ils avaient � mettre en commun un grand chagrin. Ils n'en parlaient point, parce qu'une gamine et un homme vieux ne pouvaient causer de cela ensemble; mais ils savaient bien pourquoi ils �taient si tristes et pourquoi ils aimaient � rester ainsi � droite et � gauche de la chemin�e, quand la maison �tait vide. Cela les consolait beaucoup. Ils se serraient l'un contre l'autre, pour sentir moins leur abandon. Des effusions de tendresse leur venaient, ils auraient voulu s'embrasser et pleurer.
—Tu as froid, bon ami, j'en suis s�re.... Approche-toi du feu.—Mais non, ma ch�rie, je n'ai pas froid.
—Oh! tu mens, tes mains sont glac�es.... Approche-toi ou je me f�che.
Puis, c'�tait lui qui s'inqui�tait.
—Je parie qu'on ne t'a pas laissa de tisane.... Je vais t'en faire, veux-tu? Oh! je sais tr�s-bien la faire.... Si je te soignais, tu verrais, tu ne manquerais de rien.
Il ne se permettait pas des allusions plus claires. Jeanne, vivement, r�pondait que la tisane la d�go�tait on lui en faisait trop boire. Pourtant, des fois, elle consentait � ce que M. Rambaud tourn�t autour d'elle, comme une m�re; il lui glissait un oreiller sons les �paules, lui donnait sa potion qu'elle allait oublier, la soutenait dans la chambre, pendue � son bras. C'�taient des g�teries qui les attendrissaient tous deux. Comme Jeanne le disait avec ses regards profonds dont la flamme troublait tant le bonhomme, ils jouaient au papa et � la petite fille, pendant que sa m�re n'�tait pas l�. Tout d'un coup, des tristesses les prenaient, ils ne parlaient plus, s'examinant � la d�rob�e, avec de la piti� l'un pour l'autre.
Ce jour-l�, apr�s un long silence, l'enfant r�p�ta la question qu'elle avait d�j� pos�e � sa m�re:
—Est-ce loin, l'Italie?
—Oh! je crois bien, dit M. Rambaud. C'est l�-bas, derri�re Marseille, au diable.... Pourquoi me demandes-tu �a?
—Parce que, d�clara-t-elle gravement.
Alors, elle se plaignit de ne rien savoir. Elle �tait toujours malade, on ne l'avait jamais mise en pension. Tous deux se turent, la grande chaleur du feu les endormait.
Cependant, H�l�ne avait trouv� madame Deberle et sa soeur Pauline dans le pavillon japonais, o� elles passaient souvent les apr�s midi. Il y faisait tr�s-chaud, une bouche de calorif�re y soufflait une haleine �touffante. Les larges glaces �taient ferm�es, on apercevait l'�troit jardin en toilette d'hiver, pareil � une grande s�pia trait�e avec un fini merveilleux, d�tachant sur la terre brune les petites branches noires des arbres. Les deux soeurs se disputaient vertement.
—Laisse-moi donc tranquille! criait Juliette, notre int�r�t bien entendu est de soutenir la Turquie.
—Moi, j'ai caus� avec un Russe, r�pondit Pauline tout aussi anim�e. On nous aime � Saint-P�tersbourg, nos alli�s v�ritables sont de ce c�t�.
Mais Juliette prit un air grave, et, croisant les bras:
—Alors, qu'est-ce que tu fais de l'�quilibre europ�en?
La question d'Orient passionnait Paris, la conversation courante �tait l�, toute femme un peu r�pandue ne pouvait d�cemment parler d'autre chose. Aussi, depuis deux jours, madame Deberle se plongeait-elle avec conviction dans la politique ext�rieure. Elle avait des id�es tr�s- arr�t�es sur les diff�rentes �ventualit�s qui mena�aient de se produire. Sa soeur Pauline l'aga�ait beaucoup, parce qu'elle se donnait l'originalit� de soutenir la Russie, contrairement aux int�r�ts �vidents de la France. Elle voulait la convaincre, puis elle se f�chait.
—Tiens! tais-toi, tu parles comme une sotte.... Si seulement tu avais �tudi� la question avec moi....
Elle s'interrompit, pour saluer H�l�ne, qui entrait.
—Bonjour, ma ch�re. Vous �tes bien gentille d'�tre venue.... Vous ne savez rien: On parlait ce matin d'un ultimatum. La s�ance de la Chambre des Communes a �t� tr�s-agit�e.
—Non, je ne sais rien, r�pondit H�l�ne, que la question stup�fiait. Je sors si peu!
D'ailleurs, Juliette n'avait pas attendu la r�ponse. Elle expliquait � Pauline pourquoi il fallait neutraliser la mer Noire, tout en nommant de temps � autre des g�n�raux anglais et des g�n�raux russes, famili�rement, avec une prononciation tr�s-correcte. Mais Henri venait de para�tre, tenant � la main un paquet de journaux. H�l�ne comprit qu'il descendait pour elle. Leurs yeux s'�taient cherch�s, ils avaient appuy� fortement leurs regards l'un sur l'autre. Ensuite ils s'envelopp�rent tout entiers dans la longue et silencieuse poign�e de main qu'ils se donn�rent.
—Qu'y a-t-il dans les journaux? demanda fi�vreusement Juliette.
—Dans les journaux, ma ch�re? dit le docteur; mais il n'y a jamais rien.
Alors, on oublia un instant la question d'Orient. Il fut, � plusieurs reprises, question de quelqu'un sur qui l'on comptait et qui n'arrivait pas. Pauline faisait remarquer que trois heures allaient sonner. Oh! il viendrait, affirmait madame Deberle; il avait trop formellement promis; et elle ne nommait personne. H�l�ne �coutait sans entendre. Tout ce qui n'�tait pas Henri ne l'int�ressait point. Elle n'apportait plus d'ouvrage, elle faisait des visites de deux heures, �trang�re � la conversation, la t�te occup�e souvent du m�me r�ve enfantin, imaginant que les autres disparaissaient par un prodige et restait seule avec lui. Cependant, elle r�pondit � Juliette qui la questionnait, tandis que le regard d'Henri, toujours pos� sur le sien, la fatiguait d�licieusement. Il passa derri�re elle, comme pour relever un des stores, et elle sentit bien qu'il exigeait un rendez-vous, un frisson dont il effleura sa chevelure. Elle consentait, elle n'avait plus la force d'attendre.
—On a sonn�, ce doit �tre lui, dit Pauline tout d'un coup. Les deux soeurs prirent un air indiff�rent. Ce fut Matignon qui se pr�senta, plus correct encore que de coutume, avec une pointe de gravit�. Il serra les mains qui se tendaient vers lui; mais il �vita ses plaisanteries habituelles, il rentrait en c�r�monie dans la maison o� il n'avait plus paru depuis quelque temps. Pendant que le docteur et Pauline se plaignaient de la raret� de ses visites, Juliette se pencha � l'oreille d'H�l�ne, qui, malgr� sa souveraine indiff�rence, restait surprise.
—Hein? cela vous �tonne?... Mon Dieu! je ne lui en veux pas. Au fond, il est si bon gar�on qu'on ne peut rester f�ch�.... Imaginez-vous qu'il a d�terr� un mari pour Pauline. C'est gentil, vous ne trouvez pas?
—Sans doute, murmura H�l�ne par complaisance.
—Oui, un de ses amis, tr�s-riche, qui ne songeait pas du tout � se marier, et qu'il a jur� de nous amener.... Nous l'attendions aujourd'hui pour avoir la r�ponse d�finitive.... Alors, vous comprenez, j'ai d� passer par-dessus bien des choses. Oh! il n'y a plus de danger, nous nous connaissons maintenant.
Elle eut un joli rire, rougit un peu au souvenir qu'elle �voquait; puis, elle s'empara vivement de Matignon. H�l�ne souriait �galement. Ces facilit�s de l'existence l'excusaient elle-m�me. On avait bien tort de r�ver des drames noirs, tout se d�nouait avec une bonhomie charmante. Mais, pendant qu'elle go�tait ainsi un l�che bonheur � se dire que rien n'�tait d�fendu, Juliette et Pauline venaient d'ouvrir la porte du pavillon et d'entra�ner Malignon dans le jardin. Tout d'un coup, elle entendit, derri�re sa nuque, la voix d'Henri, basse et ardente:
—Je vous en prie, H�l�ne, oh! je vous en prie....
Elle tressaillit, regarda autour d'elle avec une soudaine inqui�tude. Ils �taient bien seuls, elle aper�ut les trois autres marchant � petits pas dans une all�e. Henri avait os� la prendre aux �paules, et elle tremblait, et sa terreur �tait pleine d'ivresse.
—Quand vous voudrez, balbutia-t-elle, comprenant bien qu'il lui demandait un rendez-vous.
Et, rapidement, ils �chang�rent quelques paroles.
—Attendez-moi ce soir, dans cette maison du passage des Eaux.
—Non, je ne puis pas.... Je vous ai expliqu�, vous m'avez jur�....
—Autre part alors, o� il vous plaira, pourvu que je vous voie.... Chez vous, cette nuit?
Elle se r�volta. Mais elle ne put refuser que d'un geste, reprise de peur, en voyant les deux femmes et Malignon qui revenaient. Madame Deberle avait feint d'emmener le jeune homme pour lui montrer une merveille, des touffes de violettes en pleine fleur, malgr� le temps froid. Elle h�ta le pas, elle rentra la premi�re, rayonnante.
—C'est fait! dit-elle.
—Quoi donc? demanda H�l�ne, encore toute secou�e, ne se rappelant plus.
—Mais ce mariage!... Ah! quel d�barras! Pauline commen�ait � ne pas �tre commode.... Le jeune homme l'a vue et la trouve charmante. Demain, nous d�nerons tous chez papa.... J'aurais embrass� Malignon pour sa bonne nouvelle.
Henri, avec un sang-froid parfait, avait manoeuvr� de fa�on � s'�loigner d'H�l�ne. Lui aussi trouvait Malignon charmant. Il parut se r�jouir beaucoup avec sa femme de voir enfin leur petite soeur plac�e.
Puis, il avertit H�l�ne qu'elle allait perdre un de ses gants. Elle le remercia. Dans le jardin, on entendait la vois de Pauline qui plaisantait; elle se penchait vers Malignon, lui chuchotait des mots entrecoup�s, et �clatait de rire, lorsqu'il lui r�pondait �galement � l'oreille. Sans doute il lui faisait des confidences sur le futur. Par la porte du pavillon laiss�e ouverte, H�l�ne respirait l'air froid avec d�lices.
C'�tait � ce moment, dans la chambre, que Jeanne et M. Rambaud se taisaient, engourdis par la grosse chaleur du brasier. L'enfant sortit de ce long silence, en demandant tout d'un coup, comme si cette demande e�t �t� la conclusion de sa r�verie:
—Veux-tu que nous allions � la cuisine?... Nous verrons si nous n'apercevons pas maman.
—Je veux bien, r�pondit M. Rambaud.
Elle �tait plus forte, ce jour-l�. Elle vint, sans �tre soutenue, appuyer son visage � une vitre. M. Rambaud, lui aussi, regardait dans le jardin. Il n'y avait pas de feuilles, on distinguait nettement l'int�rieur du pavillon japonais, par les grandes glaces claires. Rosalie, en train de soigner un pot-au-feu, traita mademoiselle de curieuse. Mais l'enfant avait reconnu la robe de sa m�re; et elle la montrait, elle s'�crasait la face contre la vitre, pour mieux voir. Cependant, Pauline levait la t�te, faisait des signes. H�l�ne parut, appela de la main.
—On vous a aper�ue, mademoiselle, r�p�tait la cuisini�re. On vous dit de descendre.
Il fallut que M. Rambaud ouvrit la fen�tre. On le priait d'amener Jeanne, tout le monde la demandait. Jeanne s'�tait sauv�e dans la chambre, refusant violemment, accusant son bon ami d'avoir fait expr�s de taper contre la vitre. Elle aimait bien regarder sa m�re, mais elle ne voulait plus aller dans cette maison-l�; et, � toutes les questions suppliantes que lui adressait M. Rambaud, elle lui r�pondait par son terrible �parce que�, qui expliquait tout.
—Ce n'est pas toi qui devrais me forcer, dit-elle enfin, d'un air sombre.
Mais il lui r�p�tait qu'elle causerait beaucoup de peine � sa m�re, qu'on ne pouvait pas faire des sottises aux gens. Il la couvrirait bien, elle n'aurait pas froid; et, en parlant, il nouait le ch�le autour de sa taille, il �tait le foulard qu'elle avait sur la t�te, pour la coiffer d'une petite capeline en tricot. Quand elle f�t pr�te, elle protesta encore. Enfin, elle se laissa emmener, � la condition qu'il la remonterait tout de suite, si elle se sentait trop malade. La concierge leur ouvrit la porte de communication, on les accueillit dans le jardin par des exclamations joyeuses. Madame Deberle surtout t�moigna beaucoup d'affection � Jeanne; elle l'installa dans un fauteuil, pr�s de la bouche de chaleur, voulut qu'on ferm�t tout de suite les glaces, en faisant remarquer que l'air �tait un peu vif pour la ch�re enfant. Malignon �tait parti. Et, comme H�l�ne rentrait les cheveux �bouriff�s de la petite, un peu honteuse de la voir ainsi chez le monde, emmaillott�e dans un ch�le et coiff�e d'une capeline, Juliette s'�cria:
—Laissez donc! est-ce que nous ne sommes pas en famille?... Cette pauvre Jeanne! elle nous manquait.
Elle sonna, elle demanda si mademoiselle Smithson et Lucien n'�taient pas rentr�s de leur promenade quotidienne. Ils n'�taient pas rentr�s. D'ailleurs, Lucien devenait impossible, il avait fait pleurer la veille les cinq demoiselles Levasseur.
—Voulez-vous que nous jouions � pigeon vole? demanda Pauline, que l'id�e de son prochain mariage affolait. Ce n'est pas fatigant.
Mais Jeanne refusa d'un signe de t�te. Longuement, entre ses cils baiss�s, elle promenait son regard sur les personnes qui l'entouraient. Le docteur venait d'apprendre � M. Rambaud que sa prot�g�e �tait enfin admise aux Incurables, et celui-ci, tr�s-�mu, lui serrait les mains, comme s'il avait re�u un grand bienfait personnel. Chacun s'allongea dans un fauteuil, la conversation prit une intimit� charmante. Les voix se ralentissaient, des silences se faisaient par moments. Comme madame Deberle et sa soeur causaient ensemble, H�l�ne dit aux deux hommes:
—Le docteur Bodin nous a conseill� un voyage en Italie.
—Ah! c'est pour cela que Jeanne m'a questionn�! s'�cria M. Rambaud. �a te ferait donc plaisir d'aller l�-bas?
L'enfant, sans r�pondre, mit ses deux petites mains sur sa poitrine, tandis que sa face grise s'illuminait. Son regard s'�tait coul� vers le docteur, avec crainte; car elle avait compris que sa m�re le consultait. Il avait eu un l�ger tressaillement, il restait tr�s-froid. Mais, brusquement, Juliette se jeta dans la conversation, voulant comme d'habitude �tre � tous les sujets.
—De quoi? vous parlez de l'Italie?... Est-ce que vous ne disiez pas que vous partez pour l'Italie!... Ah bien! la rencontre est dr�le! Justement, ce matin, je tourmentais Henri pour qu'il me men�t � Naples.... Imaginez-vous que, depuis dix ans, je r�ve de voir Naples. Tous les printemps, il me promet, puis il ne tient pas sa parole.
—Je ne t'ai pas dit que je ne voulais pas, murmura le docteur.
—Comment, tu ne m'as pas dit?... Tu as refus� carr�ment, en m'expliquant que tu ne pouvais quitter tes malades.
Jeanne �coutait. Une grande ride coupait son front pur, pendant que, machinalement, elle tordait ses doigts, les uns apr�s les autres.
—Oh! mes malades, reprit le m�decin, pour quelques semaines, je les confierais bien � un confr�re.... Si je croyais te faire un si grand plaisir....
—Docteur, interrompit H�l�ne, est-ce que vous �tes aussi d'avis qu'un pareil voyage serait bon pour Jeanne?
—Excellent, cela la remettrait compl�tement sur pied.... Les enfants se trouvent toujours bien d'un voyage.
—Alors, s'�cria Juliette, nous emmenons Lucien, nous partons tous ensemble.... Veux-tu?
—Mais, sans doute, je veux tout ce que tu voudras, r�pondit-il avec un sourire.
Jeanne, baissant la t�te, essuya deux grosses larmes de col�re et de douleur qui lui br�laient les yeux. Et elle se laissa aller au fond du fauteuil, comme pour ne plus entendre et ne plus voir, pendant que madame Deberle, ravie de cette distraction inesp�r�e qui se pr�sentait � elle, �clatait en paroles bruyantes. Oh! que son mari �tait gentil! Elle l'embrassa pour la peine. Tout de suite elle causa des pr�paratifs. On partirait la semaine suivante. Mon Dieu! jamais elle n'aurait le temps de tout appr�ter! Puis, elle voulut tracer un itin�raire; il fallait passer par l�; on resterait huit jours � Rome, on s'arr�terait dans un petit pays charmant dont madame de Guiraud lui avait parl�; et elle finit par se disputer avec Pauline, qui demandait qu'on retard�t le voyage, pour �tre en avec son mari.
—Ah! non, par exemple! disait-elle. On fera la noce � notre retour.
On oubliait Jeanne. Elle examinait fixement sa m�re et le docteur. Certes, maintenant, H�l�ne acceptait ce voyage, qui devait la rapprocher d'Henri. C'�tait une grande joie: s'en aller tous les deux au pays du soleil, vivre les journ�es c�te � c�te, profiter des heures libres. Un rire de soulagement montait � ses l�vres, elle avait eu si peur de le perdre, elle �tait si heureuse de pouvoir partir avec tous ses amours! Et, pendant que Juliette d�roulait les contr�es qu'ils traverseraient, tous les deux croyaient d�j� marcher dans un printemps id�al, se disaient d'un regard qu'ils s'aimeraient l�, et l� encore, partout o� ils passeraient ensemble.
Cependant, M. Rambaud, qu'une tristesse avait peu � peu rendu silencieux, s'aper�ut du malaise de Jeanne.
—Est-ce que tu n'es pas bien, ma ch�rie? demanda-t-il � mi-voix.
—Oh! non, j'ai trop de mal.... Remonte-moi, je t'en supplie.
—Mais il faut pr�venir ta m�re.
—Non, non, maman est occup�e, elle n'a pas le temps.... Remonte-moi, remonte-moi.
Il la prit dans ses bras, il dit � H�l�ne que l'enfant se sentait un peu fatigu�e. Alors, elle le pria de l'attendre en haut, elle les suivait. La petite, quoique bien l�g�re, lui glissait des mains, et il dut s'arr�ter au second �tage. Elle avait appuy� la t�te � son �paule, tous deux se regardaient avec beaucoup de chagrin. Pas un bruit ne troublait le silence glac� de l'escalier. Il murmura:
—Tu es contente, n'est-ce pas, d'aller en Italie?
Mais elle �clata en sanglots, balbutiant qu'elle ne voulait plus, qu'elle pr�f�rait mourir dans sa chambre. Oh! elle n'irait pas, elle tomberait malade, elle le sentait bien. Nulle part, elle n'irait nulle part. On pouvait donner ses petits souliers aux pauvres. Puis, au milieu de ses pleurs, elle lui parla tout bas.
—Tu te rappelles ce que tu m'as demand�, un soir?
—Quoi donc, ma mignonne?
—De rester toujours avec maman, toujours, toujours.... Eh bien! si tu veux encore, moi je veux aussi.
Des larmes vinrent aux yeux de M. Rambaud. Il la baisa tendrement, tandis qu'elle ajoutait en baissant la voix davantage:
—Tu es peut-�tre f�ch� parce que je me suis mise en col�re. Je ne savais pas, vois-tu.... Mais c'est toi que je veux. Oh! tout de suite, dis? tout de suite.... Je t'aime mieux que l'autre....
En bas, dans le pavillon, H�l�ne s'oubliait de nouveau. On causait toujours du voyage. Elle �prouvait un besoin imp�rieux d'ouvrir son coeur gonfl�, de dire � Henri tout le bonheur qui l'�touffait. Alors, tandis que Juliette et Pauline discutaient le nombre de robes � emporter, elle se pencha vers lui, elle lui donna le rendez-vous qu'elle avait refus� une heure auparavant.
—Venez cette nuit, je vous attendrai.
Et, comme elle remontait enfin, elle rencontra Rosalie, boulevers�e, qui descendait l'escalier en courant. D�s qu'elle aper�ut sa ma�tresse, la bonne cria:
—Madame! madame! d�p�chez-vous!... Mademoiselle n'est pas bien. Elle crache le sang.
Au sortir de table, le docteur parla � sa femme d'une dame en couches, aupr�s de laquelle il serait sans doute forc� de passer la nuit. Il partit � neuf heures, descendit au bord de l'eau, se promena le long des quais d�serts, dans la nuit noire; un petit vent humide soufflait, la Seine grossie roulait des flots d'encre. Lorsque onze heures sonn�rent, il remonta les pentes du Trocad�ro et vint r�der autour de la maison, dont la grande masse carr�e paraissait un �paississement des t�n�bres. Mais les vitres de la salle � manger luisaient encore. Il fit le tour, la fen�tre de la cuisine jetait aussi une clart� vive. Alors, il attendit, �tonn�, peu � peu inquiet. Des ombres passaient sur les rideaux, une agitation semblait emplir l'appartement. Peut-�tre M. Rambaud �tait-il rest� � d�ner? Jamais pourtant le digne homme ne s'oubliait au del� de dix heures. Et il n'osait monter, que dirait-il, si c'�tait Rosalie qui lui ouvrait? Enfin, vers minuit, fou d'impatience, n�gligeant toutes les pr�cautions, il sonna, il passa sans r�pondre devant la loge de madame Bergeret. En haut, ce fut Rosalie qui le re�ut.
—C'est vous, monsieur. Entrez. Je vais dire que vous �tes arriv�.... Madame doit vous attendre.
Elle ne t�moignait aucune surprise de le voir � cette heure. Pendant qu'il entrait dans la salle � manger, sans trouver une parole, elle continua, boulevers�e:
—Oh! mademoiselle est bien mal, bien mal, monsieur.... Quelle nuit! Les jambes me rentrent dans le corps.
Elle le quitta. Le docteur, machinalement, s'�tait assis. Il oubliait qu'il �tait m�decin. Le long du quai, il avait r�v� de cette chambre o� H�l�ne allait l'introduire, en posant un doigt sur ses l�vres, pour ne pas r�veiller Jeanne, couch�e dans le cabinet voisin; la veilleuse br�lerait, la pi�ce serait noy�e d'ombre, leurs baisers ne feraient pas de bruit. Et il �tait l�, comme en visite, avec son chapeau devant lui, � attendre. Derri�re la porte, une toux opini�tre d�chirait seule le grand silence.
Rosalie reparut, traversa rapidement la salle � manger, une cuvette � la main, en lui jetant cette simple parole:
—Madame a dit que vous n'entriez pas.
Il demeura assis, ne pouvant s'en aller. Alors, le rendez-vous serait pour un autre jour? Cela l'h�b�tait, comme une chose impossible. Puis, il faisait une r�flexion: cette pauvre Jeanne manquait vraiment de sant�; on n'avait que du chagrin et des contrari�t�s avec les enfants. Mais la porte se rouvrit, le docteur Bodin se pr�senta, en lui demandant mille pardons. Et, pendant un moment, il enfila des phrases: on �tait venu le chercher, il serait toujours tr�s-heureux de consulter son illustre confr�re.
—Sans doute, sans doute, r�p�tait le docteur Deberle, dont les oreilles bourdonnaient.
Le vieux m�decin, tranquillis�, affecta d'�tre perplexe, d'h�siter sur le diagnostic. Baissant la voix, il discutait les sympt�mes avec des expressions techniques qu'il interrompait et terminait par un clignement d'yeux. Il y avait une toux sans expectoration, un abattement tr�s-grand, une forte fi�vre. Peut-�tre avait-on affaire � une fi�vre typho�de. Cependant, il ne se pronon�ait pas, la n�vrose chloro-an�mique pour laquelle on soignait la malade depuis si longtemps, lui faisait redouter des complications impr�vues.
—Qu'en pensez-vous? demandait-il apr�s chaque phrase.
Le docteur Deberle r�pondait par des gestes �vasifs. Pendant que son confr�re parlait, il se sentait peu � peu honteux d'�tre l�. Pourquoi �tait-il mont�?
—Je lui ai pos� deux v�sicatoires, continua le vieux m�decin. J'attends, que voulez-vous!... Mais vous allez la voir. Vous vous prononcerez ensuite.
Et il l'emmena dans la chambre. Henri entra, frissonnant. La chambre �tait tr�s-faiblement �clair�e par une lampe. Il se rappelait d'autres nuits pareilles, la m�me odeur chaude, le m�me air �touff� et recueilli, avec des enfoncements d'ombre o� dormaient les meubles et les tentures. Mais personne ne vint � sa rencontre, les mains tendues, comme autrefois. M. Rambaud, accabl� dans un fauteuil, semblait sommeiller. H�l�ne, debout devant le lit, en peignoir blanc, ne se retourna pas; et cette figure p�le lui parut tr�s-grande. Alors, pendant une minute, il examina Jeanne. Sa faiblesse �tait si grande, qu'elle n'ouvrait plus les yeux sans fatigue. Baign�e de sueur, elle restait appesantie, la face bl�me, allum�e d'une flamme aux pommettes.
—C'est une phtisie aigu�, murmura-t-il enfin, parlant tout haut sans le vouloir, et ne t�moignant aucune surprise, comme s'il e�t pr�vu le cas depuis longtemps.
H�l�ne entendit et le regarda. Elle �tait toute froide, les yeux secs, dans un calme terrible.
—Vous croyez? dit simplement le docteur Bodin, en hochant la t�te, de l'air approbatif d'un homme qui n'aurait pas voulu se prononcer le premier.
Il ausculta l'enfant de nouveau. Jeanne, les membres inertes, se pr�ta � l'examen, sans para�tre comprendre pourquoi on la tourmentait. Il y eut quelques paroles rapides �chang�es entre les deux m�decins. Le vieux docteur murmura les mots de respiration amphorique et de bruit de pot f�l�; pourtant, il feignait d'h�siter encore, il parlait maintenant d'une bronchite capillaire. Le docteur Deberle expliquait qu'une cause accidentelle devait avoir d�termin� la maladie, un refroidissement sans doute, mais qu'il avait observ� d�j� plusieurs fois la chloro-an�mie favorisant les affections de poitrine. H�l�ne, debout derri�re eux, attendait.
—�coutez vous-m�me, dit le docteur Bodin en c�dant la place � Henri.
Celui-ci se pencha, voulut prendre Jeanne. Elle n'avait pas soulev� les paupi�res, elle s'abandonnait, br�l�e de fi�vre. Sa chemise �cart�e montrait une poitrine d'enfant o� les formes naissantes de la femme s'indiquaient � peine; et rien n'�tait plus chaste ni plus navrant que cette pubert� d�j� touch�e par la mort. Elle n'avait eu aucune r�volte sous les mains du vieux docteur. Mais, d�s que les doigts d'Henri l'effleur�rent, elle re�ut comme une secousse. Toute une pudeur �perdue l'�veillait de l'an�antissement o� elle �tait plong�e. Elle fit le geste d'une jeune femme surprise et violent�e, elle serra ses deux pauvres petits bras maigres sur sa poitrine, en balbutiant d'une voix fr�missante:
—Maman.... maman....
Et elle ouvrit les yeux. Quand elle reconnut l'homme qui �tait l�, ce fut de la terreur. Elle se vit nue, elle sanglota de honte, en ramenant vivement le drap. Il semblait qu'elle e�t vieilli tout d'un coup de dix ans dans son agonie, et que, pr�s de la mort, ses douze ann�es fussent assez m�res pour comprendre que cet homme ne devait pas la toucher et retrouver sa m�re en elle. Elle cria de nouveau, appelant � son secours:
—Maman.... maman.... je t'en prie....
H�l�ne, qui n'avait point encore parl�, vint tout pr�s d'Henri. Elle le regardait fixement, avec sa face de marbre. Quand elle le toucha, elle lui dit ce seul mot d'une voix �touff�e:
—Allez-vous-en!
Le docteur Bodin t�chait de calmer Jeanne, qu'une crise de toux secouait dans le lit. Il lui jurait qu'on ne la contrarierait plus, que tout le monde allait partir, pour la laisser tranquille.
—Allez-vous-en, r�p�ta H�l�ne, de sa voix basse et profonde, � l'oreille de son amant. Vous voyez bien que nous l'avons tu�e.
Alors, sans trouver un mot, Henri s'en alla. Il resta encore un instant dans la salle � manger, attendant il ne savait quoi, quelque chose qui peut-�tre arriverait. Puis, voyant que le docteur Bodin ne sortait pas, il partit, il descendit l'escalier � t�tons, sans que Rosalie prit seulement le soin de l'�clairer. Il songeait � la marche foudroyante des phtisies aigu�s, un cas qu'il avait beaucoup �tudi�: les tubercules miliaires se multiplieraient avec rapidit�, les �touffements augmenteraient, Jeanne ne passerait certainement pas trois semaines. Huit jours s'�coul�rent. Le soleil se levait et se couchait sur Paris, dans le grand ciel �largi devant la fen�tre, sans qu'H�l�ne e�t la sensation nette du temps impitoyable et rythmique. Elle savait sa fille condamn�e, elle restait comme �tourdie, dans l'horreur du d�chirement qui se faisait en elle. C'�tait une attente sans espoir, une certitude que la mort ne pardonnerait pas. Elle n'avait point de larmes, elle marchait doucement dans la chambre, toujours debout, soignant la malade avec des gestes lents et pr�cis. Parfois, vaincue de fatigue, tomb�e sur une chaise, elle la regardait pendant des heures. Jeanne allait en s'affaiblissant; des vomissements tr�s-douloureux la brisaient, la fi�vre ne cessait plus. Quand le docteur Bodin venait, il l'examinait un instant, laissait une ordonnance; et son dos rond, en se retirant, exprimait une telle impuissance, que la m�re ne l'accompagnait m�me pas pour l'interroger. D�s le lendemain de la crise, l'abb� Jouve �tait accouru. Lui et son fr�re arrivaient chaque soir, �changeaient une poign�e de main silencieuse avec H�l�ne, n'osant lui demander des nouvelles. Ils avaient offert de veiller � tour de r�le, mais elle les renvoyait vers dix heures, elle ne voulait personne dans la chambre pour la nuit. Un soir, l'abb�, qui semblait tr�s-pr�occup� depuis la veille, l'emmena � l'�cart.
—J'ai song� � une chose, murmura-t-il. La ch�re enfant a �t� retard�e par sa sant�.... Elle pourrait faire ici sa premi�re communion....
H�l�ne sembla d'abord ne pas comprendre. Cette id�e o�, malgr� sa tol�rance, le pr�tre reparaissait tout entier avec son souci des int�r�ts du ciel, la surprenait, la blessait m�me un peu. Elle eut un geste d'insouciance, en disant:
—Non, non, je ne veux pas qu'on la tourmente.... Allez, s'il y a un paradis, elle y montera tout droit.
Mais, ce soir-l�, Jeanne �prouvait un de ces mieux trompeurs qui illusionnent les mourants. Elle avait entendu l'abb�, avec ses fines oreilles de malade.
—C'est toi, bon ami, dit-elle. Tu parles de la communion.... Ce sera bient�t, n'est-ce pas?
—Sans doute, ma ch�rie, r�pondit-il.
Alors, elle voulut qu'il s'approch�t, pour causer. Sa m�re l'avait soulev�e sur l'oreiller, elle �tait assise, toute petite; et ses l�vres br�l�es souriaient, tandis que, dans ses yeux clairs, la mort passait d�j�.
—Oh! je vais tr�s-bien, reprit-elle, je me l�verais, si je voulais.... Dis? j'aurais une robe blanche avec un bouquet?... Est-ce que l'�glise sera aussi belle que pour le mois de Marie?
—Plus belle, ma mignonne.
—Vrai? il y aura autant de fleurs, on chantera des choses aussi douces?... Bient�t, bient�t, tu me le promets?
Elle �tait toute baign�e de joie. Elle regardait devant elle les rideaux du lit, prise d'une extase, en disant qu'elle aimait bien le bon Dieu, et qu'elle l'avait vu, quand on chantait des cantiques. Elle entendait des orgues, elle apercevait des lumi�res qui tournaient, pendant que les fleurs des voyageaient comme des papillons. Mais une toux violente la secoua, la rejeta dans le lit. Et elle continuait de sourire, elle ne semblait pas savoir qu'elle toussait, r�p�tant:
—Je vais me lever demain, j'apprendrai mon cat�chisme sans une faute, nous serons tous tr�s-contents.
H�l�ne, au pied du lit, eut un sanglot. Elle qui ne pouvait pleurer, sentait un flot de larmes monter � sa gorge, en �coutant le rire de Jeanne. Elle suffoquait, elle se sauva dans la salle � manger pour cacher son d�sespoir. L'abb� l'avait suivie. M. Rambaud s'�tait lev� vivement; afin d'occuper la petite.
—Tiens! maman a cri�, est-ce qu'elle s'est fait du mal? demandait- elle.
—Ta maman? r�pondit-il. Mais elle n'a pas cri�, elle a ri, au contraire, parce que tu te portes bien.
Dans la salle � manger, H�l�ne, la t�te tomb�e sur la table, �touffait ses sanglots entre ses mains jointes. L'abb� se penchait, la suppliait de se contenir. Mais, levant sa face ruisselante, elle s'accusait, elle lui disait qu'elle avait tu� sa fille; et toute une confession s'�chappait de ses l�vres, en paroles entrecoup�es. Jamais elle n'aurait c�d� � cet homme, si Jeanne �tait rest�e aupr�s d'elle. Il avait fallu qu'elle le rencontr�t dans cette chambre inconnue. Mon Dieu! le ciel aurait d� la prendre avec son enfant. Elle ne pouvait plus vivre. Le pr�tre, effray�, la calmait en lui promettant le pardon.
On sonna, un bruit de voix vint de l'antichambre. H�l�ne essuyait ses yeux, lorsque Rosalie entra.
—Madame, c'est le docteur Deberle....
—Je ne veux pas qu'il entre.
—Il demande des nouvelles de mademoiselle.
—Dites-lui qu'elle va mourir.
La porte �tait rest�e ouverte, Henri avait entendu.
Alors, sans attendre la bonne, il redescendit. Chaque jour, il montait, recevait la m�me r�ponse et s'en allait.
Ce qui brisait H�l�ne, c'�taient les visites. Les quelques dames dont elle avait fait la connaissance chez les Deberle, croyaient devoir lui apporter des consolations. Madame de Chermette, madame Levasseur, madame de Guiraud, d'autres encore, se pr�sent�rent; et elles ne demandaient pas � entrer, mais elles questionnaient Rosalie si haut, que le bruit de leurs voix traversait les minces cloisons du petit appartement. Alors, prise d'impatience, H�l�ne les recevait dans la salle � manger, debout, la parole br�ve. Elle restait toute la journ�e en peignoir, oubliant de changer de linge, ses beaux cheveux simplement tordus et relev�s. Ses yeux se fermaient de lassitude dans son visage rougi, sa bouche am�re et emp�t�e ne trouvait plus les mots. Quand Juliette montait, elle ne pouvait lui fermer la chambre, elle la laissait s'installer un instant pr�s du lit.
—Ma ch�re, lui dit un jour amicalement celle-ci, vous vous abandonnez trop. Ayez un peu de courage.
Et H�l�ne devait r�pondre, lorsque Juliette cherchait � la distraire, en parlant des �v�nements qui occupaient Paris.
—Vous savez que d�cid�ment nous allons avoir la guerre.... Je suis tr�s-ennuy�e, j'ai deux cousins qui partiront.
Elle montait ainsi au retour de ses courses � travers Paris, anim�e par toute une apr�s-midi de bavardage, apportant le tourbillon de ses longues jupes dans cette chambre recueillie de malade; et elle avait beau baisser la voix, prendre des mines apitoy�es, sa jolie indiff�rence per�ait, on la voyait heureuse et triomphante d'�tre elle-m�me en bonne sant�. H�l�ne, abattue devant elle, souffrait d'une angoisse jalouse.
—Madame, murmura Jeanne un soir, pourquoi Lucien ne vient-il pas jouer?
Juliette, un moment embarrass�e, se contenta de sourire.
—Est-ce qu'il est malade, lui aussi? reprit la petite.
—Non, ma ch�rie, il n'est pas malade.... Il est au coll�ge.
Et, comme H�l�ne l'accompagnait dans l'antichambre, elle voulut lui expliquer son mensonge.
—Oh! je l'am�nerais bien, je sais que ce n'est pas contagieux.... Mais les enfants s'effrayent tout de suite, et Lucien est si b�te! Il serait capable de pleurer en voyant votre pauvre ange....
—Oui, oui, vous avez raison, interrompit H�l�ne, le coeur crev� � la pens�e de cette femme si gaie, qui avait chez elle son enfant bien portant.
Une seconde semaine avait pass�. La maladie suivait son cours, emportait � chaque heure un peu de la vie de Jeanne. Elle ne se h�tait point, dans sa foudroyante rapidit�, mettant � d�truire cette fr�le et adorable chair toutes les phases pr�vues, sans la gracier d'une seule. Les crachats sanglants avaient disparu; par moments, la toux cessait. Une telle oppression �touffait l'enfant, qu'� la difficult� de son haleine on pouvait suivre les ravages du mal, dans sa petite poitrine. C'�tait trop rude pour tant de faiblesse, les yeux de l'abb� et de M. Rambaud se mouillaient de larmes � l'�couter. Pendant des jours, pendant des nuits, le souffle s'entendait sous les rideaux, la pauvre cr�ature qu'un heurt semblait devoir tuer, n'en finissait pas de mourir, dans ce travail qui la mettait en sueur. La m�re, � bout de force, ne pouvant plus supporter le bruit de ce r�le, s'en allait dans la pi�ce voisine appuyer sa t�te contre un mur.
Peu � peu, Jeanne s'isolait. Elle ne voyait plus le monde, elle avait une expression de visage noy�e et perdue, comme si elle e�t d�j� v�cu toute seule, quelque part. Quand les personnes qui l'entouraient voulaient attirer son attention et se nommaient, pour qu'elle les reconn�t, elle les regardait fixement, sans un sourire, puis se retournait vers la muraille d'un air de fatigue. Une ombre l'enveloppait, elle s'en allait avec la bouderie irrit�e de ses mauvais jours de jalousie. Pourtant, des caprices de malade l'�veillaient encore. Un matin, elle demanda � sa m�re:
—C'est dimanche, aujourd'hui?
—Non, mon enfant, r�pondit H�l�ne. Nous ne sommes qu'au vendredi.... Pourquoi veux-tu savoir?
Elle ne paraissait d�j� plus se rappeler la question qu'elle avait pos�e. Mais, le surlendemain, comme Rosalie �tait dans la chambre, elle lui dit � demi-voix:
—C'est dimanche.... Z�phyrin est l�, prie-le de venir.
La bonne h�sitait; mais H�l�ne, qui avait entendu, lui adressa un signe de consentement. L'enfant r�p�tait:
—Am�ne-le, venez tous les deux, je serai contente.
Lorsque Rosalie entra avec Z�phyrin, elle se souleva sur l'oreiller. Le petit soldat, t�te nue, les mains �largies, se dandinait pour cacher sa grosse �motion. Il aimait bien mademoiselle, cela l'emb�tait s�rieusement de lui voir passer l'arme � gauche, comme il le disait dans la cuisine. Aussi, malgr� les avertissements de Rosalie, qui lui avait recommand� d'�tre gai, demeura-t-il stupide, la figure renvers�e, en l'apercevant si p�le, r�duite � rien du tout. Il �tait rest� sensible, avec ses allures conqu�rantes. Il ne trouva pas une de ces belles phrases, comme il savait les tourner maintenant. La bonne, par derri�re, le pin�a pour le faire rire. Mais il parvint seulement � balbutier:
—Je vous demande pardon.... mademoiselle et la compagnie....
Jeanne se soulevait toujours sur ses bras amaigris. Elle ouvrait ses grands yeux vides, elle avait l'air de chercher. Un tremblement agitait sa t�te, sans doute la grande clart� l'aveuglait, dans cette ombre o� elle descendait d�j�.
—Approchez, mon ami, dit H�l�ne au soldat. C'est mademoiselle qui a demand� � vous voir.
Le soleil entrait par la fen�tre, une large trou�e jaune, dans laquelle dansaient les poussi�res du tapis. Mars �tait venu, au dehors le printemps naissait. Z�phyrin fit un pas, apparut dans le soleil; sa petite face ronde, couverte de son, avait le reflet dor� du bl� m�r, tandis que les boutons de sa tunique �tincelaient et que son pantalon rouge saignait comme un champ de coquelicots. Alors, Jeanne l'aper�ut. Mais ses yeux s'inqui�t�rent de nouveau, incertains, allant d'un coin � un autre.
—Que veux-tu, mon enfant? demanda sa m�re. Nous sommes tous l�.
Puis, elle comprit.
—Rosalie, approchez.... Mademoiselle veut vous voir.
Rosalie, � son tour, s'avan�a dans le soleil. Elle portait un bonnet dont les brides, rejet�es sur les �paules, s'envolaient comme des ailes de papillon. Une poudre d'or tombait sur ses durs cheveux noirs et sur sa bonne face au nez �cras�, aux grosses l�vres. Et il n'y avait plus qu'eux, dans la chambre, le petit soldat et la cuisini�re, coude � coude, sous le rayon. Jeanne les regardait.
—Eh bien, ma ch�rie, reprit H�l�ne, tu ne leur dis rien?... Les voil� ensemble.
Jeanne les regardait, avec le tremblement de sa t�te, un l�ger tremblement de femme tr�s-vieille. Ils �taient l� comme mari et femme, pr�ts � se prendre bras dessus bras dessous, pour retourner au pays. La ti�deur du printemps les chauffait, et d�sireux d'�gayer mademoiselle, ils finissaient par se rire dans la figure, d'un air b�te et tendre. Une bonne odeur de sant� montait de leurs dos arrondis. S'ils avaient �t� seuls, bien s�r que Z�phyrin aurait empoign� Rosalie et qu'il aurait re�u d'elle un fameux soufflet. �a se voyait dans leurs yeux.
—Eh bien! ma ch�rie, tu n'as rien � leur dire?
Jeanne les regardait, �touffant davantage. Elle ne dit pas un mot. Brusquement, elle �clata en larmes. Z�phyrin et Rosalie durent quitter tout de suite la chambre.
—Je vous demande pardon...., mademoiselle et la compagnie...., r�p�ta le petit soldat ahuri en s'en allant.
Ce fut l� un des derniers caprices de Jeanne. Elle tomba dans une humeur sombre, dont rien ne la tirait plus. Elle se d�tachait de tout, m�me de sa m�re. Quand celle-ci se penchait au-dessus du lit, pour chercher son regard, l'enfant gardait un visage muet, comme si l'ombre des rideaux seule e�t pass� sur ses yeux. Elle avait les silences, la r�signation noire d'une abandonn�e qui se sent mourir. Parfois, elle restait longtemps les paupi�res � demi closes, sans qu'on p�t deviner dans son regard aminci quelle id�e ent�t�e l'absorbait. Plus rien n'existait pour elle que sa grande poup�e, couch�e � son c�t�. On la lui avait donn�e une nuit, pour la distraire de souffrances intol�rables; et elle refusait de la rendre, elle la d�fendait d'un geste farouche, d�s qu'on voulait la lui enlever. La poup�e, sa t�te de carton pos�e sur le traversin, �tait allong�e comme une personne malade, la couverture aux �paules. Sans doute l'enfant la soignait, car de temps � autre, de ses mains br�lantes, elle t�tait les membres de peau rose, arrach�s, vides de son. Pendant des heures, ses yeux ne quittaient pas les yeux d'�mail, toujours fixes, les dents blanches, qui ne cessaient de sourire. Puis, des tendresses la prenaient, des besoins de la serrer contre sa poitrine, d'appuyer la joue contre la petite perruque, dont la caresse semblait la soulager. Elle se r�fugiait ainsi dans l'amour de sa grande poup�e, s'assurant, au sortir de ses somnolences, qu'elle �tait encore l�, ne voyant qu'elle, causant avec elle, ayant parfois sur le visage l'ombre d'un rire, comme si la poup�e lui avait murmur� des choses � l'oreille.
La troisi�me semaine s'achevait. Le vieux docteur, un matin, s'installa. H�l�ne comprit, son enfant ne passerait pas la journ�e. Depuis la veille, elle �tait dans une stupeur qui lui �tait la conscience m�me de ses actes. On ne luttait plus contre la mort, on comptait les heures. Comme la malade souffrait d'une soif ardente, le m�decin avait simplement recommand� qu'on lui donn�t une boisson opiac�e, pour lui faciliter l'agonie; et cet abandon de tout rem�de rendait H�l�ne imb�cile. Tant que des potions tra�naient sur la table de nuit, elle esp�rait encore un miracle de gu�rison. Maintenant, les fioles et les bottes n'�taient plus l�, sa derni�re foi s'en allait. Elle n'avait plus qu'un instinct, �tre pr�s de Jeanne, ne pas la quitter, la regarder. Le docteur, qui voulait l'enlever � cette contemplation affreuse, t�chait de l'�loigner, en la chargeant de petits soins. Mais elle revenait, attir�e, avec le besoin physique de voir. Toute droite, les bras tomb�s, dans un d�sespoir qui lui gonflait le visage, elle attendait.
Vers une heure, l'abb� Jouve et M. Rambaud arriv�rent. Le m�decin alla � leur rencontre, leur dit un mot. Tous deux p�liront. Ils rest�rent debout de saisissement; et leurs mains tremblaient. H�l�ne ne s'�tait pas retourn�e.
La journ�e �tait superbe, une de ces apr�s-midi ensoleill�es des premiers jours d'avril. Jeanne, dans son lit, s'agitait. La soif qui la d�vorait lui donnait par instants un petit mouvement p�nible des l�vres. Elle avait sorti de la couverture ses pauvres mains transparentes, et elle les promenait doucement dans le vide. Le sourd travail du mal �tait termin�, elle ne toussait plus, sa voix �teinte ressemblait � un souffle. Depuis un moment, elle tournait la t�te, elle cherchait des yeux la lumi�re. Le docteur Bodin ouvrit la fen�tre toute large. Alors, Jeanne ne s'agita plus et resta la joue contre l'oreiller, les regards sur Paris, avec sa respiration oppress�e qui se ralentissait.
Pendant ces trois semaines de souffrances, bien des fois elle s'�tait ainsi tourn�e vers la ville �tal�e � l'horizon. Sa face devenait grave, elle songeait. � cette heure derni�re, Paris souriait sous le blond soleil d'avril. Du dehors venaient des souffles ti�des, des rires d'enfants, des appels de moineaux. Et la mourante mettait ses forces supr�mes � voir encore, � suivre les fum�es volantes qui montaient des faubourgs lointains. Elle retrouvait ses trois connaissances, les Invalides, le Panth�on, la tour Saint-Jacques; puis, l'inconnu commen�ait, ses paupi�res lasses se fermaient � demi, devant la mer immense des toitures. Peut-�tre r�vait-elle qu'elle �tait peu � peu tr�s-l�g�re, qu'elle s'envolait comme un oiseau. Enfin, elle allait donc savoir, elle se poserait sur les d�mes et sur les fl�ches, elle verrait, en sept ou huit coups d'aile, les choses d�fendues que l'on cache aux enfants. Mais une inqui�tude nouvelle l'agita, ses mains cherchaient encore; et elle ne se calma que lorsqu'elle tint sa grande poup�e dans ses petits bras, contre sa poitrine. Elle voulait l'emporter avec elle. Ses regards se perdaient au loin, parmi les chemin�es toutes roses de soleil.
Quatre heures venaient de sonner, le soir laissait d�j� tomber ses ombres bleues. C'�tait la fin, un �touffement, une agonie lente et sans secousse. Le cher ange n'avait plus la force de se d�fendre. M. Rambaud, vaincu, s'abattit sur les genoux, secou� de sanglots silencieux, se tra�nant derri�re un rideau pour cacher sa douleur. L'abb� s'�tait agenouill� au chevet, les mains jointes, balbutiant les pri�res des agonisants.
—Jeanne, Jeanne, murmura H�l�ne, glac�e d'une horreur qui lui soufflait un grand froid dans les cheveux.
Elle avait repouss� le docteur, elle se jeta par terre, s'appuya contre le lit pour voir sa fille de tout pr�s. Jeanne ouvrit les yeux, mais elle ne regarda pas sa m�re. Ses regards, toujours, allaient l�-bas, sur Paris qui s'effa�ait. Elle serra davantage sa poup�e, son dernier amour. Un gros soupir la gonfla, puis elle eut encore deux soupirs plus l�gers. Ses yeux p�lissaient, son visage un instant exprima une angoisse vive. Mais, bient�t, elle parut soulag�e, elle ne respirait plus, la bouche ouverte.
—C'est fini, dit le docteur on lui prenant la main.
Jeanne regardait Paris de ses grands yeux vides. Sa figure de ch�vre s'�tait encore allong�e, avec des traits s�v�res, une ombre grise descendue des sourcils qu'elle fron�ait; et elle avait ainsi dans la mort son visage bl�me de femme jalouse. La poup�e, la t�te renvers�e, les cheveux pendants, semblait morte comme elle.
—C'est fini, r�p�ta le docteur qui laissa retomber la petite main froide.
H�l�ne, la face tendue, serra son front entre ses poings, comme si elle sentait son cr�ne s'ouvrir. Elle ne pleurait pas, elle promenait devant elle des regards fous. Puis, un hoquet se brisa dans sa gorge; elle venait d'apercevoir, au pied du lit, une petite paire de souliers, oubli�e l�. C'�tait fini, Jeanne ne les mettrait jamais plus, on pouvait donner les petits souliers aux pauvres. Et ses pleurs coulaient, elle restait par terre, roulant son visage sur la main de la morte qui avait gliss�. M. Rambaud sanglotait. L'abb� avait hauss� la voix, tandis que Rosalie, dans la porte entre-b�ill�e de la salle � manger, mordait son mouchoir, pour ne pas faire trop de bruit.
Juste � cette minute, le docteur Deberle sonna. Il ne pouvait s'emp�cher de monter prendre des nouvelles.
—Comment va-t-elle? demanda-t-il.
—Ah! monsieur, b�gaya Rosalie, elle est morte.
Il demeura immobile, �tonn� de ce d�nouement qu'il attendait de jour en jour. Puis, il murmura:
—Mon Dieu! la pauvre enfant! quel malheur!
Et il ne trouva que cette parole b�te et navrante. La porte s'�tait referm�e, il descendit.
Lorsque madame Deberle apprit la mort de Jeanne, elle pleura, elle eut un de ces coups de passion qui la mettaient en l'air pendant quarante- huit heures. Ce fut un d�sespoir bruyant, hors de toute mesure. Elle monta se jeter dans les bras d'H�l�ne. Puis, sur un mot entendu, l'id�e de faire � la petite morte des fun�railles touchantes, s'empara d'elle et bient�t l'occupa tout enti�re. Elle s'offrit, elle se chargeait des moindres d�tails. La m�re, �puis�e de larmes, restait an�antie sur une chaise. M. Rambaud, qui agissait en son nom, perdait la t�te. Il consentit avec des effusions de reconnaissance. H�l�ne s'�veilla un instant pour dire qu'elle voulait des fleurs, beaucoup de fleurs.
Alors, sans perdre une minute, madame Deberle se donna un mal infini. Elle employa la journ�e du lendemain � courir chez toutes ces dames, pour leur apprendre l'affreuse nouvelle. Son r�ve �tait d'avoir un d�fil� de petites filles en robe blanche. Il lui en fallait au moins trente, et elle ne rentra que lorsqu'elle eut son compte. Elle avait pass� elle-m�me � l'administration des Pompes fun�bres, discutant les classes, choisissant les draperies. On tendrait les grilles du jardin, on exposerait le corps au milieu des lilas, d�j� couverts de fines pointes vertes. Ce serait charmant.
—Mon Dieu! pourvu qu'il fasse beau demain! laissa-t-elle �chapper le soir, apr�s ses courses faites.
La matin�e fut radieuse, un ciel bleu, un soleil d'or, avec cette haleine pure et vivante du printemps. Le convoi �tait pour dix heures. D�s neuf heures, les tentures furent pos�es. Juliette vint donner aux ouvriers des conseils. Elle voulait qu'on ne couvrit pas compl�tement les arbres. Les draperies blanches, � frange d'argent, ouvraient un porche entre les deux battants de la grille, rabattus dans les lilas. Mais elle rentra vite au salon, elle vint recevoir ces dames. On se r�unissait chez elle, pour ne pas encombrer les deux pi�ces de madame Grandjean. Seulement, elle �tait bien ennuy�e, son mari avait d� partir le matin pour Versailles: une consultation qu'on ne pouvait remettre, disait-il. Elle restait seule, jamais elle ne s'en tirerait.
Madame Berthier arriva la premi�re, avec ses deux filles.
—Croyez-vous, s'�cria madame Deberle, Henri qui me l�che!... Eh bien! Lucien, tu ne dis pas bonjour?
Lucien �tait l�, tout pr�t pour l'enterrement, avec des gants noirs. Il parut surpris � la vue de Sophie et de Blanche, habill�es comme si elles allaient � une procession. Un ruban de soie serrait leur robe de mousseline, leur voile, qui tombait jusqu'� terre, cachait leur petit bonnet de tulle-illusion. Pendant que les deux m�res causaient, les trois enfants se regard�rent, un peu raides dans leur toilette. Puis, Lucien dit:
—Jeanne est morte.
Il avait le coeur gros, mais il souriait pourtant, d'un sourire �tonn�. Depuis la veille, l'id�e que Jeanne �tait morte le rendait sage. Comme sa m�re ne lui r�pondait pas, trop affair�e, il avait questionn� les domestiques. Alors, on ne bougeait plus, lorsqu'on �tait mort?
—Elle est morte, elle est morte, r�p�t�rent les deux soeurs, toutes roses dans leurs voiles blancs. Est-ce qu'on va la voir?
Un moment, il r�fl�chit, et, les regards perdus, la bouche ouverte, comme cherchant � deviner ce qu'il y avait l�-bas, au del� de ce qu'il savait, il dit � voix basse:
—On ne la verra plus.
Cependant, d'autres petites filles entraient. Lucien, sur un signe de sa m�re, allait � leur rencontre. Marguerite Tissot, dans son nuage de mousseline, avec ses grands yeux, semblait une vierge enfant; ses cheveux blonds s'�chappaient du petit bonnet, mettaient comme une p�lerine broch�e d'or sous la blancheur du voile. Un sourire discret courut, � l'arriv�e des cinq demoiselles Levasseur; elles �taient toutes pareilles, on aurait dit un pensionnat, l'a�n�e en t�te, la plus jeune � la queue; et leurs jupes bouffaient tellement, qu'elles occup�rent un coin de la pi�ce. Mais, lorsque la petite Guiraud parut, les voix chuchotantes mont�rent; on riait, on se la passait pour la voir et la baiser. Elle avait une mine de tourterelle blanche �bouriff�e dans ses plumes, pas plus grosse qu'un oiseau, au milieu du frisson des gazes qui la faisaient �norme et toute ronde. Sa m�re elle-m�me ne trouvait plus ses mains. Le salon, peu � peu, s'emplissait d'une tomb�e de neige. Quelques gar�ons, en redingote, tachaient de noir cette puret�. Lucien, puisque sa petite femme �tait morte, en cherchait une autre. Il h�sitait beaucoup, il aurait voulu une femme plus grande que lui, comme Jeanne. Pourtant, il paraissait se d�cider pour Marguerite, dont les cheveux l'�tonnaient. Il ne la quittait plus.
—Le corps n'a pas encore �t� descendu, vint dire Pauline � Juliette.
Pauline s'agitait, comme s'il se f�t agi des pr�paratifs d'un bal. Sa soeur avait eu beaucoup de peine � obtenir qu'elle ne vint pas en blanc.
—Comment! s'�cria Juliette, � quoi songent-ils? Je vais monter. Reste avec ces dames.
Elle quitta vivement le salon, o� les m�res en toilette sombre causaient � demi-voix, tandis que les enfants n'osaient risquer un mouvement, de peur de se chiffonner. En haut, lorsqu'elle entra dans la chambre mortuaire, un grand froid la saisit. Jeanne �tait encore couch�e, les moins jointes; et comme Marguerite, comme les demoiselles Levasseur, elle avait une robe blanche, un bonnet blanc, des souliers blancs. Une couronne de roses blanches, pos�e sur le bonnet, faisait d'elle la reine de ses petites amies, f�t�e par tout ce monde qui attendait en bas. Devant la fen�tre, la bi�re de ch�ne, doubl�e de satin, s'allongeait sur deux chaises, ouverte comme un coffret � bijoux. Les meubles �taient rang�s, un cierge br�lait; la chambre, close, assombrie, avait l'odeur et la paix humides d'un caveau mur� depuis longtemps. Et Juliette, qui venait du soleil, de la vie souriante du dehors, restait muette, arr�t�e tout d'un coup, n'osant plus dire qu'on se d�p�ch�t.
—Il y a d�j� beaucoup de monde, finit-elle par murmurer.
Puis, n'ayant pas re�u de r�ponse, elle ajouta, pour parler encore:
—Henri a d� aller en consultation � Versailles, vous l'excuserez.
H�l�ne, assise devant le lit, levait sur elle des yeux vides. On ne pouvait l'arracher de cette pi�ce. Depuis trente-six heures, elle �tait l�, malgr� les supplications de M. Rambaud et de l'abb� Jouve, qui veillaient avec elle. Les deux nuits surtout l'avaient bris�e dans une agonie sans fin. Puis, il y avait eu la douleur affreuse de la derni�re toilette, les souliers de soie blanche dont elle s'�tait obstin�e � chausser elle-m�me les pieds de la petite morte. Elle ne bougeait plus, � bout de force, comme endormie par l'exc�s de son chagrin.
—Vous avez des fleurs? b�gaya-t-elle avec effort, les yeux toujours lev�s sur madame Deberle.
—Oui, oui, ma ch�re, r�pondit celle-ci. Ne vous tourmentez pas. Depuis que sa fille avait rendu le dernier soupir, elle n'avait plus que cette pr�occupation: des fleurs, des moissons de fleurs. � chaque nouvelle personne qu'elle voyait, elle s'inqui�tait, elle semblait craindre qu'on ne trouv�t jamais assez de fleurs.
—Vous avez des roses? reprit-elle apr�s un silence.
—Oui.... Je vous assure que vous serez contente.
Elle hocha la t�te, elle retomba dans son immobilit�. Pourtant, les employ�s des Pompes fun�bres attendaient sur le palier. Il fallait en finir. M. Rambaud, qui lui-m�me chancelait comme un homme ivre, fit un signe suppliant � Juliette, pour qu'elle l'aid�t � emmener la pauvre femme. Tous deux la prirent doucement sous les bras; ils la levaient, ils la conduisaient vers la salle � manger. Mais quand elle comprit, elle les repoussa, dans une crise supr�me de d�sespoir. Ce fut une sc�ne navrante. Elle s'�tait jet�e � genoux devant le lit, cramponn�e aux draps, emplissant la chambre du tumulte de sa r�volte; tandis que Jeanne, �tendue dans l'�ternel silence, raidie et toute froide, gardait un visage de pierre. La face avait un peu durci, la bouche prenait une moue d'enfant vindicative; et c'�tait ce masque sombre et sans pardon de fille jalouse qui affolait H�l�ne. Elle l'avait bien vue, depuis trente-six heures, se glacer dans sa rancune, devenir plus farouche � mesure qu'elle se rapprochait de la terre. Quel soulagement, si Jeanne, une derni�re fois, avait pu lui sourire!
—Non, non! criait-elle. Je vous en supplie, laissez-la un instant.... Vous ne pouvez pas me la prendre. Je veux l'embrasser.... Oh! un instant, un seul instant....
Et, de ses bras tremblants, elle la tenait, elle la disputait � ces hommes qui se cachaient dans l'anti-chambre, le dos tourn�, d'un air d'ennui. Mais ses l�vres n'�chauffaient pas le froid visage, elle sentait Jeanne s'ent�ter et se refuser. Alors, elle s'abandonna aux mains qui l'entra�naient, elle tomba sur une chaise de la salle � manger, avec cette plainte sourde, r�p�t�e vingt fois:
—Mon Dieu.... mon Dieu....
L'�motion avait �puis� M. Rambaud et madame Deberle. Apr�s un court silence, quand celle-ci entre-b�illa la porte, c'�tait fini. Il n'y avait pas en un bruit, � peine un l�ger froissement. Les vis, huil�es � l'avance, fermaient � jamais le couvercle. Et la chambre �tait vide, un drap blanc cachait la bi�re.
Alors, la porte resta ouverte, on laissa H�l�ne libre. Lorsqu'elle rentra, elle eut un regard �perdu sur les meubles, autour des murs. On venait d'emporter le corps. Rosalie avait tir� la couverture pour effacer jusqu'au poids l�ger de celle qui �tait partie. Et, ouvrant les bras dans un geste fou, les mains tendues, H�l�ne se pr�cipita vers l'escalier. Elle voulait descendre. M. Rambaud la retenait, pendant que madame Deberle lui expliquait que cela ne se faisait pas. Mais elle jurait d'�tre raisonnable, de ne pas suivre l'enterrement. On pouvait bien lui permettre de voir; elle se tiendrait tranquille dans le pavillon. Tous deux pleuraient en l'�coutant. Il fallut l'habiller. Juliette cacha sa robe d'appartement sous un ch�le noir. Seulement elle ne trouvait pas de chapeau; enfin, elle en d�couvrit un, dont elle arracha un bouquet de verveines rouges. M. Rambaud, qui devait conduire le deuil, prit H�l�ne � son bras. Quand on fut dans le jardin:
—Ne la quittez pas, murmura madame Deberle. Moi, j'ai un tas d'affaires....
Et elle s'�chappa. H�l�ne marchait p�niblement, cherchant du regard devant elle. En entrant dans le grand jour, elle avait eu un soupir. Mon Dieu! quelle belle matin�e! Mais ses yeux �taient all�s droit � la grille, elle venait d'apercevoir la petite bi�re sous les tentures blanches. M. Rambaud ne la laissa approcher que de deux ou trois pas.
—Voyons, soyez courageuse, disait-il, tout frissonnant lui-m�me.
Ils regard�rent. L'�troit cercueil baignait dans un rayon. Sur un coussin de dentelle, aux pieds, �tait pos� un crucifix d'argent. A gauche, un goupillon trempait dans un b�nitier. Les grands cierges br�laient sans une flamme, tachant seulement le soleil de petites �mes dansantes qui s'envolaient. Sous les tentures, des branches d'arbre faisaient un berceau, avec leurs bourgeons viol�tres. C'�tait un coin de printemps, o� tombait, par un �cartement des draperies, la poussi�re d'or du large rayon qui �panouissait les fleurs coup�es, dont la bi�re �tait couverte. Il y avait la un �croulement de fleurs, des gerbes de roses blanches en tas, des cam�lias blancs, des lilas blancs, des oeillets blancs, toute une neige amass�e de p�tales blancs; le corps disparaissait, des grappes blanches glissaient du drap, par terre des pervenches blanches, des jacinthes blanches avaient coul� et s'effeuillaient. Les rares passants de la rue Vineuse s'arr�taient, avec un sourire �mu, devant ce jardin ensoleill� o� cette petite morte dormait sous les fleurs. Tout ce blanc chantait, une puret� �clatante flambait dans la lumi�re, le soleil chauffait les tentures, les bouquets et les couronnes, d'un frisson de vie. Au-dessus des roses, une abeille bourdonnait.
—Les fleurs.... les fleurs...., murmura H�l�ne, qui ne trouva pas d'autres paroles.
Elle appuyait son mouchoir sur ses l�vres, ses yeux s'emplissaient de larmes. Il lui semblait que Jeanne devait avoir chaud, et cette pens�e la brisait davantage, d'un attendrissement o� il y avait de la reconnaissance pour ceux qui venaient de couvrir l'enfant de toutes ces fleurs. Elle voulut s'avancer, M. Rambaud ne songea plus � la retenir. Comme il faisait bon sous les tentures! Un parfum montait, l'air ti�de n'avait pas un souffle. Alors, elle se baissa et ne choisit qu'une rose. C'�tait une rose qu'elle venait chercher, pour la glisser dans son corsage. Mais un tremblement la prenait, M. Rambaud eut peur.
—Ne restez pas l�, dit-il, en l'entra�nant. Vous avez promis de ne pas vous rendre malade.
Il cherchait � la conduire dans le pavillon, lorsque la porte du salon s'ouvrit toute grande. Pauline parut la premi�re. Elle s'�tait charg�e d'organiser le cort�ge. Une � une, les petites filles descendirent. Il semblait que ce f�t une floraison h�tive, des aub�pines miraculeusement fleuries. Les robes blanches se gonflaient dans le soleil, se moiraient de transparences, o� toutes les nuances d�licates du blanc passaient comme sur des ailes de cygne. Un pommier laissait tomber ses p�tales, des fils de la Vierge flottaient, les robes �taient la candeur m�me du printemps. Elles ne cessaient point, elles entouraient d�j� la pelouse, et elles descendaient toujours le perron, l�g�res, envol�es comme un duvet, �panouies tout d'un coup au grand air.
Alors, quand le jardin fut tout blanc, en face de cette bande l�ch�e de petites filles, H�l�ne eut un souvenir. Elle se rappela le bal de l'autre belle saison, avec la joie dansante des petits pieds. Et elle revoyait Marguerite en laiti�re, sa bo�te au lait pendue � la ceinture, Sophie en soubrette, tournant au bras de sa soeur Blanche, dont le costume de Folie sonnait un carillon. Puis, c'�taient les cinq demoiselles Levasseur, des Chaperons-Rouges qui multipliaient les toquets de satin ponceau � bandes de velours noir; tandis que la petite Guiraud, avec son papillon d'Alsacienne dans les cheveux, sautait comme une perdue, en face d'un Arlequin deux fois plus grand qu'elle. Aujourd'hui, toutes �taient blanches. Jeanne aussi �tait blanche, sur l'oreiller de satin blanc, dans les fleurs. La fine Japonaise, au chignon travers� de longues �pingles, � la tunique de pourpre brod�e d'oiseaux, s'en allait en robe blanche.
—Comme elles ont grandi! murmura H�l�ne, qui �clata en larmes.
Toutes �taient l�, sa fille seule manquait. M. Rambaud la fit entrer dans le pavillon; mais elle resta sur la porte, elle voulait voir le cort�ge se mettre en marche. Des dames vinrent la saluer discr�tement. Les enfants la regardaient, de leurs yeux bleus �tonn�s.
Cependant, Pauline circulait, donnait des ordres. Elle �touffait sa voix pour la circonstance; mais elle s'oubliait par moments.
—Allons, soyez sages.... Regarde, petite b�te, tu es d�j� sale.... Je viendrai vous prendre, ne bougez pas.
Le corbillard arrivait, on pouvait partir. Madame Deberle parut et s'�cria:
—On a oubli� les bouquets!... Pauline, vite les bouquets!
Alors, il y eut un peu de confusion. On avait pr�par� un bouquet de roses blanches pour chaque petite fille. Il fallut distribuer ces roses; les enfants, ravies, tenaient les grosses touffes devant elles, comme des cierges. Lucien, qui ne quittait plus Marguerite, respirait avec d�lices, pendant qu'elle lui poussait ses fleurs dans la figure. Toutes ces gamines, avec leurs mains fleuries, riaient dans le soleil, puis devenaient tout d'un coup s�rieuses, en suivant des yeux la bi�re que des hommes chargeaient sur le corbillard.
—Elle est l� dedans? demanda Sophie tr�s-bas. Sa soeur Blanche fit un signe de t�te. Puis, elle dit � son tour:
—Pour les hommes, c'est grand comme �a.
Elle parlait du cercueil, elle �largissait les bras tant qu'elle pouvait. Mais la petite Marguerite eut un rire, le nez dans ses roses, en racontant que �a lui faisait des chatouilles. Alors, les autres enfonc�rent aussi leur nez, pour voir. On les appelait, elles redevinrent sages.
Dehors, le cort�ge d�fila. Au coin de la rue Vineuse, une femme en cheveux, les pieds chauss�s de savates, pleurait et s'essuyait les joues avec le coin de son tablier. Quelques personnes s'�taient mises aux fen�tres, des exclamations apitoy�es mont�rent dans le silence de la rue. Le corbillard roulait sans bruit, tendu de draperies blanches, � franges d'argent; on entendait seulement les pas cadenc�s des deux chevaux blancs, assourdis sur la terre battue de la chauss�e. C'�tait comme une moisson de fleurs, de bouquets et de couronnes, que ce char emportait; on ne voyait pas la bi�re, de l�gers cahots secouaient les gerbes amoncel�es, le char derri�re lui semait des branches de lilas. Aux quatre coins, volaient de longs rubans de moire blanche, que tenaient quatre petites filles, Sophie et Marguerite, une demoiselle Levasseur et la petite Guiraud, celle-ci si mignonne, si tr�buchante, que sa m�re l'accompagnait. Les autres, en troupe serr�e, entouraient le corbillard, avec leurs touffes de roses � la main. Elles marchaient doucement, leurs voiles s'enlevaient, les roues tournaient au milieu de cette mousseline, comme port�es sur un nuage, o� souriaient des t�tes d�licates de ch�rubins. Puis, derri�re, � la suite de M. Rambaud, le visage p�le et baiss�, venaient des dames, quelques petits gar�ons, Rosalie, Z�phyrin, les domestiques des Deberle. Cinq voitures de deuil, vides, suivaient. Dans la rue pleine de soleil, des pigeons blancs prirent leur vol, au passage de ce char du printemps.
—Mon Dieu! quel ennui! r�p�tait madame Deberle, en voyant le cort�ge s'�branler. Si Henri avait retard� cette consultation! Je la lui disais bien.
Elle ne savait que faire d'H�l�ne, affaiss�e sur un si�ge du pavillon. Henri serait rest� pr�s d'elle. Il l'aurait un peu consol�e. C'�tait tr�s-d�sagr�able, qu'il ne f�t pas l�. Heureusement, mademoiselle Aur�lie voulut bien se proposer; elle n'aimait pas les choses tristes, elle s'occuperait en m�me temps de la collation que les enfants devaient trouver � leur retour. Madame Deberle se h�ta de rejoindre le convoi qui se dirigeait vers l'�glise, par la rue de Passy. Maintenant, le jardin �tait vide, des ouvriers pliaient les tentures. Il n'y avait plus, sur le sable, � la place o� Jeanne avait pass�, que les p�tales effeuill�s d'un cam�lia. Et H�l�ne, tomb�e tout d'un coup � cette solitude et � ce grand silence, �prouvait de nouveau l'angoisse, l'arrachement de l'�ternelle s�paration. Une seule fois encore, �tre aupr�s d'elle une seule fois! L'id�e fixe que Jeanne s'en allait f�ch�e, avec son visage muet et noir de rancune, la traversait de la br�lure vive d'un fer rouge. Alors, voyant bien que mademoiselle Aur�lie la gardait, elle fut pleine de ruse pour lui �chapper et courir au cimeti�re.
—Oui, c'est une grande perte, r�p�tait la vieille fille, install�e commod�ment dans un fauteuil. Moi, j'aurais ador� les enfants, les petites filles surtout. Eh bien! quand j'y songe, je suis contente de ne m'�tre pas mari�e. �a �vite des chagrins....
Elle croyait la distraire. Elle parla d'une de ses amies qui avait eu six enfants; tous �taient morts. Une autre dame restait seule avec un grand fils qui la battait; celui-l� aurait d� mourir, sa m�re se serait consol�e sans peine. H�l�ne semblait l'�couter. Elle ne bougeait plus, agit�e seulement d'un tremblement d'impatience.
—Vous voil� plus calme, dit enfin mademoiselle Aur�lie. Mon Dieu! il faut toujours finir par se faire une raison.
La porte de la salle � manger s'ouvrait dans le pavillon japonais. Elle s'�tait lev�e, elle poussa cette porte, allongea le cou. Des assiettes de g�teaux couvraient la table. H�l�ne, vivement, s'enfuit par le jardin. La grille �tait ouverte, les ouvriers des Pompes fun�bres emportaient leur �chelle.
A gauche, la rue Vineuse tourne dans la rue des R�servoirs. C'est l� que se trouve le cimeti�re de Passy. Un mur de sout�nement colossal s'�l�ve du boulevard de la Muette, le cimeti�re est comme une terrasse immense qui domine la hauteur, le Trocad�ro, les avenues, Paris entier. En vingt pas, H�l�ne fut devant la porte b�ante, d�roulant le champ d�sert des tombes blanches et des croix noires. Elle entra. Deux grands lilas bourgeonnaient aux angles de la premi�re all�e. On enterrait rarement, des herbes folles poussaient, quelques cypr�s coupaient les verdures de leurs barres sombres. H�l�ne s'enfon�a droit devant elle; une bande de moineaux s'effaroucha, un fossoyeur leva la t�te, apr�s avoir lanc� � la vol�e sa pellet�e de terre. Sans doute, le convoi n'�tait pas arriv�, le cimeti�re semblait vide. Elle coupa � droite, poussa jusqu'au parapet de la terrasse; et, comme elle faisait le tour, elle aper�ut derri�re un bouquet d'acacias les petites filles en blanc, agenouill�es devant le caveau provisoire, o� l'on venait de descendre le corps de Jeanne. L'abb� Jouve, la main tendue, donnait une derni�re b�n�diction. Elle entendit seulement le bruit sourd de la pierre du caveau qui retombait. C'�tait fini.
Cependant, Pauline l'avait aper�ue et la montrait � madame Deberle. Celle-ci se f�cha presque, murmurant:
—Comment! elle est venue! Mais �a ne se fait pas, c'est de tr�s- mauvais go�t!
Elle s'avan�a, lui t�moigna par son air de figure qu'elle la d�sapprouvait. D'autres dames s'approch�rent � leur tour, curieusement. M. Rambaud l'avait rejointe, debout et silencieux pr�s d'elle. Elle s'�tait appuy�e � un des acacias, se sentant d�faillir, fatigu�e de tout ce monde. Tandis qu'elle r�pondait par des hochements de t�te aux condol�ances, une seule pens�e l'�touffait: elle �tait arriv�e trop tard, elle avait entendu le bruit de la pierre qui retombait. Et ses yeux revenaient toujours au caveau, dont un gardien du cimeti�re balayait la marche.
—Pauline, surveille les enfants, r�p�tait madame Deberle.
Les petites filles agenouill�es se levaient comme un vol de moineaux blancs. Quelques-unes, trop petites, les genoux perdus dans leurs jupes, s'�taient assises par terre; on dut les ramasser. Pendant qu'on descendait Jeanne, les grandes avaient allong� la t�te, pour voir au fond du trou. C'�tait tr�s-noir, un frisson les p�lissait. Sophie assurait tout bas qu'on restait l� dedans des ann�es, des ann�es. La nuit aussi? demandait une des demoiselles Levasseur. Certainement, la nuit aussi, toujours. Oh! la nuit, Blanche y serait morte. Toutes se regardaient, les yeux tr�s-grands, comme si elles venaient d'entendre une histoire de voleurs. Mais-quand elles furent debout, l�ch�es autour du caveau, elles redevinrent roses; ce n'�tait pas vrai, on disait des contes pour rire. Il faisait trop bon, ce jardin �tait joli, avec ses grandes herbes; comme on aurait fait de belles parties de cache-cache, derri�re toutes ces pierres! Les petits pieds dansaient d�j�, les robes blanches battaient, pareilles � des ailes. Dans le silence des tombes, la pluie ti�de et lente du soleil �panouissait cette enfance. Lucien avait fini par fourrer la main sous le voile de Marguerite; il touchait ses cheveux, il voulait savoir si elle ne mettait rien dessus, pour qu'ils fussent si jaunes. La petite se rengorgeait. Puis, il lui dit qu'ils se marieraient ensemble. Marguerite voulait bien, mais elle avait peur qu'il ne lui tir�t les cheveux. Il les touchait encore, il les trouvait doux comme du papier � lettre.
—N'allez pas si loin, cria Pauline.
—Eh bien! nous partons, dit madame Deberle. Nous ne faisons rien l�, les enfants doivent avoir faim....
Il fallut r�unir les petites filles qui s'�taient d�band�es comme un pensionnat en r�cr�ation. On les compta, la petite Guiraud manquait; enfin, on l'aper�ut tr�s-loin, dans une all�e, se promenant gravement avec l'ombrelle de sa m�re. Alors, les dames se dirig�rent vers la porte, en poussant devant elles le flot des robes blanches. Madame Berthier f�licitait Pauline sur son mariage, qui devait avoir lieu le mois suivant. Madame Deberle disait qu'elle partait dans trois jours pour Naples, avec son mari et Lucien. Le monde s'�coulait, Z�phyrin et Rosalie rest�rent les derniers. � leur tour, ils s'�loign�rent. Ils se prirent le bras, ravis de cette promenade, malgr� leur gros chagrin; ils ralentissaient le pas, et leur dos d'amoureux, un moment encore, dansa dans la lumi�re, au bout de l'avenue.
—Venez, murmura M. Rambaud.
Mais H�l�ne, d'un geste, le pria d'attendre. Elle restait seule, il lui semblait qu'une page de sa vie �tait arrach�e. Quand elle eut vu les derni�res personnes dispara�tre, elle s'agenouilla p�niblement devant le caveau. L'abb� Jouve, en surplis, ne s'�tait point encore relev�. Tous deux pri�rent longtemps. Puis, sans parler, avec son beau regard de charit� et de pardon, le pr�tre l'aida � se mettre debout.
—Donne-lui ton bras, dit-il simplement � M. Rambaud.
A l'horizon, Paris blondissait sous la radieuse matin�e de printemps. Dans le cimeti�re, un pinson chantait.
Deux ans s'�taient �coul�s. Un matin de d�cembre, le petit cimeti�re dormait dans un grand froid. Il neigeait depuis la veille, une neige fine que chassait le vent du nord. Du ciel qui p�lissait, les flocons plus rares tombaient avec une l�g�ret� volante de plumes. La neige se durcissait d�j�, une haute fourrure de cygne bordait le parapet de la terrasse. Au del� de cette ligne blanche, dans la p�leur brouill�e de l'horizon, Paris s'�tendait.
Madame Rambaud priait encore, � genoux devant le tombeau de Jeanne, sur la neige. Son mari venait de se relever, silencieux. Ils s'�taient �pous�s en novembre, � Marseille. M. Rambaud avait vendu sa maison des Halles, il se trouvait � Paris depuis trois jours pour terminer cette affaire; et la voiture qui les attendait rue des R�servoirs, devait passer � l'h�tel prendre leurs malles et les conduire ensuite au chemin de fer. H�l�ne avait fait le voyage dans l'unique pens�e de s'agenouiller l�. Elle restait immobile, la t�te basse, comme perdue et ne sentant pas la froide terre qui lui gla�ait les genoux. Cependant, le vent cessait. M. Rambaud s'�tait avanc� sur la terrasse, pour la laisser � la douleur muette de ses souvenirs. Une brume s'�levait des lointains de Paris, dont l'immensit� s'enfon�ait dans le vague blafard de cette nu�e. Au pied du Trocad�ro, la ville couleur de plomb semblait morte, sous la tomb�e lente des derniers brins de neige. C'�tait, dans l'air devenu immobile, une moucheture p�le sur les fonds sombres, filant avec un balancement insensible et continu. Au del� des chemin�es de la Manutention, dont les tours de brique prenaient le ton du vieux cuivre, le glissement sans fin de ces blancheurs s'�paississait, on aurait dit des gazes flottantes, d�roul�es fil � fil. Pas un soupir ne montait, de cette pluie du r�ve, enchant�e en l'air, tombant endormie et comme berc�e. Les flocons paraissaient ralentir leur vol, � l'approche des toitures; ils se posaient un � un, sans cesse, par millions, avec tant de silence, que les fleurs qui s'effeuillent font plus de bruit; et un oubli de la terre et de la vie, une paix souveraine venait de cette multitude en mouvement, dont on n'entendait pas la marche dans l'espace. Le ciel s'�clairait de plus en plus, partout � la fois, d'une teinte laiteuse, que des fum�es troublaient encore. Peu � peu, les �lots �clatants des maisons se d�tachaient, la ville apparaissait � vol d'oiseau, coup�e de ses rues et de ses places, dont les tranch�es et les trous d'ombres dessinaient l'ossature g�ante des quartiers. H�l�ne, lentement, s'�tait relev�e. � terre, ses deux genoux restaient marqu�s sur la neige. Envelopp�e d'un large manteau sombre, bord� de fourrure, elle semblait tr�s-grande, les �paules superbes dans tout ce blanc. La barrette de son chapeau, une tresse de velours noir, lui mettait au front l'ombre d'un diad�me. Elle avait retrouv� son beau visage tranquille, ses yeux gris et ses dents blanches, son menton rond, un peu fort; qui lui donnait un air raisonnable et ferme. Lorsqu'elle tournait la t�te, son profil prenait de nouveau une puret� grave de statue. Le sang dormait sous la p�leur repos�e des joues, on la sentait rentr�e dans la hauteur de son honn�tet�. Deux larmes avaient roul� de ses paupi�res, son calme �tait fait de sa douleur ancienne. Et elle se tenait debout, devant le tombeau, une simple colonne, o� le nom de Jeanne �tait suivi de deux dates, mesurant la courte existence de la petite morte de douze ans.
Autour d'elle, le cimeti�re �talait la blancheur de son drap, que crevaient des angles de tombes rouill�es, des fers de croix pareils � des bras en deuil. Seuls, les pas d'H�l�ne et de M. Rambaud avaient fait un sentier dans ce coin d�sert. C'�tait une solitude sans tache, o� les morts dormaient. Les all�es enfon�aient les fant�mes l�gers des arbres. Par moments, un paquet de neige tombait sans bruit d'une branche trop charg�e; et rien ne bougeait plus. � l'autre bout, un pi�tinement noir avait pass�: on enterrait sous ce linceul. Un second convoi venait � gauche. Les bi�res et les cort�ges filaient en silence, comme des ombres d�coup�es, sur la p�leur d'un linge. H�l�ne sortait de sa r�verie, lorsqu'elle aper�ut pr�s d'elle une mendiante qui se tra�nait. C'�tait la m�re F�tu, dont la neige assourdissait les gros souliers d'homme, crev�s et raccommod�s avec des ficelles. Jamais elle ne l'avait vue grelotter d'une mis�re si noire, couverte de guenilles plus sales, engraiss�e encore, l'air ab�ti. La vieille, par les vilains temps, les fortes gel�es, les pluies battantes, suivait maintenant les convois, pour sp�culer sur l'apitoiement des gens charitables; et elle savait qu'au cimeti�re la peur de la mort fait donner des sous; elle visitait les tombes, s'approchant des gens agenouill�s au moment o� ils fondaient en larmes, parce que alors ils ne pouvaient refuser. Depuis un instant, entr�e avec le dernier cort�ge, elle guettait H�l�ne de loin. Mais elle n'avait point reconnu la bonne dame, elle racontait avec de petits sanglots, la main tendue, qu'elle avait chez elle deux enfants qui mouraient de faim. H�l�ne l'�coutait, muette devant cette apparition. Les enfants �taient sans feu, l'a�n� s'en allait de la poitrine. Tout d'un coup, la m�re F�tu s'arr�ta; un travail se faisait dans les mille plis de son visage, ses yeux minces clignotaient. Comment! c'�tait la bonne dame! Le ciel avait donc exauc� ses pri�res! Et, sans arranger l'histoire des enfants, elle se mit � geindre, avec un flot de paroles intarissable. Des dents lui manquaient encore, on l'entendait � peine. Toutes les mis�res au bon Dieu lui �taient tomb�es sur la t�te. Son monsieur avait donn� cong�, elle venait de rester trois mois dans son lit; oui, �a la tenait toujours, maintenant �a lui grouillait partout, une voisine disait qu'une araign�e devait pour s�r lui �tre entr�e par la bouche, pendant qu'elle dormait. Si elle avait eu seulement un peu de feu, elle se serait chauff� le ventre; il n'y avait plus que �a pour la soulager. Mais rien de rien, pas des bouts d'allumettes. Peut-�tre bien que madame �tait all�e en voyage? C'�taient ses affaires. Enfin, elle la trouvait joliment portante, et fra�che, et belle. Dieu lui rendrait tout �a. Comme H�l�ne tirait sa bourse, la m�re F�tu souffla, en s'appuyant � la grille du tombeau de Jeanne.
Les convois s'en �taient all�s. Quelque part, dans une fosse voisine, on entendait les coups de pioche r�guliers d'un fossoyeur qu'on ne voyait pas. Pourtant, la vieille avait repris haleine, les yeux fix�s sur la bourse. Alors, pour augmenter l'aum�ne, elle se montra tr�s- c�line, elle parla de l'autre dame. On ne pouvait pas dire, c'�tait une dame charitable; eh bien! elle ne savait pas faire, son argent ne profitait pas. Prudemment, elle regardait H�l�ne en disant ces choses. Ensuite, elle se hasarda � nommer le docteur. Oh! celui-l� �tait bon comme le bon pain. L'�t� dernier, il avait encore fait un voyage avec sa femme. Leur petit poussait, un bel enfant. Mais les doigts d'H�l�ne, qui ouvraient la bourse, avaient trembl�, et la m�re F�tu, tout d'un coup, changea de voix. Stupide, effar�e, elle venait seulement de comprendre que la bonne dame se trouvait l� pr�s du tombeau de sa fille. Elle b�gaya, soupira, tacha de la faire pleurer. Une mignonne si gentille, avec des amours de petites mains, qu'elle voyait encore lui donner des pi�ces blanches. Et comme elle avait de longs cheveux, comme elle regardait les pauvres avec de grands yeux pleins de larmes! Ah! on ne rempla�ait pas un ange pareil; il n'y en avait plus, on pouvait chercher dans tout Passy. Aux beaux jours, elle apporterait chaque dimanche un bouquet de p�querettes, cueilli dans le foss� des fortifications. Elle se tut, inqui�te du geste dont H�l�ne lui coupa la parole. C'�tait donc qu'elle ne trouvait plus ce qu'il fallait dire? La bonne dame ne pleurait pas, et elle ne lui donna qu'une pi�ce de vingt sous.
M. Rambaud, cependant, s'�tait rapproch� du parapet de la terrasse. H�l�ne alla le rejoindre. Alors, la vue du monsieur alluma les yeux de la m�re F�tu.
Elle ne le connaissait pas, celui-l�; ce devait �tre un nouveau. Tra�nant les pieds, elle marcha derri�re H�l�ne, en appelant sur elle toutes les b�n�dictions du paradis; et, lorsqu'elle fut pr�s de M. Rambaud, elle reparla du docteur. En voil� un qui aurait un bel enterrement, quand il mourrait, si les pauvres gens qu'il avait soign�s pour rien, suivaient son corps! Il �tait un peu coureur, personne ne disait le contraire. Des dames de Passy le connaissaient bien. Mais �a ne l'emp�chait pas d'adorer sa femme, une femme si gentille, qui aurait pu se mal conduire et qui n'y songeait seulement plus. Un vrai m�nage de tourtereaux. Est-ce que madame leur avait dit bonjour? Ils �taient pour s�r chez eux, elle venait de voir les persiennes ouvertes, rue Vineuse. Ils aimaient tant madame autrefois, ils seraient si heureux de l'embrasser! En m�chant ces bouts de phrases, la vieille guignait M. Rambaud. Il l'�coutait, avec sa tranquillit� de brave homme. Les souvenirs �voqu�s devant lui ne mettaient pas une ombre sur son visage paisible. Il crut seulement remarquer que l'acharnement de cette mendiante importunait H�l�ne, et il fouilla dans sa poche, il lui fit � son tour une aum�ne, en l'�loignant du geste. Lorsqu'elle vit une seconde pi�ce blanche, la m�re F�tu �clata en remerciements. Elle ach�terait un peu de bois, elle chaufferait son mal; il n'y avait plus que �a pour lui calmer le ventre. Oui, un vrai m�nage de tourtereaux, � preuve que la dame �tait accouch�e, l'autre hiver, d'un deuxi�me enfant, une belle petite fille, rose et grasse, qui devait aller sur ses quatorze mois. Le jour du bapt�me, � la porte de l'�glise, le docteur lui avait mis cent sous dans la main. Ah! les bons coeurs se rencontrent, madame lui portait chance. Faites, mon Dieu! que madame n'ait pas un chagrin, comblez-la de toutes les prosp�rit�s! Au nom du P�re, du Fils, du Saint-Esprit, ainsi soit-il!
H�l�ne resta toute droite devant Paris, pendant que la m�re F�tu s'en allait au milieu des tombes, en bredouillant trois Pater et trois Ave. La neige avait cess�, les derniers flocons s'�taient pos�s sur les toits avec une lenteur lasse; et, dans le vaste ciel d'un gris de perle, derri�re les brumes qui se fondaient, le ton d'or du soleil allumait une clart� rose. Une seule bande de bleu, sur Montmartre, bordait l'horizon, d'un bleu si lav� et si tendre, qu'on aurait dit l'ombre d'un satin blanc. Paris se d�gageait des fum�es, s'�largissait avec ses champs de neige, sa d�b�cle qui le figeait dans une immobilit� de mort. Maintenant, les mouchetures volantes ne donnaient plus � la ville ce grand frisson, dont les ondes pales tremblaient sur les fa�ades couleur de rouille. Les maisons sortaient toutes noires des masses blanches o� elles dormaient, comme moisies par des si�cles d'humidit�. Des rues enti�res semblaient ruin�es, d�vor�es de salp�tre, les toitures pr�s de fl�chir, les fen�tres enfonc�es d�j�. Une place, dont on apercevait le carr� pl�treux, s'emplissait d'un tas de d�combres. Mais, � mesure que la bande bleue grandissait du c�t� de Montmartre, une lumi�re coulait limpide et froide comme une eau de source, mettant Paris sous une glace o� les lointains eux-m�mes prenaient une nettet� d'image japonaise.
Dans son manteau de fourrure, les mains perdues au bord des manches, H�l�ne songeait. Une seule pens�e revenait en elle comme un �cho. Ils avaient eu un enfant, une petite fille rose et grasse; et elle la voyait � l'�ge adorable o� Jeanne commen�ait � parler. Les petites filles sont si mignonnes � quatorze mois! Elle comptait les mois; quatorze, cela faisait presque deux ans, en tenant compte des autres; juste l'�poque, � quinze jours pr�s. Alors, elle eut une vision ensoleill�e de l'Italie, un pays id�al, avec des fruits d'or, o� les amants s'en allaient sous des nuits embaum�es, les bras � la taille. Henri et Juliette marchaient devant elle, dans un clair de lune. Ils s'aimaient comme des �poux qui redeviennent des amants. Une petite fille rose et grasse, dont les chairs nues rient au soleil, tandis qu'elle essaye de b�gayer des mots confus, que sa m�re �touffe sous des baisers! Et elle pensait � ces choses sans col�re, le coeur muet, �largissant encore sa s�r�nit� dans la tristesse. Le pays du soleil avait disparu, elle promenait ses lents regards sur Paris, dont l'hiver raidissait le grand corps. Des colosses de marbre semblaient couch�s dans la paix souveraine de leur froideur, les membres las d'une vieille souffrance qu'ils ne sentaient plus. Un trou bleu s'�tait fait au-dessus du Panth�on.
Pourtant, ses souvenirs redescendaient les jours. Elle avait v�cu dans une stupeur, � Marseille. Un matin, en passant rue des Petites-Mari�s, elle s'�tait mise � sangloter devant la maison de son enfance. C'�tait la derni�re fois qu'elle avait pleur�. M. Rambaud venait souvent; elle le sentait autour d'elle comme une protection. Il n'exigeait rien, il n'ouvrait jamais son coeur. Vers l'automne, elle l'avait vu entrer un soir, les yeux rouges, bris� par un grand chagrin: son fr�re, l'abb� Jouve, �tait mort. � son tour, elle l'avait consol�. Ensuite, elle ne se rappelait plus nettement. L'abb� semblait sans cesse derri�re eux, elle c�dait � la r�signation dont il l'enveloppait. Puisqu'il voulait encore cette chose, elle ne trouvait pas de raison pour refuser. Cela lui paraissait tr�s-sage. D'elle-m�me, comme son deuil prenait fin, elle avait r�gl� pos�ment les d�tails avec M. Rambaud. Les mains de son vieil ami tremblaient de tendresse �perdue. Comme elle voudrait, il l'attendait depuis des mois, un signe lui suffisait. Ils �taient mari�s en noir. Le soir des noces, lui aussi avait bais� ses pieds nus, ses beaux pieds de statue qui redevenaient de marbre. Et la vie se d�roulait de nouveau.
Tandis que le ciel bleu grandissait � l'horizon, cet �veil de sa m�moire �tait une surprise pour H�l�ne. Elle avait donc �t� folle pendant un an? Aujourd'hui, lorsqu'elle �voquait la femme qui avait v�cu pr�s de trois ann�es dans cette chambre de la rue Vineuse, elle croyait juger une personne �trang�re, dont la conduite l'emplissait de m�pris et d'�tonnement. Quel coup d'�trange folie, quel mal abominable, aveugle comme la foudre! Elle ne l'avait pourtant pas appel�. Elle vivait tranquille, cach�e dans son coin, perdue dans l'adoration de sa fille. La route s'allongeait devant elle, sans une curiosit�, sans un d�sir. Et un souffle avait pass�, elle �tait tomb�e par terre. � cette heure encore, elle ne s'expliquait rien. Son �tre avait cess� de lui appartenir, l'autre personne agissait en elle. �tait-ce possible? elle faisait ces choses! Puis, un grand froid la gla�ait, Jeanne s'en allait sous les roses. Alors, dans l'engourdissement de sa douleur, elle redevenait tr�s-calme, sans un d�sir, sans une curiosit�, continuant sa marche lente sur la route toute droite. Sa vie reprenait, avec sa paix s�v�re et son orgueil de femme honn�te.
M. Rambaud fit un pas, voulut l'emmener de ce lieu de tristesse. Mais, d'un geste, H�l�ne lui t�moigna l'envie de rester encore. Elle s'�tait approch�e du parapet, elle regardait en bas, sur l'avenue de la Muette, une station de voitures dont la file mettait au bord du trottoir une queue de vieux carrosses crev�s par l'�ge. Les capotes et les roues blanchies, les chevaux couverts de mousse, semblaient se pourrir l� depuis des temps tr�s-anciens. Des cochers restaient immobiles, raidis dans leurs manteaux gel�s. Sur la neige, d'autres voitures, une � une, p�niblement, avan�aient. Les b�tes glissaient, tendaient le cou, tandis que les hommes, descendus de leur si�ge, les tenaient � la bride, avec des jurons; et l'on voyait, derri�re les vitres, des figures de voyageurs patients, renvers�s contre les coussins, r�signas � faire en trois quarts d'heure une course de dix minutes. Une ouate �touffait les bruits; seules les voix montaient, dans cette mort des rues, avec une vibration particuli�re, gr�les et distinctes: des appels, des rires de gens surpris par le verglas, des col�res de charretiers faisant claquer leurs fouets, un �brouement de cheval soufflant de peur. Plus loin, � droite, les grands arbres du quai �taient des merveilles. On aurait dit des arbres de verre fil�, d'immenses lustres de Venise, dont des caprices d'artistes avaient tordu les bras piqu�s de fleurs. Le vent, du c�t� du nord, avait chang� les troncs en f�ts de colonne. En haut, s'embroussaillaient des rameaux duvet�s, des aigrettes de plume, une exquise d�coupure de brindilles noires, bord�es de filets blancs. Il gelait, pas une haleine ne passait dans l'air limpide.
Et H�l�ne se disait qu'elle ne connaissait pas Henri. Pendant un an, elle l'avait vu presque chaque jour: il �tait rest� des heures et des heures � se serrer contre elle, � causer, les yeux dans les yeux. Elle ne le connaissait pas. Un soir, elle s'�tait donn�e et il l'avait prise. Elle ne le connaissait pas, elle faisait un immense effort sans pouvoir comprendre. D'o� venait-il? comment se trouvait-il pr�s d'elle? quel homme �tait-ce, pour qu'elle lui e�t c�d�, elle qui serait plut�t morte que de c�der � un autre? Elle l'ignorait, il y avait l� un vertige o� chancelait sa raison. Au dernier comme au premier jour, il lui restait �tranger. Vainement elle r�unissait les petits faits �pars, ses paroles, ses actes, tout ce qu'elle se rappelait de sa personne. Il aimait sa femme et son enfant, il souriait d'un air fin, il gardait l'attitude correcte d'un homme bien �lev�. Puis, elle revoyait son visage en fou, ses mains �gar�es de d�sirs. Des semaines coulaient, il disparaissait, il �tait emport�. A cette heure, elle n'aurait su dire o� elle lui avait parl� pour la derni�re fois. Il passait, son ombre s'en �tait all�e avec lui. Et leur histoire n'avait pas d'autre d�nouement. Elle ne le connaissait pas.
Sur la ville, un ciel bleu, sans une tache, se d�ployait. H�l�ne leva la t�te, lasse de souvenirs, heureuse de cette puret�. C'�tait un bleu limpide, tr�s-p�le, � peine un reflet bleu dans la blancheur du soleil. L'astre, bas sur l'horizon, avait un �clat de lampe d'argent. Il br�lait sans chaleur, dans la r�verb�ration de la neige, au milieu de l'air glac�. En bas, de vastes toitures, les tuiles de la Manutention, les ardoises des maisons du quai, �talaient des draps blancs, ourl�s de noir. De l'autre c�t� du fleuve, le carr� du Champ-de-Mars d�roulait une steppe, o� des points sombres, des voitures perdues, faisaient songer � des tra�neaux russes filant avec un bruit de clochettes; tandis que les ormes du quai d'Orsay, rapetiss�s par l'�loignement, alignaient des floraisons de fins cristaux, h�rissant leurs aiguilles. Dans l'immobilit� de cette mer de glace, la Seine roulait des eaux terreuses, entre ses berges qui la bordaient d'hermine; elle charriait depuis la veille, et l'on distinguait nettement, contre les piles du pont des Invalides, l'�crasement des blocs s'engouffrant sous les arches. Pais, les ponts s'�chelonnaient, pareils � des dentelles blanches, de plus de plus d�licates, jusqu'aux roches �clatantes de l� Cit�, que les tours de Notre-Dame surmontaient de leurs pics neigeux. D'autres pointes, � gauche, trouaient la plaine uniforme des quartiers. Saint-Augustin, l'Op�ra, la tour Saint-Jacques, �taient comme des monts o� r�gnent les neiges �ternelles; plus pr�s, les pavillons des Tuileries et du Louvre, reli�s par les nouveaux b�timents, dessinaient l'ar�te d'une cha�ne aux sommets immacul�s. Et c'�taient encore, � droite, les cimes blanchies des Invalides, de Saint-Sulpice, du Panth�on, ce dernier tr�s-loin, profilant sur l'azur un palais du r�ve, avec des rev�tements de marbre bleu�tre. Pas une voix ne montait. Des rues se devinaient � des fentes grises, des carrefours semblaient s'�tre creus�s dans un craquement. Par files enti�res, les maisons avaient disparu. Seules, les fa�ades voisines �taient reconnaissables aux mille raies de leurs fen�tres. Les nappes de neige, ensuite, se confondaient, se perdaient en un lointain �blouissant, en un lac dont les ombres bleues prolongeaient le bleu du ciel. Paris, immense et clair, dans la vivacit� de cette gel�e, luisait sous le soleil d'argent.
Alors, H�l�ne, une derni�re fois, embrassa d'un regard la ville impassible, qui, elle aussi, lui restait inconnue. Elle la retrouvait, tranquille et comme immortelle dans la neige, telle qu'elle l'avait quitt�e, telle qu'elle l'avait vue chaque jour pendant trois ann�es. Paris �tait pour elle plein de son pass�. C'�tait avec lui qu'elle avait aim�, avec lui que Jeanne �tait morte. Mais, ce compagnon de toutes ses journ�es gardait la s�r�nit� de sa face g�ante, sans un attendrissement, t�moin muet des rires et des larmes dont la Seine semblait rouler le flot. Elle l'avait, selon les heures, cru d'une f�rocit� de monstre, d'une bont� de colosse. Aujourd'hui, elle sentait qu'elle l'ignorerait toujours, indiff�rent et large. Il se d�roulait, il �tait la vie.
M. Rambaud, cependant, la toucha l�g�rement, pour l'emmener. Sa bonne, figure s'inqui�tait. Il murmura:
—Ne te fais pas de peine.
Il savait tout, il ne trouvait que cette parole. Madame Rambaud le regarda et fut apais�e. Elle avait le visage rose de froid, les yeux clairs. D�j� elle �tait loin. L'existence recommen�ait.
—Je ne sais plus si j'ai bien ferm� la grosse malle, dit-elle.
M. Rambaud promit de s'en assurer. Le train partait � midi, ils avaient le temps. On sablait les rues, leur voiture ne mettrait pas une heure. Mais, tout d'un coup, il haussa la voix.
—Je suis s�r que tu as oubli� les cannes � p�che?
—Oh! Absolument! cria-t-elle, surprise et f�ch�e de son manque de m�moire. Nous aurions d� les prendre hier.
C'�taient des cannes tr�s-commodes, dont le mod�le ne se vendait pas � Marseille. Ils poss�daient, pr�s de la mer, une petite maison de campagne, o� ils devaient passer l'�t�. M. Rambaud consulta sa montre. En allant � la gare, ils pouvaient encore acheter les cannes. On les attacherait avec les parapluies. Alors, il l'emmena, pi�tinant, coupant au milieu des tombes. Le cimeti�re �tait vide, il n'y avait plus que leurs pas sur la neige. Jeanne, morte, restait seule en face de Paris, � jamais.
End of the Project Gutenberg EBook of Une Page d'Amour, by Emile Zola *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE PAGE D'AMOUR *** ***** This file should be named 8561-h.htm or 8561-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/8/5/6/8561/ Produced by Tonya Allen, Carlo Traverso, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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